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Comprendre le mépris envers l’asexualité

Essai 20 juin 2022

Si les mots "asexualité" et "acephobie" gagnent en popularité, les limites de ce qu'ils recouvrent (ou non) sont encore mouvantes et souvent mal définies, surtout pour le terme acephobie.

Cet article est donc une proposition de définition et un début de réflexion sur la façon dont certains imaginaires marginalisent l'asexualité, pourquoi ils sont matériellement dommageables pour les personnes identifiées comme asexuelles et en quoi ce mépris est profondément lié à l'hétéro-patriarcat et sa reproduction.

Définitions

Avant toute chose, je tiens à préciser ce que j'entends par asexualité, puisque cela pourra influencer notre définition de "acephobie". La définition la plus courante de l'asexualité recouvre les personnes qui ressentent peu ou pas d’attirance sexuelle envers d’autres personnes. L'emphase est aussi souvent mise sur le fait que l'asexualité est un spectre, à grand renfort de micro-identités appuyant l'idée que ressentir du désir dans certaines circonstances n'empêche pas de se reconnaitre dans la définition de l'asexualité, notamment si celui-ci est rare, particulier, exceptionnel, etc.

Cette exploration subjective appartient à chacun-e et répond à des besoins propres au questionnement, mais pose de véritables soucis de définition. Le problème principal réside dans l'impossibilité de définir clairement qui sont les personnes non-ace puisque la définition de ace comprend des gens qui ressentent du désir, et que la séparation se fait par des critères arbitraires: "peu" ou "rarement". (Lire à ce propos: Asexualité, aromantisme, micro-identités et problèmes de définitions). C'est encore plus compliqué quand il est question des pratiques, puisque la revendication que les personnes aces peuvent être des sujets sexuels enthousiastes revêt, il me semble, une dimension identitaire importante (qui brouille encore plus la limite ace/non-ace).

Je pense que cette zone de gris existe et qu'elle ne remet pas fondamentalement en cause l'existence de l'asexualité et je pense notamment que tous les parcours qui mène à s'approprié l'asexualité sont marqué d'une façon ou d'une autre par l'acephobie, indépendamment des pratiques. Cependant, je constate que cette compréhension subjective et individuelle de l'identité, qui séparerait absolument identité et pratiques ne permet pas de définir clairement la notion d'acephobie, puisque son objet devient multiple et peu clair.

Je définirais donc l'asexualité comme autant de façon de "ne pas le faire" (en référence au travail de Ela Przybylo), c'est-à-dire, exister en tant que sujet qui ne ressent pas de désir. C'est une identité subjective, mais aussi et avant tout sociale. Elle dit quelque chose de notre rapport aux autres. Cette vision sociale et interpersonnelle de l'asexualité implique que l'on peut être perçu-e ace, mais aussi assigné-e à une identité asexuelle, c'est-à-dire que les autres supposent que l'on ne veut/peut pas être un sujet désirant, que l'on est en dehors des possibles sexuels. C'est ce que Eunjung Kim appelle "l'asexualité imposée". Cette désexualisation, indépendamment des pratiques réelles, concerne particulièrement les personnes handicapées mais aussi d'autres groupes minorisés, car désexualiser quelqu'un, c'est le déshumaniser, lui imposer une identité perçue comme une déchéance. Quand l'asexualité est imposée, il n'y a plus vraiment de limite entre célibat, asexualité, aromantisme, virginité, abstinence, frigidité ou impuissance, tous amalgamés (à tort ou à raison). On touche à un même imaginaire avec lequel ou contre lequel se construisent les personnes effectivement aro/aces dans un échange dialectique.

J'adopterai donc cette définition matérialiste de l'asexualité. Il y a l'identité, le ressenti, mais les représentations sociales des personnes comme nous, de leur place dans une société marquée par des rapports de domination (capitaliste, patriarcal, raciste). L'analyse de ce qu'implique être asexuel-le, l'acephobie, est donc nécessairement prise dans l'étude de l'imbrication des différents rapports de domination.

Je tiens enfin à me positionner sur la façon dont je conçois l'aromantisme et ce qui est parfois appelé l'arophobie. Il semble acquis dans les milieux que je fréquente que l'aromantisme ne doit pas être une sous-catégorie de l'asexualité, mais exister en tant que tel comme revendication identitaire. Par conséquent, l'arophobie ne devrait pas être la même chose que l'acephobie. Ces présupposés se basent largement sur le fait que toutes les personnes asexuelles ne sont pas aromantiques (et inversement), et donc que cet amalgame serait dommageable à ces personnes.

Je n'adopterai pas ce point de vu, au vu de la façon dont l'imaginaire autour de la "bonne" (hétéro)sexualité est tout bonnement confondu avec l'imaginaire autour de la "bonne romance". Avoir du sexe, c'est d'ailleurs "faire l'amour". Une personne identifiée comme asexuelle verra sa capacité à être une bonne partenaire romantique remise en cause, et inversement pour une personne aromantique. Comme je l'expliquais plus haut, je pense que l'imaginaire acephobe fonctionne en amalgamant tout (asexualité, aromantisme mais aussi dysfonction sexuelle et abstinence/célibat). C'est bien un seul et même phénomène qui est en jeu et je pense que les séparer nous empêche de les penser correctement.

Typologie de différents discours acephobes


L'hétérosexisme

On définit le plus souvent l'hétérosexisme comme un système de pensée qui va diviser le monde en deux catégories (homme et femme), perçues comme naturelles et complémentaires, et ainsi encourager et valoriser les relations hétérosexuelles en invisibilisant toutes les autres possibilités. Le terme "sexisme" vient appuyer ici la profonde inégalité des attentes dans cette "complémentarité", et la façon dont elle profite aux hommes au détriment des femmes.

L'hétérosexisme n'est pas perçu comme violent par la majorité des gens. Il pourra se loger dans les interactions les plus quotidiennes : des réflexions comme "tu vas avoir beaucoup de succès auprès des garçons" adressées aux petites filles, mais aussi des choses que l'on ne questionne plus comme le fait de séparer hommes et femmes aux toilettes, une pratique justifiée par le fait que "des hommes pourraient profiter de cet espace pour agresser sexuellement des femmes", ce qui présuppose l'hétérosexualité de toustes puisque les agressions entre hommes ou entre femmes ne sont pas envisagées.

L'hétérosexisme structure de façon invisible et quotidienne notre rapport aux autres et nos projections sur elleux, c'est pour cela que l'on parle aussi d'hétéronormativité. Si, comme nous l'avons vu avec l'exemple des toilettes, l'homosexualité est inenvisageable dans une lecture hétérosexiste de la société, l'asexualité et l'aromantisme ne peuvent pas non plus exister.

Il est courant que des personnes aro/aces (comme lesbiennes, gay ou bies/pan) qui annoncent leur orientation sexuelle s'entendent répondre que "c'est sans doute une phase" ou bien qu'iels n'ont pas trouvé "LA personne (qui les rendra hétéro)". Ces discours sont directement issus d'un imaginaire hétérosexiste et sont la base culturelle de l'homophobie/la lesbophobie. Celui-ci pourra s'exprimer de façon bien plus violente dans d'autres contextes.

Il est intéressant de noter que ces discours, bien qu'identiques dans le fond comme dans la forme, pourront à l'usage être tour à tour qualifiés d'acephobes, lesbophobes, homophobes ou biphobes/panphobes en fonction de l'identité de la personne qui les subit. Ces nuances langagières peuvent rendre confuse la compréhension du phénomène plus structurel qu'est l'hétérosexisme.

En bref, l'acephobie est dans ce cas similaire à l'homophobie, la lesbophobie, la bi/panphobie parce que cela remet en cause l'évidence de l'hétérosexualité. Et s'il est vrai que l'asexualité (surtout masculine) peut être amalgamée avec l'homosexualité faute de représentations culturelles claires des hommes asexuels en comparaison avec l'omniprésence de l'homophobie dans les groupes d'hommes, elle pourra être punie par des agressions ou des viols correctifs, où la limite entre acephobie et homophobie n'est ni claire ni pertinente. Je pense néanmoins que c'est une erreur de penser qu'acephobie et homophobie/lesbophobie sont parfaitement identiques, ou fonctionneraient toujours de la même façon. Les imaginaires homophobes et lesbophobes ont des histoires particulières et des enjeux propres qu'il est absurde d'appliquer à l'identique pour l'acephobie que nous tentons de définir. Ainsi, je m'efforcerai dans la suite de cette article de préciser l'origine et le sens que revêtent différentes représentations de l'asexualité et leurs conséquences dans différents discours et violences, mais aussi comment celles-ci seront disjointes ou non d'un imaginaire homophobe, lesbophobe ou bi/panphobe.

La culture du viol

Si l'hétérosexisme a une influence certaine sur la perception et le sens que prend l'asexualité dans les sociétés occidentales, la culture du viol est une autre grande force culturelle à prendre en compte.

La culture du viol, c'est l'ensemble des discours, pratiques et attitudes qui favorisent et encouragent le viol. Parmi ceux-ci, on trouve l'idée que la sexualité trouverait son origine dans une "pulsion" naturelle, plus forte chez les hommes que chez les femmes, et donc que refuser du sexe serait particulièrement frustrant et dommageable pour la personne en demande (ce qui bien sur biaise le consentement). Depuis les années 70 et la révolution sexuelle en occident, la sexualité devient également largement associé à une idée de libération, d'émancipation et de liberté pour les hommes mais aussi nouvellement pour les femmes. Se "découvrir" sexuellement devient un enjeu de bien-être et de développement personnel.

L'asexualité est construite en opposition à cette sexualité positive et toujours désirable. Elle est perçue comme impossible, contre-nature, ou nécessairement rare. Elle serait la conséquence d'une maladie ou d'un blocage, d'un traumatisme sexuel qu'il convient de guérir. Puisque la sexualité doit être considérée comme bonne et toujours plaisante, alors l'asexuel-le doit être triste et frustré-e, et si iel ne l'est pas, c'est qu'iel doit être apathique ou avoir un trouble de la socialisation comme l'autisme. Il est ainsi marquant de constater que les représentations de l'autisme ne mettent en scène quasiment que des hommes asexuels. Cette confusion prend racine dans une approche de l'autisme issue d'une longue tradition psychanalytique, encore très vivace en France. Ainsi, Françoise Dolto définie relie l'autisme à un Œdipe non résolu, c'est à dire, une immaturité affective et sexuelle. Freud n'emploi lui même pas le mot autisme mais "auto-érotique". Ici, la limite entre l'imaginaire acephobe et psychophobe de l'autisme est ténue et c'est quelque chose que l'on ne retrouve pas particulièrement dans l'homophobie/la lesbophobie. (L'essai de Eunjung Kim, L'asexualité dans les récits handicapés aborde plus en détail la porosité entre les imaginaires validistes et acephobes.)

Dans cette culture post-révolution sexuelle et pétri de culture du viol, les personnes asexuelles sont des figures repoussoirs : le puceau tardif, la prude, la frigide, l'impuissant, etc. Ces figures naturalisent du même coup une certaine hétérosexualité pénétrative et la normalisation de la disponibilité sexuelle des femmes. Si hétérosexisme et culture du viol se répondent sur ce point, je pense que c'est bien plus la culture du viol qui instille aux personnes aro/ace une culpabilité tenace et la certitude d'être indésirables, amormal-aux ou cassé-e-s, de rater quelque chose d'incroyable, accessible avec quelques efforts. Ce sentiment viscéral est très récurrent, c'est une conséquence logique de l'intériorisation de la culture du viol en tant qu'asexuel-le : l'acephobie intériorisée.

J'identifie donc deux discours hégémoniques qui sont à la base de la façon dont est perçue et traitée l'asexualité dans la société (l'hétérosexisme et la culture du viol).

L'asexualité du ou de la conjoint-e

Si la culture du viol est un ensemble de discours et de pratiques communes dans toute la société, le couple semble être une institution qui les cristallise de façon particulière, d'autant plus s'il est exclusif et que la "charge" sexuelle ne repose que sur une personne.

L'idée de devoir conjugal n'existe plus de façon explicite dans le droit français, mais continue de faire l'objet de contentieux dans certains divorces parce qu'il existe encore dans l'opinion commune. Le sexe serait le ciment du couple et cela résonne terriblement avec l'acephobie intériorisée des personnes aces, mais aussi paradoxalement celle des gens qui ne le sont pas :

  • Dans un premier temps parce que la peur d'être perçu-e comme ace renforce d'autant plus la pression sur la fréquence et l'épanouissement que sont censés apporter ces rapports (un idéal largement fantasmé)
  • Mais aussi et de façon plus indirecte parce que l'annonce de l'asexualité du ou de la partenaire va être perçue comme un obstacle à son propre épanouissement et comme une "faute" du/de la partenaire ace, qui aurait dû le dire plus tôt ou qui imposerait son asexualité à l'autre en étant qui iel est.

C'est la base d'un type de discours acephobe particulier : l'asexualité en couple, l'asexualité du ou de la conjoint-e. Ces situations fascinent autant qu'elles interrogent et repoussent. La compassion pour la personne non-asexuelle sera valorisée dans la société. On mettra en avant ses besoins "naturels", sa frustration et sa prétendue "misère sexuelle". Le problème sera du coté de la personne asexuelle, qui sera sommée de trouver un compromis, au mépris de ses besoins et de son consentement, et se verra le plus souvent rapidement proposer des solutions pour ne plus l'être.

Je décortique plus en profondeur ce discours dans le cadre du couple hétéro ace/non-ace où l'homme est asexuel dans cet article.

Puisque la société est bien faite, il existe un marché qui se base sur cette peur du manque de désir, de la lingerie aux aphrodisiaques en passant par les sex-toys. Ces accessoires sont souvent proposés comme des solutions miracles, et leur promotion participe souvent directement à cette image de la sexualité post-révolution sexuelle qui libère, émancipe, qui est incroyable et désirable pour toustes (en tout cas, si l'on consomme).

Quand cela ne fonctionne pas, la deuxième option, c'est souvent de "chercher l'aide d'un-e professionnel-le".

La pathologisation

C'est sans surprise cette approche normative similaire qui prévaut en sexologie et en psychiatrie. Si le diagnostic de "trouble du désir sexuel hypoactif" est souvent cité comme LE dernier diag psychiatrisant explicitement une orientation sexuelle, l'idée que l'absence de désir sexuel ou romantique, ou bien le désintérêt pour le sexe ou le couple sont pathologiques traverse en réalité pratiquement tous les diagnostics. Au moins un de ces éléments fait partie des critères de la dépression, de la schizophrénie, du trouble de la personnalité anti-sociale, schizoïde, du spectre autistique et encore bien d'autres. L'asexualité et l'aromantisme ne sont pas perçues comme des états et des rapports à la sexualité parmi d'autres, mais nécessairement comme les symptômes d'un déséquilibre plus profond qu'il convient d'identifier et de soigner.

Extrait du DSM-V concernant le diagnostique de schizophrénie

La pathologisation de l'asexualité et de l'aromantisme est donc structurelle car la culture du viol et l'hétérosexisme sont largement impensés en psychiatrie ou en sexologie, dont le rôle premier reste le rétablissement selon des normes sociales hétérosexuelles et validistes. On peut parler de cette pathologisation comme l'expression d'une acephobie médicale structurelle et profondément ancrée.

Przybylo cite ainsi le travail de Lori Brotto, thérapeute de couple dont l'approche consiste à demander aux femmes aces en couple de se projeter dans des scenarii sexuels pour rendre l'acte "supportable" (puisqu'il est perçu comme indispensable à la survie du couple, qui est le but de la psychothérapie). Des approches médicamenteuses existent également, qu'elles soient hormonales ou par des dérivés du viagra. Il n'est pas rare non plus que la masturbation soit très encouragée par des professionnel-le-s de santé, toujours dans cette idée que le "rétablissement", c'est retrouver une sexualité hétérosexuelle et pénétrative "normale" et enthousiaste, donc ne plus être asexuel-le.

Toutes ces pratiques ont des conséquences désastreuses sur les personnes asexuelles et aromantiques puisque ce n'est pas une question de volonté. Elles tendent à renforcer et valider le sentiment de culpabilité induit par l'acephobie intériorisée, d'autant plus qu'elles sont mises en place par des figures d'autorité. Cela nie la réalité des besoins et des limites induites par l'asexualité et l'aromantisme au profit du/de la partenaire, ce qui expose encore plus les personnes asexuelles aux abus conjugaux comme les viols correctifs, qui deviennent ni plus ni moins LA "thérapie".

Selon le LGBT Survey de 2018, au Royaume-Uni, 10% des personnes asexuelles se sont vu proposer ce type de thérapie de conversion, dans un cadre médical dans la large majorité des cas. Les stratégies d'évitement que mettent en place les personnes aro/ace face à cette pathologisation représentent également un grand problème pour nos communautés quand elles sont mises en perspective avec le fait que 15% des personnes aces ont déjà tenté de se suicider, et qu'une majorité ont déjà eu des pensées suicidaires. C'est un cercle vicieux.

On peut enfin souligner que les enjeux autour de la pathologisation de l'asexualité et de l'aromantisme sont très différents de ceux autour de la pathologisation de l'homosexualité et de la transidentité, déjà par le fait qu'il n'y a pas qu'un seul diagnostic concerné parce que cette pathologisation est bien plus structurelle dans l'institution, mais aussi parce que les imaginaires charriés par lesdits diagnostics sont très différents. L'autisme, le fait d'être anti-social ou frigide pour les aro/aces, la perversion ou le délire pour les personnes LGBT. Cette différence de perception explique la surexposition des aro/aces à certains types de violences, notamment sexuelles ; là où iels sont moins concerné-e-s par les violences physiques, punitions ou réactions au prétendu danger que représenterait une personne perverse ou délirante.

Les parentalités asexuelles

Là où l'asexualité de son/sa partenaire fait l'objet d'une peur et d'un rejet, les parentalités asexuelles sont tout simplement un impensé.

Renvoyées à l'idée d'une impossibilité biologique "naturelle", la conquête de droits facilitant l'existence de ce type de famille peut faire l'objet de paniques morales comme ici pendant le vote de la loi bioéthique de 2019 (qui a néanmoins ouvert la PMA aux personnes célibataires). Comme dans les discours homophobes/lesbophobes, l'"intérêt de l'enfant" serait incompatible avec l'asexualité d'un ou des parents.

La contagion asexuelle

La dernière catégorie de discours acephobe que je mentionnerai est en fait une déclinaison de rhétoriques conspirationnistes anti-LGBT bien connues : celle d'un lobby coordonné qui chercherait à rendre les enfants asexuels. La contagion asexuelle est parfois reliée à l'idée de "contagion trans" comme dans cet exemple :

Un tweet de Yasmine Benoit (militante asexuelle britannique) parle de l'association LGBTIA Stonewall qui est à l'initiative d'une grande enquête sur les droits asexuels. Une personne quote retweet : "Stonewall force ce sujet parce qu'ils savent que ce qu'ils appellent soin pour l'affirmation de genre laisse souvent le corps des victimes avec une dysfonction sexuelle. Ce scandale sanitaire terrible et horrifiant est possible à cause de gens comme Yamin".

Ces discours sont révélateurs de la façon dont le regard transphobe désexualise les corps trans, et comment cela est perçu comme monstrueux dans un imaginaire acephobe qui, comme défini plus haut, est conçu comme un continuum entre mépris et dégout de l'asexualité, l'aromantisme, de l'abstinence, du célibat et de la dysfonction sexuelle.

On trouve d'ailleurs un échange révélateur dans les réactions à ce tweet. Une personne pro-asexualité soulève que les personnes asexuelles peuvent être "sexuellement fonctionnelles" , là où l'auteur du tweet d'origine répond que ce n'est pas la question :

Effectivement, pour une personne acephobe, la dysfonction sexuelle amalgamée à la transidentité est aussi monstrueuse que l'asexualité. L'asexualité ne serait qu'un "mythe" que se racontent les personnes pour mieux vivre ce qui est considéré comme une déchéance ou un déni de ses fonctions "naturelles". L'imaginaire acephobe méprise autant l'absence de désir que la non-sexualité. Il est inutile et contre-productif de mettre en avant les aces sex-positifs et aptes sexuellement en pensant "rassurer", c'est une politique de respectabilité qui ne fonctionne pas.

Dans des versions moins explicites, on pourra aussi retrouver cette forme d'acephobie dans l'idée que si l'on parle trop d'asexualité, on peut induire des gens en erreur sur leur identité, parce qu'il est normal d'avoir des variations de libido/de désir. Cet argument existe aussi sous une forme plus "militante" concernant les groupes dont la sexualité est stigmatisée, et pour qui l'asexualité serait un placard, le résultat de l'oppression et de la honte. Ce dernier argument peut sembler convaincant, puisqu'il  identifie des phénomènes réels comme le traumatisme sexuel, racial, l'homophobie, la transphobie etc. et leurs conséquences sur la sexualité des personnes, mais il vise selon moi à tort l'asexualité, qui n'en est pas la cause mais la conséquence.

Ces rhétoriques, dans leur forme classique ou "militante", existent avant tout parce que l'asexualité reste difficilement imaginable pour le grand publique, ou en tout cas beaucoup moins que le traumatisme, abstinence religieuse ou le "célibat involontaire" que revendique les masculinistes. Si les personnes qui tiennent ces discours pourront concéder que l'asexualité existe (bien que rare), elle sera toujours opposée à une asexualité qui serait construite (celle des gens induit-e-s en erreur). Là où, dans une approche matérialiste, la sexualité n'existe pas en dehors de la société et est toujours influencée par la culture et la vie de la personne: séparer les deux est un non sens. Au final, cette rhétorique repose sur le présupposé que se définir asexuel-le serait dommageable en soit, ce qui est difficilement tenable sinon en avançant que l'asexualité serait un problème, triste ou extrême.

Enfin, le problème de fond de ce raisonnement, c'est surtout qu'il sous-entend aussi que les asexuel-le-s doivent être minoritaires et invisibles, parfois couplé avec des variations de la rhétorique homophobe/lesbophobe selon lesquelles l'humanité pourrait cesser d'exister si tout le monde était asexuel. Bref, dans cette rhétorique, penser être asexuel-le n'est pas naturel et doit être le fruit d'une erreur, de l'oppression et/ou d'un endoctrinement. C'est une rhétorique qui réactive le mythe de la contagion sociale, surtout qu'elle dépeint la sexualité des gens comme "fragile". Elle admet que beaucoup de gens pourraient être qualifiés d'asexuels à certains moments de leur vie, mais s'y refuse par principe. Parce qu'une libido ou un désir bas, c'est une libido ou un désir qui va remonter à un moment ou à un autre, ce qui est déjà une croyance sur comment devrait être la sexualité.

Conclusion

L'acephobie est un hétérosexisme particulièrement lié à la culture du viol. Elle construit un certain nombre de figures repoussoirs à la masculinité/féminité déviante : le puceau tardif, la frigide, la prude, la folle à chat, l'impuissant. Elle pourra être similaire dans son expression à l'homophobie ou au sexisme, mais également au validisme et à la psychophobie, car l'acephobie trouve aussi sa source dans la diabolisation de l'autisme et de la dysfonction sexuelle. Le regard pathologique porté par les sexologues et les psychiatres sur les asexuel-le-s a des implications concrètes sur la prise en charge de ces dernier-e-s : diagnostics non consentis, psychiatrisation, médication inutile, prise en charge qui s'apparente à des thérapies de conversion. L'acephobie médicale se prolonge et trouve sans doute une de ses expressions les plus traumatisantes dans le couple où elle légitime et excuse le harcèlement et le viol correctif.

Lutter contre la culture du viol, c'est dédramatiser l'asexualité et l'aromantisme. C'est assumer que cela peut concerner tout le monde (et sans doute plus de personnes qu'on ne le pense) et que c'est une variation dans la sexualité humaine qui n'est pas intrinsèquement mauvaise. Lutter contre la culture du viol, c'est dire que la sexualité peut être violente, particulièrement pour les femmes, et qu'on a le droit de faire autre chose si l'on est traumatisé-e, et que ça ne dit rien sur notre valeur en tant que victime ; que guérir, ce n'est pas être de nouveau sexuellement actifve pour le plus grand plaisir de notre partenaire. En ce sens, la lutte contre l'acephobie est une lutte féministe. La lutte contre l'acephobie remet aussi en cause la naturalité et la prétendue complémentarité de l'hétérosexualité, elle est donc aussi une lutte queer. La lutte contre l'acephobie questionne les diagnostics et les pratiques psychiatriques, leur rôle dans le maintient de systèmes de domination, ce que sont les critères et les priorités dans un rétablissement, en ce sens, c'est aussi une lutte anti-psychiatrie.

L'acephobie soutient et se mélange à d'autres systèmes de domination comme le validisme, le sexisme, le racisme, la transphobie et l'intersexophobie, car la domination impose souvent aux populations minorisées des identités asexuelles, souvent paradoxalement connexes à une hypersexualisation, qui les marginalisent encore plus. La façon dont peuvent être rejeter l'asexualité et l'aromantisme parmi ces populations est à mettre en perceptive avec cette état de fait, mais devrait nous inciter à mieux comprendre et intégrer que l'asexualité n'a pas le même sens pour un personne blanche, que pour une personne racisée, pour une personne cis que pour une personne trans etc. La lutte contre l'acephobie doit être pensée de façon intersectionnelle.

Cet essai était une tentative de mise à plat des discours et pratiques issues de certains imaginaires, en les regroupant sous le terme d' "acephobie". Cette analyse n'est sans doute ni parfaite ni définitive, mais elle est une modeste contribution à la réflexion collective sur les problèmes que rencontre les aro/aces, étape indispensable avant de réfléchir aux solutions militantes et politiques à y apporter via les espaces militants, queer et féministes.

Mots clés

Al Loustoni

iel/ellui Punk psychédélique exilé-e à la campagne. insta: @al_loustoni