illustration par Freaks

L'asexualité dans les récits handicapés

Traduction 8 août 2021

Texte original: http://www.pinktherapy.com/portals/0/CourseResources/AsexualityandDisability-2011-Kim.pdf

Autrice: Eunjung Kim

Traducteurice: Al Loustoni

Cet essai a été mis en page pour être imprimable sous forme de fanzine, vous pouvez vous procurer le pdf imprimable via ce lien: https://www.cjoint.com/c/LDijP6xA2DH


Résumé

Cet essai explore les contraintes normatives qui régulent la sexualité des personnes handicapées et son articulation avec l'asexualité à travers les récits de personnes handicapées. Alors que l'asexualité a été constamment critiquée comme un mythe dommageable et imposé aux personnes handicapées, les personnes handicapées qui se définissent ainsi soulignent l'intersection indissociable entre la normalité et la sexualité. Les rhétoriques associées aux identités handicapées et asexuelles se répondent et démontrent que l'asexualité n'est pas quelque chose à éliminer ou à guérir, mais une façon de vivre sa sexualité qui peut changer ou non. Les minorités désexualisées revendiquant des droits ciblent à tort l'asexualité et légitiment l’idée d’un désir sexuel universel et immuable. L'asexualité, la désexualisation imposée socialement et structurellement est différente de l’identité asexuelle, des perspectives qu’ouvre le fait de se définir en dehors de la sexualité.

L'Asexualité dans les récits handicapés

Dans sa deuxième autobiographie sur sa vie en tant qu’autiste, Somebody Somewhere (1994), Donna Williams parle de son asexualité, qu’elle décrit comme le manque de sexualité. Elle explique comment elle a appris à feindre le désir charnel et à faire du sexe sans avoir aucun désir car elle avait intégré l’idée communément admise selon laquelle «ne pas avoir de désir sexuel est parfaitement anormal» et craignait que d’autres personnes découvrent qu’elle était asexuelle (Williams, 1994 : 217). Pour elle, apprendre à être active sexuellement était une extension du fait d’avoir appris à être sociale afin d’amoindrire ses différences liées à l’autisme. Williams explique qu’elle ne fait plus semblant d’avoir du désir sexuel : «Ça ne m’intéresse pas. Je ne me retiens pas. Je pense qu’il est plus normal d’admettre un manque de sentiments et d’intérêt que de prétendre en avoir» (1994 : 218). Elle affirme avec conviction : «L’asexualité n’a rien à voir avec la frigidité, le célibat ou l’homosexualité», et ajoute : «Les gens connaissent l’homosexualité, la peur d’avoir des rapports ou le choix de ne pas en avoir, mais ils ne peuvent pas imaginer l’absence d’envie. De toute façon, ils ne peuvent pas imaginer cela comme un état normal et personne n’en parle parce que si on ne désire pas, ça signifie qu’il y a quelque chose d’encore plus anormal» (218).

Je vais maintenant aborder le récit d’une autre femme, handicapée physique, qui écrit sur son plaisir et sur une sensualité qui n’est pas sexuelle. «Confessions of a sensuous spinste « (1999) est parue dans le magazine américain pour personnes handicapées New Mobility : The Magazine for Active Wheelchair Users. Afin de rester anonyme, l’autrice prend le surnom « Miss Jane». Miss Jane est une femme que l’on qualifie de «Crip» (NDT: on pourrait traduire Crip par «estropité-e», c’est une insulte visant les personnes visiblement handicapées physiques.) et dont l’identité handicapée prend une part importante dans sa vie. Elle ouvre l’essai en se définissant comme célibataire: «J’ai plus de 40 ans et je suis vierge. Je suis sérieuse. Je n’ai jamais eu de relations sexuelles. Pas de rapports sexuels. Pas de préliminaires. Pas d’autres actes et pratiques connexes. Pas de bisous. Pas de rencontres. Pas de flirt. Rien. Jamais. Elle dit: «Eh bien, franchement, j’ai toujours eu du mal à voir de quoi il s’agissait: quelque chose que l’on n’a jamais eu ne manque que rarement». Consciente de la façon dont les lecteurices pourraient la juger négativement, Miss Jane affirme qu’elle s’adonne à certains plaisirs, mais pas sexuels. Elle rappelle aux lecteurices que la sensualité ne doit pas être uniquement sexuelle, elle explique que ce plaisir non-sexuel est possible uniquement en raison de son handicap. Elle perçoit sa routine quotidienne, quand elle se prépare avec un auxiliaire de vie, comme une expérience agréable et «un merveilleux luxe quotidien», «Il y a mille façons pour un-e célibataire de contenter ses sens : Enveloppez sa peau de tissus délicieux, la chaleur du soleil, s’asseoir tranquillement dans un vent fort, se mettre à l’ombre … Nous sommes tombé-e-s dans le mythe selon lequel un seul type de plaisir est vraiment satisfaisant». Être «désirant-e sexuellement» signifie être «normal-e», un terme auquel elle ne s’associe pas, car elle considère son handicap comme une source de fierté. Ne pas avoir de désir sexuel n’exclut pas la sensualité, l’intimité, le plaisir ou même des pratiques qui pourrait être perçues comme sexuelles[1].

Dans les récits de Donna Williams et de Miss Jane, l’asexualité, le célibat, l’injonction à la sexualité, le handicap et les rôles de genre semblent s’entremêler si bien qu’il est difficile de les délimiter clairement. Je trouve que leurs écrits dépassent de manière critique le point de vue valide sur la sexualité à travers le handicap de chaque autrice et de leurs expériences distantes par rapport à la sexualité. En explorant cet entremêlement, cette transgression, j’examine les limites et les possibilités de l’asexualité dans les récits de la sexualité des personnes handicapées. Je considère, en outre, l’émergence de l’asexualité en tant qu’identité, ainsi que les stratégies de non-identification
sexuelle, qui permettent de revendiquer une identité en opposition à ce que l’on n’est pas. Bien que l’asexualité ait été constamment dénoncée comme un mythe dommageable imposé aux personnes handicapées, les personnes handicapées se définissant ainsi soulignent l’intersection indissociable entre la normalité et la sexualité. En pensant ensemble le handicap et l’asexualité, je refuse la tendance à nier tout lien par peur que la stigmatisation associée à l’un puisse s’attacher à l’autre. Examiner comment l’asexualité et le handicap se croisent peut s’avérer utile pour comprendre les discours imbriqués de la normalité, de la sexualité, des corps valides et de l’hétéronormativité. Mettre en lumière les vécus asexuels et handicapés peut révéler comment des mécanismes de désexualisation similaires se retrouvent dans des contextes spécifiques dans les caractéristiques de certains autres groupes comme les femmes, les personnes âgées, les personnes transgenres et les minorités ethniques.

Dans cet essai, j’utilise le terme « asexualité » pour désigner au sens large une absence de désir, de réponse biologique ou d’engagement sexuel interpersonnel enthousiaste (ou un désir, une réponse, un engagement jugé insuffisant). Par conséquent, cela n’exclut pas nécessairement le célibat et l’auto-érotisme, si on les considère d’un point de vue comportemental. L’asexualité dépend de la limite entre ce qui est considéré comme sexuel ou pas dans certains contextes historiques, sociaux et culturels, dans des limites normatives définies par la médecine. C’est donc aussi un concept ou une position qui s’éloigne de l’idée d’une sexualité naturelle, ainsi que des savoirs et du langage qui mettent la sexualité en discours (Foucault, 1990 [1978] : 11)[2]. Historiquement, le handicap a été défini par des «défauts» et des «troubles» qui présupposent un corps humain anatomiquement standardisé et normalisé avec certaines fonctions et une anatomie spécifique. Ainsi, le handicap dépend de catégories idéologiques, sociales et médicales qui déterminent ce qui constitue un corps, une capacité, un trait et une performance moyennes, et ces catégories se chevauchent souvent avec le domaine de la sexualité. J’explore comment les frontières autour du «normal» et du «sexuel» sont mutuellement constitutives et je considère comment, dans les contextes occidentaux, les personnes handicapées en sont venues à avoir une relation unique avec l’asexualité : à cause des rhétoriques correctives (NdT: à l’encontre des personnes asexuelles) mobilisées par les mouvements de défense des droits des personnes handicapées contre la présomption d’asexualité et la longue histoire de leur désexualisation, les personnes handicapées asexuelles sont souvent invisibilisées.

Désexualisation et asexualité imposée

Dans les études occidentales sur la sexualité des personnes handicapées, le terme «asexualité» est apparu dans les années 1960, associé négativement au handicap et à la vie des personnes handicapées (Garland-Thomson, 1997 ; Gill, 1996 ; Hahn, 1981 ; Nigro, 1975 ; Siller, 1963). Dans The Sexual Politics of Disability: Untold Desires (1996), Tom Shakespeare, Kath Gillespie-Sells et Dominic Davies expliquent que l’asexualité est un stéréotype accolé aux personnes handicapées, considérées comme en dehors des possibles sexuels, sans libido «Tout comme les enfants ne sont pas supposés avoir de sexualité, les personnes handicapées se voient également refuser la capacité d’être portées sur le sexe» (1996 : 10) – elles remettent en question ce lieu commun[3]. C’est pourquoi de nombreux universitaires et militant-e-s font le constat que la société valide et les médias traitent généralement les personnes handicapées comme des objets asexués; dans un effort pour garantir aux personnes handicapées le droit d’être des sujets sexuels et de pouvoir le dire, iels rejettent l’asexualité et la relèguent au rang de mythe (Fine et Asch, 1988 ; Hahn, 1988 ; Shuttleworth et Mona, 2002 ; Waxman et Finger, 1989).

Dans leur essai le plus connu Disabled women: The myth of the asexual female, Corbett Joan O’Toole et Jennifer L. Bregante soulignent que le handicap et la sexualité sont vus comme des concepts incompatibles, «le premier excluant automatiquement le second» (1992 : 273). Elles relient le mythe de l’asexualité des femmes handicapées au déni de leur genre féminin par la société et affirment que «les personnes handicapées ont des vies sexuelles actives» (279). Maureen Milligan et Aldred Neufeldt soutiennent que le handicap n’amoindrit pas «les pulsions sexuelles ou le désir d’amour, d’affection et d’intimité» (2001 : 92). Bien que des activistes handicapé-e-s reconnaissent que certaines personnes handicapées mènent des vies sans sexe, iels affirment qu’un tel choix tient d’une prophétie auto-réalisatrice et d’un rejet intériorisé (Yoshida, 1994) car iels supposent que leur asexualité est révélatrice du fait qu’elles ont accepté de s’interdire la sexualité. Les spécialistes du handicap contestent à juste titre la conception omniprésente et préjudiciable selon laquelle l’asexualité est inévitable pour les personnes handicapées (non-asexuelles). Les militant-e-s handicapé-e-s prenant part aux mouvements sexo-positifs dénoncent souvent le stéréotype des personnes handicapées asexuelles et revendiquent que «nous sommes des êtres sexuels, nous aimons le sexe et nous devons pouvoir avoir des relations sexuelles». Cependant, l’affirmation selon laquelle toutes les personnes handicapées ont du désir sexuel nie le fait que l’asexualité puisse être vécue positivement par n’importe quel sujet handicapé, illustrant la tendance à généraliser négativement l’asexualité comme étant contre-nature et même impossible. Insister sur le fait que le désir sexuel est naturel pour les personnes handicapées fait paraître «anormales» les personnes qui ne ressentent pas de désir sexuel. Kaz, une blogueuse qui se définit comme autiste et sur le spectre de l’asexualité, illustre qu’il est difficile de se faire accepter dans ces communautés (NdT: en étant asexuel-le) : «Le fait de dire que je suis asexuelle dans la communauté handi peut être interprété comme une confirmation, un renforcement de ces stéréotypes, ce qui a tendance à mettre les gens en colère» (2009).

Il ne fait aucun doute qu’il est problématique pour les personnes handicapées que la société présuppose leur asexualité, là où elles ont une variété d’orientations, asexuelles ou non. Lorsque les personnes handicapées sont considérées comme asexuelles par la société valide, cette asexualité imposée repose souvent sur l’impression qu’elles sont indésirables, qu’elles ne sont pas aptes au mariage, à tout autre compromis sexuel et à la reproduction, qu’elles n’ont pas accès à l’assistance sexuelle, à la contraception et à l’éducation sexuelle, et qu’elles n’ont pas droit à un espace privé dans et hors des institutions (Wilkerson, 2002). Ce statut d’asexuelles qui leur est imposé renforce les obstacles physiques, sociaux, communicationnels et économiques à l’exercice de leurs droits sexuels (NdT: dans cet essai, «droits sexuels», sexual rights, traduit l’idée de ne pas être symboliquement exclu-e-s des possibles sexuels ni être fétichisé-e-s, mais également l’idée de droits reproductifs). La fréquence à laquelle les femmes handicapées sont victimes de violences sexuelles est utilisée pour justifier de leur interdire toute sexualité au nom de leur protection et de leur sécurité, alors que la racine de la violence elle-même n’est pas remise en cause. La rhétorique de l’asexualité (des personnes handicapées) justifie le contrôle reproductif par la stérilisation chirurgicale ou pharmaceutique non consentie[4], y compris via des traitements visant à supprimer les menstruations parce que le fonctionnement reproductif des femmes est jugé inutile et gênant pour les personnes qui s’en occupent.

Dans l’histoire contemporaine des pratiques oppressives, la figure de la femme handicapée physique asexuelle et celle, connexe, de la femme handicapée cognitive hypersexuelle (qui coexistent souvent de manière paradoxale avec une asexualité enfantine) n’est pas suffisante pour expliquer entièrement les efforts continus pour supprimer tout signe de sexualité des femmes handicapées. Dans certains contextes, l’asexualité n’est pas seulement une hypothèse mais aussi un impératif moral : les personnes handicapées doivent être asexuelles. Comme le souligne Carrie Sandahl, «Tandis que le regard diagnostique porté sur les corps queer permet de détecter les symptômes d’une «sexualité malade», le regard diagnostique porté sur les corps handicapés tend à nier la sexualité» (2003 : 46). Cette négation produit la présomption sociale et institutionnelle de l’asexualité des personnes handicapées quel que soit leur orientation sexuelle. Cette généralisation de l’asexualité doit être distinguée d’une identité asexuelle incarnée, d’une perspective qui désidentifie, éloigne la personne de la sexualité. La désexualisation est un processus qui distingue sexualité et corps handicapés, la rendant non pertinente et incompatible avec eux parce que les personnes handicapées sont censées être indésirables dans la société et parce que le handicap est censé entraîner une incapacité sexuelle. En outre, la désexualisation fait référence au processus continu d’une mise à distance entre la sexualité et les personnes handicapées par la crainte de la reproduction et de la contamination du handicap. Plus encore, la désexualisation se produit lorsque l’assistance sexuelle et l’accès aux milieux sociaux et à la communication sont interdits.

Margrit Shildrick (2007) explique que la désexualisation touche les personnes handicapées à tous les stades de leur vie : les enfants handicapés peuvent être dispensés de cours d’éducation sexuelle ; les adolescents handicapés peuvent voir leurs rencontres sociales étroitement surveillées par des professionnels et leurs parents pour leur protection, et les établissements de soins de santé leur sont souvent peu accueillants, voire inaccessibles ; les adultes handicapés sont infantilisés et jugés incapables de faire leurs propres choix en terme de sexualité ; et la personne handicapée sexuellement active est perçue comme honteuse ou dégoûtante. En raison de leur distance avec la sexualité, la participation des personnes handicapées aux institutions hétéronormatives telles que le mariage et la parentalité est considérée comme exceptionnellement triomphante - tout autant qu’elle est interdite. Le processus de désexualisation est rigide et complexe, il révèle que les personnes handicapées n’ont pas été appréhendées comme simplement asexuelles - si elles l’avaient été, aucune désexualisation active n’aurait été nécessaire. En plus de leur «indésirabilité», les sexualités supposées «déviantes» et «excessives» justifient également ce processus. Alison Kafer explique que cela nécessite un déni fort et constant : «Les hypothèses médicales et populaires selon lesquelles les personnes handicapées sont asexuelles contribuent au discours sur la sexualité et le handicap - si la sexualité des personnes handicapées peut être niée dans ces conversations, elle l’est de manière forte et répétée, et non silencieuse» (Kafer, 2003 : 85). Cette asexualité présumée n’est pas une conséquence naturelle du handicap ; elle est plutôt le résultat d’un processus de désexualisation appliqué et maintenu en permanence. La désexualisation produit une forme d’objectivation et de déshumanisation qui nie l’humanité des personnes handicapées, car on considère qu’il est acquis que tout corps normal - et donc «tous» les êtres humains - ont des «pulsions» sexuelles.

Je fais ici la différence entre l’hypothèse, l’évidence sociale de l’asexualité des personnes handicapées et le sentiment agentique, interne d’être asexuel-le (ou de vivre sans sexualité interpersonnelle) mis en avant dans les récits de Williams et de Miss Jane. Les descriptions stéréotypées de l’asexualité des personnes handicapées ne doivent pas être confondues avec l’asexualité en tant qu’identité incarnée. Le fait que l’asexualité des personnes handicapées soit un mythe qui aplatit la diversité des sexualités des personnes handicapées n’implique pas que l’asexualité elle-même peut être simplement disqualifiée, qualifiée de mystification. Plus spécifiquement, pour les personnes handicapées, les généralisations sur l’asexualité constituent une barrière à l’expression de leur orientation sexuelle, car lorsque tout le monde est supposé être asexuel-le, il n’y a pas de place pour une existence asexuelle, sauf en tant que produit d’une société oppressive. Lorsque l’asexualité n’est considérée que comme un manque de pouvoir, la sexualité devient rapidement un mécanisme de normalisation qui s’appuie sur son pouvoir pour construire et aliéner les corps asexuels. Il est important de noter que je n’argumente pas sur la désexualisation en partant du principe que toutes les personnes ont du désir sexuel par nature. Anne Fausto-Sterling (2000) explique que les «vérités» sur la sexualité humaine sont créées par les chercheurs et biologistes. Elles sont une composante des luttes politiques, sociales et morales de nos cultures, économies, et s’incarnent en même temps dans notre physiologie. La sexualisation est également un processus qui permet et construit le sexe et la sexualité par le biais de dispositifs socioculturels effectifs depuis une position privilégiée de personne valide. Foucault nous rappelle qu’ «Il ne faut pas placer le sexe du côté de la réalité, et la sexualité du côté des idées confuses et des illusions ; la sexualité est une formation historique bien réelle ; c’est elle qui a donné naissance à la notion de sexe, comme élément spéculatif nécessaire à son fonctionnement». Ainsi, il note que lorsque nous refusons la notion de sexualité, «nous rejoignons la contre-attaque [...] [elle] ne doit pas être le désir sexuel, mais les corps et les plaisirs» (Foucault, 1990 [1978] : 157). Cette compréhension nous permet de réinterpréter l’asexualité non pas comme une déviance pathologique, une perception erronée ou un produit de l’oppression, mais comme une source de vie, de plaisirs, de connaissances et de subjectivités différentes.

Bien que la désexualisation des personnes handicapées dans la société doive être remise en question, mais pas pour des raisons que identitaires ou liées aux plaisirs asexuels, les récits de Williams et de Miss Jane démontrent que les réponses sociales apportées au handicap et même aux caractéristiques biologiques et neurologiques de leur handicap façonnent de manière significative leur vie en tant qu’asexuelles. Williams et Miss Jane réfléchissent aux «causes» de leur asexualité et à leur relation au handicap. Williams déclare : «Je ne savais pas pourquoi la sexualité ne me disait rien. Cela aurait pu résulter d’un abus, d’un traumatisme, ou de mon autisme. Tous ces facteurs ont probablement joué un rôle» (1994 : 218). Miss Jane reconnaît également que sa chasteté est «le produit de l’oppression, des stéréotypes culturels et de toutes sortes de maux». Cependant, ni l’une ni l’autre ne perçoit sa vie sans sexe comme quelque chose devant être corrigé. Williams explique que «les causes ne sont pas importantes. C’est la mise en récompense par la société des expressions d’intimité avec d’autres personnes qui est en cause» (1994 : 218). Elle estime qu’identifier l’asexualité comme source du problème n’a pas de sens ; le véritable problème est l’incapacité de la société à accepter l’absence de désirs sexuels. Miss Jane offre une description complexe de sa vie asexuelle telle qu’elle est produite par son environnement social, la politique, ses expériences et son handicap. Elle s’est “enfermée” dans cette voie parce qu’elle n’avait pas d’entourage crip adulte, positif et informé sur le mouvement des droits des personnes handicapées, qui aurait pu lui montrer des expériences positives avec la sexualité. Miss Jane interprète sa vie asexuelle comme le résultat de l’oppression et du handicap lui-même, mais elle considère que son mode de vie actuel n’est ni préjudiciable ni négatif, et qu’à l’inverse il la valorise. Même si son asexualité est associée à la pathologie, au manque d’expériences sexuelles positives autour d’elle et à la stigmatisation due au handicap, elle ne considère pas l’asexualité comme moins valable que les autres formes de sexualité ; en fait, elle relie asexualité et fierté handicapée : Miss Jane voit son handicap comme une transformation du soi, et non comme une dégradation ou un défaut. C’est une transformation qui lui permet de se construire une vie différente. L’asexualité et le handicap deviennent ensemble les sources de cette vie - une vie sans doute difficile à imaginer pour les personnes valides ayant une vie sexuelle active, mais familière pour certaines personnes handicapées abstinentes. Elle affirme : «Je connais suffisamment bien mon corps et ma nature hédoniste pour savoir que le plaisir sexuel est quelque chose que je pourrais apprécier grandement. L’idée de donner du plaisir, tout en le recevant, est certainement séduisante. Ce n’est néanmoins pas une nécessité». L’attitude dépassionnée de Miss Jane à l’égard de la sexualité est valorisante, car la sexualité ne peut plus être utilisée pour juger de sa qualité de vie, comme cela arrive souvent aux personnes handicapées. Elle est, pour sa part, fatiguée des gens qui essaient de lui apprendre comment se comporter sexuellement pour être sauvée de l’asexualité, Williams affirme que de nombreuses personnes asexuelles qui n’acceptent pas leur différence vivent le mensonge quotidien selon lequel «se laisser violer est une expression d’ «amour» et que l’acte lui-même est «censé» être la preuve» que l’on «vaut quelque chose» (1994 : 219). Williams désigne le sexe sans désir par l’expression «se laisser violer», un terme qui montre clairement le degré de coercition sociale et de violence qu’elle a subi lorsqu’elle avait une vie sexuelle active. Elle déplace également le critère de définition du viol d’une focalisation sur le consentement à une réflexion complexe sur la motivation, le plaisir et l’injonction à la sexualité à laquelle s’ajoute le capacitisme (McRuer, 2006). Les récits de Miss Jane et de Williams suggèrent tous deux qu’elles ne considèrent pas que l’asexualité soit un problème en soit ; c’est plutôt l’attente sociale que tout le monde ait une vie sexuelle active qui les oppresse. L’asexualité est une construction complexe qui donne lieu à différentes perspectives et invite à reconsidérer la capacité physique et la centralité de la sexualité. Ainsi, les représentations asexuelles et handicapées persistent et rendent visibles les processus et appareils de sexualisation et de désexualisation.

Intégrer les récits de Donna Williams et de Miss Jane dans la théorisation de l’asexualité est une démarche complexe et difficile. Dans son quatrième mémoire, Everyday Heaven (2004), Donna Williams parle de son éveil sexuel et de son expérience du «désir sexuel pur», au-delà de simples expérimentations et de l’accommodation. De la même façon, Miss Jane parle d’étouffer par réflexe ses pulsions sexuelles chaque fois qu’elles se manifestent ; elle décrit sa rencontre avec un homme et imagine qu’elle pourrait avoir une relation sexuelle avec lui, mais pense que «la relation ne peut en aucun cas évoluer». En d’autres termes, on peut aussi appréhender ces histoires comme autant de preuves mettant en cause l’auto-identification asexuelle de ces femmes, nous conduisant à les considérer comme sexuellement refoulées. Cependant, mon analyse ne se concentre pas sur le fait de déterminer leur orientation sexuelle, de savoir si elles sont asexuelles ou non. Elle ne conçoit pas non plus l’asexualité comme un état intrinsèque, immuable, sans lien avec d’autres contextes. Ce qui est important ici dans l’exploration de la relation entre asexualité et handicap, c’est que ces femmes tentent de dénaturaliser l’évidence de la sexualité pour accéder au plaisir et résistent à l’hypothèse selon laquelle avoir des relations sexuelles est une condition préalable obligatoire pour être normale. En d’autres termes, la sexualité rend une personne normale et devient une composante nécessaire de la réhabilitation ou de la santé pour quelqu’un qui présente l’«anomalie» de l’asexualité. Williams affirme que la sexualité constitue la normalité, et que son absence rentre dans l’anormalité. Lorsqu’une personne autiste est asexuelle, il semble qu’il y ait une forte pression à ce qu’elle devienne sexuellement active, comme un moyen d’être pleinement intégrée ; être sexuellement active est un registre social, ce qui, dans ce cadre, fait partie de la normalité. Pour Williams, être sexuellement actifve - qu’on soit homosexuel-le ou hétérosexuel-le - est inextricablement lié au fait de devenir social-e et de passer pour valide. Lorsqu’elle est comprise comme une identité incarnée et un fondement épistémologique, l’asexualité permet d’examiner comment la sexualité est construite et comment l’anormalité de son absence régit les corps valides et handicapés.

Tout comme la notion de handicap repose sur la notion de normalité, l’asexualité dépend de ce que la sexualité signifie dans un contexte historique et culturel spécifique, bien que l’asexualité et la sexualité soient toutes deux co-construites dans la relation qu’elles forment. L’asexualité ne peut être définie que de manière relative, comme une absence ou une insuffisance de ce qui est considéré comme un niveau «normal» de volonté et de capacité à s’engager dans une activité sexuelle. Elizabeth Abbott explique comment une image d’hypersexualité présuppose aussi l’asexualité dans le cas de femmes âgées, veuves ou ayant un mari impuissant : «La vieillesse crée aussi des célibataires, généralement des femmes [...]. La société suppose que ces femmes et les hommes qui font également partie de leur catégorie sont devenu-e-s asexuel-le-s et les ridiculise en les qualifiant d’obscènes si iels continuent de montrer de l’intérêt vis à vis de la sexualité» (Abbott, 2001 [1999] : 312). En d’autres termes, une fois l’asexualité imposée, tout signe de sexualité peut être catalogué comme excessif. Alors que l’hyposexualité ou l’hypersexualité se situent dans la gamme des sexualités jugées mesurables, l’asexualité peut être conceptualisée comme se situant en dehors du spectre, comme une forme de désidentification qui dénaturalise la sexualité en tant que partie essentielle de la nature humaine (Muñoz, 1999).

«La sexualité des personnes handicapées est toujours perçue comme étant déjà déviante», affirme Kafer, il ajoute que «lorsque les désirs et les pratiques homosexuels sont reconnus comme tels, ils ne font qu’amplifier ou exacerber cette déviance » (2003 : 82). Les sexualités queer des personnes handicapées sont souvent considérées comme un dernier recours, le résultat d’une confusion, ou bien platoniques, puisque les personnes handicapées sont considérées comme incapables de former des liens hétérosexuels (Kafer, 2003). De même, lorsque les femmes handicapées ne sont pas sexuellement actives, leur vie asexuelle est uniformément perçue comme une contrainte extérieure, le résultat de l’oppression du handicap ou une conséquence d’une déficience corporelle.

Sumi Colligan (2004) examine minutieusement la similitude entre les vécus des personnes intersexuées et handicapées qui ont été soumises à la médicalisation et comment cela crée des liens implicites et explicites avec l’asexualité. Colligan souligne que les discours et les pratiques médicales réglementaires jouent un rôle important dans la construction de l’asexualité des deux groupes. Elle parle d’une personne intersexuée, Toby, qui a été élevé comme une fille et a vécu comme un garçon, et qui a fini par adopter une étiquette de genre neutre ; Toby a créé une communauté «pour offrir un forum aux personnes qui se considèrent neutres et/ou asexuelles, pour créer des liens (non sexuels) avec d’autres» (Colligan, 2004 : 51). Colligan considère que l’asexualité est un moyen légitime de cacher sa sexualité et éviter les sous-entendus et les suppositions sur la sexualité prétendument pathologique ou excessive des personnes intersexes, mais iel s’inquiète de cette confusion entre intersexuation et l’asexualité :

«Bien que l’asexualité doive être respectée en tant qu’identité ou pratique choisie, le fait que l’abstinence soit la seule alternative acceptable dans notre société pour les personnes non mariées, handicapées ou ne rentrant pas dans un moule hétéro-normatif me fait me demander pourquoi le neutre est la seule option pour remplir cet espace. S’agit-il d’un exemple de plus d’une présence dissimulée comme une absence parce que les catégories binaires occidentales interdisent des possibilités plus créatives ? (Colligan, 2004 : 51)»

Colligan parle avec ambivalence de l’asexualité parce que l’espace dans lequel se forme un groupe asexuel, bien que potentiellement libre face à la binarité du genre, est également situé dans un contexte plus large dans lequel l’absence de sexe est perçue négativement. Cependant, si l’asexualité peut être considérée comme l’une des nombreuses possibilités créatives et non comme un simple voile, l’absence de sexualité (ou le désintérêt pour celle-ci) devient un point de départ puissant pour remettre en question les normes de genre. Le manifeste de Toby établit des liens étroits entre l’intersexuation, l’asexualité et le handicap et résiste aux perceptions pathologiques : «Je suis une personne à part entière. Si je suis un homme ou une femme, ma qualité d’homme ou de femme n’est en rien diminuée par mon désintérêt pour l’activité sexuelle. Si mon anatomie génitale est différente de celle d’un homme ou d’une femme (NdT: cisgenre et dyadique), il ne s’agit pas d’un défaut ou d’une difformité ; je suis comme je suis censé être. J’affirme ma capacité à être entièr-e en tant que personne asexuelle» (cité dans Kessler, 1998 : 77). La pathologisation de l’asexualité partage le langage du défaut avec la construction du handicap, qui ressemble à la construction des sexualités queer et de l’ambiguïté du genre.

Colligan établit un lien important entre la désexualisation qui conduit à l’absence de genre des personnes handicapées et son lien avec les personnes intersexuées : «La tendance à refuser toute reconnaissance de la sexualité des personnes handicapées contribue également à brouiller leur identification de genre, de sorte qu’elles partagent une ambiguïté de genre qui n’est pas très différente de celle des personnes intersexuées» (2004 : 52). De même, les disability studies[5] en général ont développé des critiques détaillées sur comment se forme la normalité, de manière inévitablement liée à la sexualité (Davis, 1995). Les théoricien-ne-s des disability studies queer ont fait valoir que les constructions du handicap et des sexualités non normatives ont des racines communes. Kafer affirme que les deux systèmes sont imbriqués, chacun soutenant et se nourrissant de l’autre, et devraient être pensés ensemble. «En raison de son histoire de médicalisation, la queerness menace de perturber l’institution de la corporalité valide», souligne-t-elle, «tandis que le handicap, en raison de ses associations avec la déviance et la perversité, menace les frontières de l’hétérosexualité» (Kafer, 2003 : 81-82). La médicalisation de l’asexualité et l’activisme des personnes asexuelles décrites dans la section suivante illustrent la façon dont l’asexualité partage et soutient les attaques queer contre la (hétéro)sexualité dominante.

Stigma et identité asexuelle

L’AVEN (The Asexual Visibility and Education Network), une organisation de défense de l’identité asexuelle en ligne, propose cette définition pour asexuel-le: «[se dit d’] une personne qui ne ressent pas d’attirance sexuelle» (AVEN, 2007). Dans une certaine mesure, il est inévitable que cette définition limite les interprétations que les individus font de leurs expériences, comme cela s’est produit dans les mouvements de défense des droits d’autres minorités sexuelles, mais la demande de reconnaissance de leur identité asexuelle comme socialement légitime contribue à amplifier leurs efforts pour faire connaître l’existence de l’asexualité.

Dans une édition du talk show 20/20, diffusée pour la première fois en 2006 (American Broadcasting Company, 2006), une sexologue intervient après que des personnes asexuelles aient été présentées comme «asexuelles et fières». Elle utilise une analogie avec un handicap pour rejeter l’affirmation des personnes asexuelles selon laquelle elles ne désirent pas avoir de relations sexuelles : «Le sexe est un aspect fabuleux et extrêmement agréable de la vie. Le fait que vous disiez que cela ne vous manque pas, c’est comme si une personne daltonienne disait que la couleur ne lui manque pas - bien sûr que ce que vous n’avez jamais eu ne vous manque pas ». En s’exprimant du point de vue d’une personne valide et partant du principe que le daltonisme est un état anormal indiscutable associé à l’absence d’un élément important de la vie, elle souligne l’«absurdité» de leur revendication. Dans les mots qu’elle choisit, la thérapeute fournit un exemple révélateur de la relation étroite entre les hypothèses sur le handicap et sur l’ «anormalité» de l’asexualité. Elle propose une série d’hypothèsess sur les causes de cette prétendue anomalie : «Il y a peut-être quelque chose. Peut-être quelque chose de physiologique, d’endocrinien, peut-être quelque chose qui a à voir avec un traumatisme, ou un abus, ou une répression, ou une religiosité sévère qui vous a prédisposé à vous fermer à toute possibilité d’avoir des rapports sexuels. » Elle conclut que l’absence de sexualité est le résultat d’une anomalie pathologique.

Après la présentation d’une femme qui, à la suite de quelques expériences avec des hommes et des femmes, s’est rendue compte qu’elle était asexuelle, le journaliste demande à la sexologue si cette étiquette ne devient pas une prophétie auto-réalisatrice. La thérapeute répond : «Vous pourriez aussi bien vous étiqueter comme n’étant pas curieux, peu aventureux, étroit d’esprit, aveugle aux possibilités. C’est ce qui se passe quand on se qualifie de castré-e sexuellement». Bien que les militant-e-s asexuel-le-s soulignent que la communauté asexuelle n’a pas de réponses définitives, le journaliste d’ABC pose une question similaire à celles souvent entendues par les personnes handicapées : «Si j’avais une pilule que je pourrais te donner pour que tu ressentes du désir sexuel, est-ce que tu la voudrais ? ». Cette question met en évidence la volonté tenace de chercher un remède, en miroir de l’approche typique du handicap. Les médias prétendent présenter les points de vue des personnes asexuelles, mais ils recherchent souvent des «figures d’autorité» - des experts médicaux et professionnel-le-s de santé - pour «aider» à comprendre les récits des personnes asexuelles, les positionnant comme étrangères au public.

Alors que de nombreuxses militant-e-s handicapé-e-s combattent les idées reçues qui se cachent derrière ce qu’iels considèrent comme un mythe oppressif, certain-e-s militant-e-s asexuel-le-s maintiennent que l’asexualité n’est pas un trouble, une maladie ou une déficience. Dans le même temps, d’autres personnes asexuelles reconnaissent le lien entre asexualité et certains types de handicap, notamment le spectre autistique. Kaz aborde cette double contrainte dans son article de blog :

«Il y a une quantité stupéfiante de discriminations fondées sur la capacité physique dans les arguments que les gens utilisent pour essayer d’invalider l’asexualité, allant de «vous devriez faire vérifier vos hormones» à «c’est un handicap, pas une orientation sexuelle» en passant par «vous êtes juste tous autistes». Vous pouvez imaginer comment ce dernier point me touche en tant qu’autiste asexuelle ! Pire encore, certaines persones dans le mouvement asexuel y adhèrent et disent qu’elles ne sont pas autistes, que leur sexualité est légitime - contrairement à la mienne, apparemment ?» (2009)

Apaiser le conflit entre l’asexualité et le handicap et aborder la façon dont leur intersection est enchevêtrée avec leur stigmatisation est une étape nécessaire pour articuler les différentes significations de l’asexualité et son histoire dans la construction du handicap. Il est compréhensible que les mouvements sexe-positifs handicapés réagissent négativement à l’asexualité, cela découle des restrictions et de la fragilité de leurs droits sexuels en général. Le postulat partagé par l’approche libérale de la sexualité et la sexologie sur la présence universelle du désir sexuel encourage l’émergence de nombreuses identités sexuelles dans les discours publics et contribue aux efforts de décriminalisation et de dépathologisation du désir sexuel. Cependant, l’approche libérale de la sexualité ne remet pas nécessairement en question les politiques qui déterminent qui a le droit d’être actifve sexuellement et pourquoi la sexualité est plus valorisée que son absence. L’accent que je mets sur l’asexualité vise à exposer les enjeux vitaux que représentent ces questions pour les personnes qui ont été désexualisées et privées de leurs droits sexuels. Les crispations liées à l’asexualité mettent en lumière les obstacles dans la lutte pour les droits sexuels, constamment attaqués par des discours centrés sur le moralisme, l’abstinence, les maladies sexuellement transmissibles et la santé sexuelle en général.

Asexualité et diversité des sexualités

Comme le démontrent Miss Jane et Donna Williams, le droit d’être asexuel-le coexiste avec les droits sexuels et la diversité des identités sexuelles possibles. Respecter l’asexualité en tant que forme de diversité accessible aux personnes handicapées et valides permet de mettre en cause l’oppression des minorités sexuelles. Je reviens à Donna Williams et son troisième mémoire, Like Colour to the Blind (1999), dans lequel elle raconte sa relation entre elle et son partenaire de l’époque :

« L’asexualité était la seule chose qui donnait un sens à mon absence totale de connexion avec les représentations liées à la sexualité que nous avions tou-te-s deux subies avec les «mondains» pour passer pour « normal-e »... Exprimer ses émotions, l’intérêt social, la proximité, la sensualité, l’intimité et la sexualité étaient des choses qui nous avaient été imposées à tou-te-s les deux avant que nous n’ayons atteint le stade dans notre vie où ces choses pouvaient être vécues, et non pas seulement respectées. » (1999 : 113-114)

Mme Williams explique que si, à une certaine époque, le fait qu’elle se définisse asexuelle avait un sens lorsqu’elle se comparait à des personnes non autistes, elle a peu à peu constaté que se définir asexuelle ne lui correspondait plus. Dans sa vie, la prise de distance tardive avec l’identité asexuelle montre à quel point la sexualité et l’asexualité sont fluides et relatives pour les personnes autistes et non autistes. Bien que Williams utilise l’expression problématique «[arriver à un] stade de [sa] vie», sous-entendant que l’on s’attend à ce que la sexualité devienne inévitablement à un moment donné de la vie, l’idée importante ici est qu’elle n’est pas capable de vivre la sexualité selon ses propres termes lorsqu’elle lui est imposée. La revendication de droits sexuels ne peut aboutir que si les personnes ont le droit d’être reconnues et respectées de manière égale en tant que sujets sexuels ou asexuels.

Depuis les intersections

Jusqu’à récemment, c’est une approche de réhabilitation qui a dominé; elle s’appuie sur la volonté de supprimer le ‘défaut’ ou de se rapprocher de ce qui est considéré comme ‘normal’, de restaurer le corps queer asexuel et/ou handicapé à son « état normal antérieur supposé »(Stiker, 1997 : 122). Les revendications pour les droits sexuels des groupes minoritaires désexualisés ciblent à tort l’asexualité et légitiment l’idée d’un désir sexuel universel et immuable comme source d’empouvoirement. L’approche libérale des sexualités cherche souvent à permettre aux personnes désexualisées de profiter de la culture actuelle, hypersexualisée, sans d’abord problématiser les dynamiques de pouvoir qui opèrent dans cette culture. Une revendication des droits sexuels des groupes minoritaires désexualisés pourrait adopter une autre approche, en résistant à la tentation de stigmatiser l’asexualité parce qu’elle occupe un espace dans le continuum sexuel et présente des identités et des incarnations distinctes. Les liens entre les disability studies et les études féministes de l’asexualité peuvent fournir de nombreuses ouvertures pour remettre en question les discours pathologisants ainsi que les pratiques sociales désexualisantes qui visent les corps «inaptes» et nient la possibilité d’avoir une orientation sexuelle. C’est à partir de là qu’une convergence importante entre l’activisme des personnes asexuelles et les mouvements handicapés sexe-positifs peut être initiée. Les avantages et les risques qui accompagnent une alliance théorique et politique entre les personnes asexuelles et handicapées doivent être discutés du point de vue des personnes incarnant les deux identités. À partir de ces perspectives, nous pouvons comprendre pourquoi les rhétoriques libérales de libération sexuelle se bornent aux pratiques érotiques dans le cadre reproductif. Les interprétations sociales, linguistiques et culturelles du désir sexuel et la sanction de sa présence sont affectées par des structures valides et hétéronormatives comme la famille et la parenté. Plus encore, l’exigence que le désir sexuel soit toujours présent marginalise les personnes asexuelles, les personnes handicapées désexualisées et les personnes asexuelles handicapées.


  1. Selon Foucault, «la sexualité ne doit pas être pensée comme une sorte de donnée naturelle que le pouvoir tente de contenir, ou comme un domaine obscur que la connaissance tente progressivement de découvrir» (1990 [1978] : 105). C’est plutôt le nom que l’on peut donner à une construction historique : non pas une réalité furtive et difficile à saisir, mais un grand réseau de surface dans lequel la stimulation des corps, l’intensification des plaisirs, l’incitation au discours, la formation de savoirs particuliers, le renforcement des contrôles et l’émergence de subversions, sont liés les uns aux autres, selon quelques grandes stratégies de savoir et de pouvoir. (1990 [1978]: 105–106) Il met à jour une clé de voûte du système d’alliance et de relations avec l’idée de la sexualité. La façon dont nous théorisons l’asexualité doit correspondre à notre compréhension de la sexualité en tant que construction historique, sociale et culturelle, et non pas en tant que mécanismes de typage comportemental et d’auto-identification qui suppriment toute forme de ce que la société contemporaine considère comme un désir sexuel. ↩︎

  2. Dans cet essai, malgré mes efforts pour éviter de définir l’asexualité uniquement en fonction du comportement ou des déclarations personnelles, les personnes qui se définissent asexuelles rapportent souvent ne pas vouloir avoir de pratiques sexuelles interpersonnelles. Alors que ce qui est compris comme sexuel est culturellement construit, les individus asexuels mobilisent le champs lexical de l’immuabilité (un argument similaire est apparu dans la défense de l’homosexualité). Certaines personnes asexuelles peuvent donc incorporer la masturbation ou d’autres pratiques «sexuelles» dans leur vie. Mon propos n’est pas de cataloguer les pratiques qui peuvent être considérées comme "asexuelles" ou "dans la sexualité", mais plutôt d’explorer les ramifications et la potentialité de l’intersection entre sexualité et handicap. ↩︎

  3. Tom Shakespeare en est venu à penser que l’accent mis sur le désir sexuel dans le livre négligeait l’importance de l’intimité et du bien être dans des contextes non sexuels et ignorait comment les gens peuvent vivre et s’épanouir sans sexe (Shakespeare, 2006 : 168). ↩︎

  4. Roberta Berry (1998) utilise le terme “asexualisation” pour parler des stérilisations forcées. ↩︎

  5. Les disability studies sont des études du handicap dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques ↩︎

Mots clés

Al Loustoni

iel/ellui Punk psychédélique exilé-e à la campagne. insta: @al_loustoni