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Whipping Girl - Angles morts : sur le sexe inconscient et la légitimation du genre

Traduction 9 juil. 2022

Source : (trouvable sur les internets mondiaux)

Autrice : Julia Serano

Traducteurice : Maddykitty

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Whipping Girl, par Julia Serano

Le passage suivant est extrait du livre de Julia Serano, Whipping Girl, aux éditions Seal Press : “Chapter 5 - Blind Spots: On Subconscious Sex and Gender Entitlement”.

Whipping Girl
“A foundational text for anyone hoping to understand transgender politics and culture in the U.S. today.” —NPRNamed as one of 100 Best Non-...

[CW sexe]

Un des aspects les plus frustrants de ma transsexualité, c'est de devoir expliciter régulièrement aux autres les raisons de ma transition. Pourquoi ai-je ressenti le besoin de changer mon corps physiquement ? Comment pouvais-je savoir si j'allais être plus heureuse en tant que femme, alors que je n'avais jamais connu que l'expérience d'être un homme ? Si je ne pense pas que les femmes et les hommes sont des sexes “opposés”, alors pourquoi avoir changé de sexe ? Malheureusement, si ces questions sont particulièrement communes, elles sont également celles qui conduisent le moins les gens à écouter mes réponses. Après avoir répondu à ces questions de la part de mes ami·es et de ma famille, ainsi que dans les classes de lycée et d'université où j'étais invitée à prendre la parole, ainsi qu'à des collègues queers et féministes avec qui j'ai partagé des discussions sur le genre, j'en suis venue à la conclusion que la plupart des personnes cissexuelles ont un angle mort particulier. Celui-ci est la source de leur curiosité apparemment sans fin (et souvent de leurs doutes), sur la façon dont une personne née dans un certain sexe physique peut en venir à se faire connaitre comme membre d'un autre sexe. Il est lié à ce qu'on appelle communément identité de genre.

Personnellement, j'ai toujours trouvé que le terme d' “identité de genre” était plutôt trompeur. Après tout, s'identifier à quelque chose, que ce soit une femme, un·e démocrate, un·e chrétien·ne, un·e féministe, une personne à chats, un·e métalleuxse, ça semble être quelque chose de délibéré, un choix conscient de notre part, qui nous conduit à mieux décrire la façon dont nous pensons nous intégrer au monde. Ainsi, en ce qui concerne les personnes transsexuelles, l'expression “identité de genre” est problématique, parce qu'elle semble décrire deux choses potentiellement différentes : le genre auquel nous choisissons de nous identifier consciemment, et le genre auquel nous souscrivons de manière inconsciente. Pour clarifier les choses, j'appellerai ce dernier cas sexe inconscient.

La raison principale pour laquelle je fais la distinction entre identité de genre et sexe inconscient, c'est que celle-ci décrit mieux mon expérience personnelle. Je n'ai pas vécu cette expérience trans typique d'avoir toujours ressenti que j'aurais dû être une femme. Pour moi, cette reconnaissance s'est faite progressivement. Les premiers souvenirs que j'ai d'être trans se sont déroulés à l'école primaire, quand j'avais 5 ou 6 ans. À cet âge, j'avais déjà conscience que j'étais physiquement un garçon et que les autres me voyaient comme un garçon. Pendant ce temps, j'ai fait l'expérience de nombreuses manifestations de mon sexe inconscient : je rêvais que des adultes me disaient que j'étais une fille ; je dessinais des petits garçons avec des aiguilles dans le pénis, comme si le produit présent dans la seringue allait faire disparaitre cet organe ; j'avais le sentiment inexplicable que je faisais quelque chose de mal chaque fois que j'allais dans les toilettes pour garçon de mon école ; et quand notre classe était séparée en groupes de filles et de garçons, je pensais qu'à tout moment, quelqu'un pouvait me taper sur l'épaule et me demander : “Hé, qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas un garçon.”

À l'époque, je ne savais pas quoi faire de ces sentiments. Après tout, j'étais évidemment un garçon. En tout cas, tout le monde le pensait. Et contrairement à d'autres enfants sur le spectre MtF, je n'ai jamais réellement souhaité prendre part à des activités féminines, comme jouer à la poupée. Étant donné que, comme la plupart des enfants à l'école primaire, ma compréhension de ce qu'était une “fille” ou un “garçon” se basait sur les préférences genrées en terme de jeux, activités et intérêts, je ne savais pas comment concilier mes sentiments inconscients avec ma passion pour les dinosaures et mon désir de devenir joueuse de baseball professionnelle à l'âge adulte.

Ce n'est pas avant l'âge de 11 ans que j'ai reconnu ces sentiments inconscients comme le besoin ou le désir d'être une femme. Le 1er incident qui a mené à cette découverte est arrivé tard, une nuit, après que j'ai engagé une lutte contre mon insomnie, lutte perdue d'avance. Je me suis retrouvée inexplicablement contrainte de retirer de la fenêtre un ensemble de rideaux blancs en dentelle et de les enrouler autour de moi, comme une robe. J'ai marché vers le miroir. Comme j'étais un garçon prépubère avec une de ces longues coupes de cheveux populaires à la fin des années 1970, les rideaux ont suffi à compléter ma transformation : je ressemblais à une fille. Je contemplais mon reflet pendant une heure, stupéfaite. Cet événement ressemblait à une épiphanie, parce que pour une raison inexplicable, me voir en tant que fille faisait sens pour moi.

La deuxième découverte a eu lieu peu après. Tous les jours, après l'école, j'avais l'habitude de jouer dans mon lit. J'inventais de petites histoires d'aventure que je jouais ensuite. Pendant un certain temps (très probablement l'inspiration de l'épiphanie du miroir), les aventures que je créais comportaient un rebondissement : ma némésis imaginaire me transformait en fille et je passais le reste de l'histoire à essayer de la trouver afin qu'elle puisse me retransformer en garçon. Au bout d'un moment, je me lassais de la dernière partie de l'histoire, je continuais donc le reste de l'aventure en tant que fille. Et quelques semaines plus tard, je réalisais que la partie de l'histoire où “j'étais une fille” était bien plus qu'un simple jeu. C'était évident, je voulais être une fille et, d'une certaine manière, cela me convenait.

Essayer de traduire ces expériences inconscientes en pensées conscientes s'est révélé ardu. Tous les mots disponibles en anglais s'averraient inefficaces pour saisir ou communiquer correctement ma compréhension des événements. Par exemple, si je voulais dire que je me “voyais” comme une femme, ou que je “savais” que j'étais une fille, je niais le fait que j'étais consciente de mon physique de garçon à tout moment. Et dire que je “souhaitais” ou “voulais” être une fille effaçait à quel point être une femme faisait sens pour moi, à quel point ça me semblait exact tout au fond de mon être. J'aurais pu dire que je me “sentais” comme une fille, mais j'aurais donné la fausse impression que je savais comment les autres filles (et les autres garçons) se sentaient. Et si je disais que j'étais “censée être” une fille, ou que j' “aurais dû naitre” fille, cela impliquait que j'avais une sorte de vision cosmique du grand schéma de l'univers, ce qui n'était certainement pas le cas.

La meilleure façon de décrire la sensation de mon sexe inconscient, c'est peut-être de dire qu'il semble que, à un certain niveau, mon cerveau s'attendait à ce que mon corps soit femme. En effet, certaines données suggèrent que notre cerveau a une compréhension intrinsèque du sexe que devrait avoir notre corps.[1] Par exemple, dans de nombreux cas, des enfants nés garçons ont été réassignés filles peu après leur naissance, en raison d'une circoncision ratée ou d'une exstrophie cloacale (condition médicale non intersexuelle). Malgré le fait qu'ils aient été élevés comme des filles, et qu'ils aient des organes génitaux de filles, la majorité de ces enfants s'est finalement identifiée comme homme, ce qui prouve que le sexe du cerveau peut écraser à la fois la socialisation et le sexe génital.[2] Des études ont également étudié une petite région du cerveau, sexuellement dimorphe, appelée BSTc. Les chercheurs ont constaté que la structure de la région BSTc chez les femmes trans ressemblait davantage à celle de la plupart des femmes, tandis que pour les hommes trans, elle ressemblait à celle de la plupart des hommes.[3] Comme pour toutes les recherches sur le cerveau, ces études ont certaines limites et réserves, mais elles suggèrent que notre cerveau est peut-être câblé pour s'attendre à ce que notre corps soit féminin ou masculin, indépendamment de notre socialisation ou de l'apparence de notre corps.

Pour ma part, je suis attirée par l'hypothèse cérébrale. Ce n'est pas parce que je crois que ça a été prouvé scientifiquement et sans l'ombre d'un doute, mais parce ça explique mieux pourquoi la pensée que j'étais une femme m'a toujours semblée être omniprésente, comme une connaissance inconsciente qui semblait défier la réalité consciente. Cela expliquerait aussi pourquoi j'ai su que quelque chose n'allait pas dans le fait que je sois un garçon avant même de pouvoir le dire consciemment ; pourquoi je faisais des rêves dans lesquelles j'étais ou je devenais une fille, bien avant d'avoir fait l'expérience du désir conscient d'être une femme ou féminin ; pourquoi mes 1ères expériences de masturbation (qui ont eu lieu avant que je vois ou entende quelque chose à propos de ce qui se passe quand les gens pratiquent le sexe) m'ont amenée à écarter les jambes, à placer ma main sur mon entrejambe et à la faire osciller d'avant en arrière comme le font instinctivement de nombreuses filles.

Cette hypothèse pourrait également expliquer pourquoi la pensée de moi en femme a toujours été hors de portée de ma conscience, pourquoi j'étais incapable de la réprimer ou de la rationaliser, qu'importe mes efforts. De nombreuses personnes pensent que les personnes trans sont obsédées par le fait d'être d'un autre sexe : plus on y pense, plus on le veut ou on se convainc que c'est vrai. J'ai découvert qu'être trans, c'est l'exact opposé : plus j'essayais d'ignorer la pensée d'être une femme, plus cette pensée me revenait à l'esprit. De cette façon, ces pensées s'apparentent davantage à d'autres sentiments inconscients, comme la faim ou la soif, où le fait de négliger le besoin ne fait que rendre sa sensation plus intense avec le temps.

Je suis sûre qu'on va m'objecter que j'utilise “sexe” inconscient plutôt que “genre”. Je préfère “sexe” parce que j'ai fait l'expérience qu'il s'agissait plutôt exclusivement de mon sexe physique, et parce que, pour moi, ce désir inconscient d'être une femme a existé indépendamment du phénomène social communément associé au mot “genre”. Comme mentionné auparavant, ma 1ère expérience avec mon sexe inconscient ne s'est pas accompagnée d'un désir correspondant d'explorer les rôles de genre féminins ou d'exprimer ma féminité. Ce n'était pas non plus le résultat d'un effort de ma part pour “rentrer” dans les normes sociales de genre. Aux dires de tous, j'étais considérée comme un jeune homme au comportement plutôt normal à l'époque. Et mon sexe inconscient n'avait rien à voir avec la socialisation ou la construction sociale du genre, car il défiait tout ce qu'on m'avait appris de vrai sur le genre, ainsi que les encouragements constants que j'ai reçus pour me considérer comme un garçon et agir de manière masculine.

Bien que je pense que mon sexe inconscient de femme trouve son origine en moi (c'est une partie intrinsèque de ma personne), les choses se sont évidemment compliquées lorsque mon esprit conscient a commencé à traiter ces informations. Celles-ci se heurtaient non seulement à la réalité de mon physique d'homme, mais aussi au fait que je devais vivre dans un monde où tout le monde me voyait comme un homme. Cette intersection du sexe conscient et inconscient, c'est ce que je préfère appeler identité de genre. Quand les sexes conscient et inconscient correspondent, comme chez les personnes cissexuelles, une identité de genre appropriée peut émerger de manière transparente. Pour moi, la tension que j'ai ressenti entre ces deux compréhensions hétérogènes de moi-même a été destabilisante. Même adolescente, j'ai réalisé qu'il y avait seulement trois façons de régler le problème : je pouvais chercher à supprimer mon sexe inconscient (ce que j'ai tenté de faire, mais sans succès), l'accepter comme mon sexe conscient (ce qui voulait non seulement dire nier le fait que je sois physiquement un homme, mais aussi annoncer à ma famille et mes ami·es que j'étais une fille). Je savais que cette action était tout à la fois dangereuse et dévastatrice pour toutes les personnes impliquées. Je pouvais également apprendre à gérer la différence entre mon sexe conscient et inconscient, chercher de nouvelles façons de gérer mon genre qui me permettraient de lier ma féminité à ma masculinité, jusqu'à un certain point.

Alors que je constatais que mon sexe inconscient était résistant à mes pensées conscientes ou à l'influence sociale, mon identité de genre (la façon consciente que j'ai de m'approprier mon genre) a été particulièrement façonnée par les normes culturelles, ainsi que par mes croyances et expériences personnelles. Par exemple, même si j'ai pris conscience de vouloir être une femme avant même que j'éprouve des attirances sexuelles, et indépendamment de tout désir de prendre part à des activités et intérêts spécifiquement féminins, cette prise de conscience m'a poussée à questionner ma sexualité et mon expression de genre (et finalement à expérimenter). Après tout, comme pour la plupart des enfants, on m'a appris à croire que les hommes étaient censés être masculins et attirés par les femmes et que les femmes étaient censées être féminines et attirées par les hommes. Le fait que je veuille être une fille a nécessairement fait évoluer les autres aspects liés au genre. En fait, la 1ère pensée qui m'a traversé l'esprit quand j'ai découvert que je voulais être une fille, c'est que je devais être gay. Cette idée était sans doute inspirée par les stéréotypes d'hommes gays flamboyants et féminins qui apparaissaient régulièrement à la télé dans les années 1970. Cependant, une fois que j'ai atteint la puberté, et que mon désir sexuel s'est manifesté, j'étais attirée par les femmes, et non par les hommes, ce qui m'a troublé davantage, puisqu'à cette époque, je ne connaissais pas le mot “lesbienne”.

Le temps passait, et j'ai essayé toutes sortes d'identités de genres et de théories qui semblaient expliquer mes sentiments inconscients. Pendant un moment, j'ai cru que j'étais un travesti. Je pensais que mon sexe inconscient était comme une “facette féminine” qui tentait de s'exprimer. Mais après des années de travestissement, j'ai fini par m'en désintéresser, réalisant que mon désir d'être une femme n'avait rien à voir avec les vêtements ou la féminité en soi. J'ai également embrassé l'étiquette de “pervers”, et investi mon désir d'être une femme comme une sorte de perversion sexuelle. Mais après avoir exploré cette idée, il est devenu évident que cette explication ne tenait pas compte de la vaste majorité de moments où je voulais être une femme hors de tout contexte sexuel. Après avoir lu les écrits de Kate Bornstein et Leslie Feinberg pour la 1ère fois, j'ai adopté les mots “transgenre” et “queer”. J'ai commencé à m'identifier comme bigenre, mon sexe inconscient était aussi légitime que mon physique d'homme. Dans les années qui ont précédé ma transition, je cherchais ardemment à exprimer ma féminité autant que possible tout en ayant un corps masculin ; je suis devenue un garçon très androgyne et queer aux yeux du monde. Si cette sensation de pouvoir être moi-même et de ne pas se soucier de ce que les gens pensaient de moi était agréable, je me suis quand même retrouvée aux prises avec un inconscient qui me disait que je devais être une femme au lieu d'un homme. Après 20 ans d'exploration et d'expérimentation, j'en suis finalement arrivée à la conclusion que mon sexe inconscient n'avait rien à voir avec un rôle genré, ou la féminité, ou encore une expression sexuelle. Il s'agissait de la relation personnelle que j'entretenais avec mon corps.

Pour moi, la partie la plus difficile dans le fait d'être trans, ça n'a jamais été la discrimination ou le fait d'être tournée en dérision pour avoir défié les normes sociales de genre, mais plutôt la souffrance interne que j'éprouvais quand mon sexe inconscient et conscient étaient en conflit. Je pense que ce qui le décrit le mieux, c'est le terme psychologique de “dissonance cognitive”, qui décrit la tension mentale et le stress qui occupent l'esprit d'une personne lorsque qu'elle doit faire face à des pensées ou opinions contradictoires. Dans ce cas, me voir inconsciemment comme une femme, alors que j'étais consciente d'être un homme. Cette dissonance de genre peut se manifester de nombreuses manières. Parfois, c'est par le stress ou l'anxiété, ce qui mène à des batailles terribles contre l'insomnie. D'autres fois, c'est la jalousie ou la colère envers d'autres personnes qui semblent jouir de leur genre pour de bon. Mais, par-dessus tout, je ressentais de la mélancolie, une sorte de mélancolie liée à mon genre, un chagrin chronique et persistant qui me faisait me sentir mal dans mon corps.

Parfois, les gens ne tiennent pas compte du fait que les personnes trans ressentent une douleur bien réelle, liée à leur genre. Bien sûr, il leur est facile de rejeter la dissonance de genre parce qu'elle leur est invisible et (de façon plus pertinente) qu'ils sont eux-même incapables d'y faire face. Ces mêmes personnes, cependant, comprennent qu'être coincé dans une mauvaise relation ou dans un emploi insatisfaisant peut rendre malheureux et mener à une dépression si intense qu'elle s'étend à tous les domaines de la vie quotidienne. Ce type de souffrance peut être tolérable temporairement, mais sur le long terme, si rien ne change, le stress et la souffrance peuvent ruiner quelqu'un. Si un tel désespoir peut être généré par un travail de 40h/semaine, imaginez à quel point on peut abattu·e et angoissé·e si on est contraint·e de vivre dans un genre qui ne nous convient pas 24h/24 et 7j/7.

Contrairement aux formes de tristesse dont j'ai pu faire l'expérience, et qui s'atténuent inévitablement avec le temps, ma dissonance de genre n'a fait qu'empirer au fil des jours. Et au moment où j'ai pris la décision d'effectuer ma transition, ma dissonance de genre était telle qu'elle m'a complètement consumée ; elle m'a fait plus mal qu'aucune autre douleur, physique ou émotionnelle, que j'ai jamais ressentie. Je sais que la plupart des gens croient que les personnes transsexuelles effectuent une transition parce que nous voulons être d'un autre sexe, mais ce discours est extrêmement réducteur. Après tout, j'ai voulu être une femme pratiquement toute ma vie, mais j'étais totalement terrifiée par l'étiquette “transsexuelle”, ou par de possibles regrets, pour avoir pu sérieusement songer à la transition. Ce qui a changé pendant cette période d'une vingtaine d'années, ce n'était pas mon désir d'être une femme, mais plutôt ma capacité à faire face au fait d'être un homme et à ma propre dissonance de genre. Quand j'ai pris la décision d'effectuer une transition, je n'avais aucune idée de ce que serait ma vie de femme. La seule chose dont j'étais sûre, c'était que prétendre être un homme me tuait à petit feu.

Les personnes transsexuelles vous diront souvent qu'elles n'avaient aucune certitude sur le fait d'effectuer une transition physique avant de commencer la prise d'hormones. Si elles aiment la façon dont elles se sentent ainsi que les changements corporels, alors c'était la bonne décision ; sinon, ça ne l'était pas. Bien que ce conseil ne soit pas particulièrement utile, il correspond à mon expérience personnelle. Honnêtement, je n'étais pas sûre à 100% que la transition aiderait ma dissonance de genre avant ma prise d'hormones. La façon dont elles m'ont fait me sentir, et les changements conséquents qu'elles ont apporté à mon corps m'ont fait me sentir... bien. Il n'y a pas de meilleur mot pour le décrire.

Il est courant pour les personnes cissexuelles de supposer que la transition est effectuée dans le but d'obtenir des privilèges liés au genre. De telles suppositions sont mises à mal par le fait que les personnes transsexuelles post-transition peuvent finir femme ou homme ; être bisexuelles, homosexuelles ou hétérosexuelles ; avoir une apparence de genre normée ou en non-conformité. Dans mon cas, je suis devenue une femme lesbienne aux yeux du monde. Et si j'ai perdu les bénéfices conséquents des privilèges liés aux hommes hétérosexuels, je considère que ma transition en valait la peine. Parce que, pour la 1ère fois de ma vie, j'ai fait l'expérience de ce que je considère comme le plus important privilège de genre : se sentir bien dans mon propre corps. Plutôt que de vivre une dissonance de genre, je fais maintenant l'expérience d'une concordance de genre.

De nombreuses personnes cissexuelles semblent avoir du mal à accepter l'idée qu'elles aussi ont un sexe inconscient. C'est une compréhension profondément ancrée du sexe, de ce que leur corps devrait être. Je suppose qu'une personne qui se sent à l'aise dans son sexe assigné n'a jamais dû questionner ce sexe inconscient et le différencier de son sexe physique. Pour le dire autrement, leur sexe inconscient existe, mais il leur est caché. C'est un angle mort.

Je pense qu'il est possible pour les personnes cissexuelles d'avoir un aperçu de celui-ci. Quand je fais des présentations sur les questions trans, j'essaie d'y parvenir en posant une question à l'assemblée :

Si je vous offre 10 millions de dollars à la condition que vous viviez dans l'autre sexe pour le restant de votre vie, l'accepteriez-vous ?
Bien qu'il y ait souvent un petit malin dans le public qui réponde “Oui”, la vaste majorité secoue la main pour dire “Non”. Leurs réponses n'ont rien à voir avec le privilège de genre, parce que, femmes et hommes, queers et hétérosexuel·les insistent sur le fait qu'iels ne souhaitent pas changer. Quand je leur demande pourquoi iels répondent non, iels sont d'abord gêné·es, comme si iels ne savaient pas quoi répondre. Finalement, iels finissent par me répondre des choses comme : “parce que je suis juste une femme (ou un homme)”, ou encore, “ce ne serait pas bien”.

Regardons les choses en face : si les personnes cissexuelles n'avaient pas un sexe inconscient, alors le changement de sexe serait bien plus commun. Les femmes qui veulent réussir dans des domaines réservés aux hommes pourraient simplement devenir des hommes. Les lesbiennes et les hommes gays qui ont honte de leur homosexualité pourraient simplement changer de sexe. Les étudiant·es diplômé·es en études de genre pourraient effectuer une transition pour quelques années afin de recueillir des données pour leur thèse. Les acteurices qui jouent des personnages transsexuels pourraient prendre des hormones pour quelques mois afin de rendre leur interprétation plus authentique. Les criminels et les espions pourraient faire une transition physique pour être sous couverture. Et les candidats des émissions de télé-réalité pourraient changer de sexe dans l'espoir d'obtenir leur 1/4 d'heure de célébrité.

De tels scénarios sont tout à fait ridicules, bien sûr. Ils sont inimaginables parce que, à un niveau inconscient, nous comprenons toustes que notre sexe physique est bien plus qu'une coquille superficielle que nous habitons. Pour moi, c'est ce qui est le plus frustrant chez les personnes cissexuelles qui expriment leur désarroi ou leur incrédulité quant aux raisons pour lesquelles les personnes transsexuelles choisissent la transition. Elles sont incapables de voir que leur incrédulité s'inscrit directement dans leur propre expérience corporelle, leur propre concordance de genre. Autrement dit, c'est leur propre sexe inconscient, et leur incapacité à le reconnaitre, qui fait qu'il leur est difficile de comprendre pourquoi on voudrait changer de sexe.

Tout ça me rappelle l'époque de mon enfance, dans les années 1970 et début 1980, où les personnes hétérosexuelles avaient un angle mort similaire sur la question de l'orientation sexuelle. Il leur était impossible d'imaginer qu'on pouvait être attiré par le même sexe. Leurs propos étaient ridicules :
“Ce n'est pas naturel”, “C'est juste une phase” et “Je ne comprends pas”. Iels avaient le culot (ou la naïveté) de demander à des personnes queers : “Mais... comment savez-vous que vous êtes réellement gay ?”, sans penser un seul instant à se poser la question réciproque : “Comment puis-je savoir que je suis réellement hétérosexuel·le ?”

Le changement conceptuel le plus important, qui a facilité l'acceptation progressive des personnes LGB depuis 25 ans, c'est que les personnes hétérosexuelles ne peuvent plus tenir leur attirance pour garantie, ou comme forme de sexualité “naturelle”. Iels reconnaissent, tout comme les personnes queers, qu'iels ont aussi une orientation sexuelle : iels sont hétérosexuel·les. De manière similaire, je ne crois pas que les personnes trans seront pleinement acceptées dans cette société à moins que les personnes cissexuelles ne reconnaissent qu'elles ont également un sexe inconscient et que, si elles ne sont pas constamment aux prises avec des pensées inconscientes sur le fait d'être d'un autre sexe, alors leur sexe inconscient correspond très probablement à leur sexe physique.

Reconnaitre nos impensés, c'est-à-dire notre capacité à pleinement comprendre les inclinations de sexe et de genre, est une 1ère étape en vue d'éliminer la légitimation de genre qui existe dans le monde. Contrairement à la dissonance de genre, qui est uniquement vécue par les personnes trans, la légitimation de genre nous affecte toustes. C'est la conviction arrogante que nos propres croyances, perceptions et hypothèses sur le genre et la sexualité sont plus légitimes que celles des autres personnes. La légitimation de genre conduit souvent à de l'anxiété de genre, c'est-à-dire le fait de devenir particulièrement perturbé par l'existence des personnes qui remettent en question cette légitimation.

Il existe différentes sortes de légitimation de genre (mais qui se chevauchent souvent) et d'anxiété de genre. Par exemple, l'hétérosexisme est une des formes les plus fréquentes de légitimation de genre. C'est la croyance que l'hétérosexualité est la seule forme de désir “naturelle”, légitime ou moralement acceptable. La légitimation de genre hétérosexiste peut mener à l'homophobie, qui est une expression de l'anxiété de genre qui vise les personnes qui sont en couple de même sexe. De la même façon, la croyance que toutes les femmes sont (ou devraient être) féminines et les hommes masculins, ce qu'on peut appeler le cisgenrisme, donne lieu à la transphobie, une anxiété de genre qui vise toute personne qui sort de ces normes. Tandis que l'homophobie et la transphobie recoivent une forte attention, penser en termes de légitimation de genre et anxiété de genre nous permet également de penser d'autres formes moins connues (mais tout aussi violentes) de discrimination sexuelle et de genre. Par exemple, de nombreuxses gays et lesbiennes croient que tout le monde est “naturellement” soit homosexuel, soit hétérosexuel. Ces personnes expriment de la biphobie, une anxiété de genre qui vise les personnes bisexuelles parce qu'elles remettent en cause la croyance qu'on peut seulement être attiré·e par un sexe. J'ai aussi rencontré des personnes issues de la communauté transgenre qui pensent qu'être en dehors de la binarité homme/femme est supérieur ou plus légitime que de s'y identifier. Ces personnes expriment souvent une anxiété de genre (phobie du genre binaire ?) qui vise les personnes qui s'identifient fortement soit en tant que femme, soit en tant qu'homme.

Ce qui maintenant devrait sembler évident, c'est que toutes les formes de légitimation de genre et d'anxiété de genre sont, au fond, des expressions d'insécurité. Après tout, les personnes qui se sentent à l'aise avec leurs propres désirs, expressions de genre et leur sexualité ne devraient pas avoir besoin de se sentir préoccupées par les expressions et désirs différents d'autrui. Cependant, lorsque nous nous laissons aller à nos propres insécurités et recourons à la légitimation de genre, non seulement nous nions la variation qui existe dans le genre et la sexualité humaines, mais nous présumons de façon arrogante que les autres devraient freiner ou conformer leurs inclinations et désirs en fonction de nos attentes.

La façon la plus efficace qu'on puisse viser, en tant qu'individus, c'est de comprendre nos impensés. Nous devrions reconnaitre que certaines expressions sexuelles ou de genre nous sont inconnues et que nous n'en ferons pas l'expérience directe. Ainsi, le plus sûr moyen de dépasser l'homophobie ou la biphobie, c'est de mieux connaitre notre orientation sexuelle, reconnaitre que les orientations sexuelles d'autrui n'ont aucune incidence sur la nôtre. Le mouvement transgenre a adopté une approche similaire pour lutter contre la transphobie. Il encourage les personnes cisgenres à exprimer leurs propres expressions de la féminité ou de la masculinité, afin de respecter ces expressions chez les autres. Cette approche a été bénéfique pour beaucoup de personnes transsexuelles, car elle a contribué à convaincre les gens que nous devrions pouvoir exprimer nos genres sans subir de discrimination. Malheureusement, la lutte contre la transphobie a fait très peu pour atténuer le cissexisme, c'est-à-dire la croyance que les genres transsexuels sont moins “réels” ou légitimes que les genres cissexuels. Pour moi, le cissexisme est évident, notamment lorsque j'intéragis avec des gens qui acceptent mon comportement et mon identité féminines, mais qui s'opposent catégoriquement à l'acceptation de mon corps transsexuel.

Puisque la plupart des gens ne réussissent pas à accepter leur sexe inconcient et sa relation à leur sexe physique, ils ont tendance à éprouver une détresse injustifiée à l'égard des corps sexués/en variance de genre. Ils se disent favorables aux droits transgenres, mais ont tendance à rechigner quand ils doivent partager un vestiaire ou une douche publique avec une personne transsexuelle. Et bien que de nombreuses personnes soutiennent leurs ami·es et collègues transgenres, leur hypocrisie est visible lorsqu'elles sont troublées à l'idée de sortir, dormir avec ou être en couple avec une personne transsexuelle. Il est grand temps pour les personnes cissexuelles de se demander pourquoi elles choisissent de voir les corps transsexuels comme perturbants ou dérangeants. Comment peuvent-elles considérer qu'un corps est attirant ou inoffensif lorsqu'il est cissexuel, et soudainement être horrifiées ou se sentir menacées lorsqu'elles découvrent qu'il est transsexuel ? Et si des réponses radicalement différentes peuvent être suscitées par la même personne, selon les circonstances, est-ce que ça n'indique pas que la différence réelle réside dans l'esprit de la personne cissexuelle et non dans le corps transsexuel ?

Encore une fois, cela me rappelle les années 80, quand il était courant de dire, pour les personnes qui commençaient à accepter l'homosexualité :

Je me moque de ce que les gens font dans leur propre chambre, tant qu'ils ne s'affichent pas devant moi.

Aujourd'hui, il est évident pour beaucoup d'entre nous que de telles remarques discriminatoires se font passer pour de la tolérance. De la même manière, il est temps pour les personnes cissexuelles de questionner leur cissexisme à peine voilé, de se demander pourquoi elles se sentent autorisées à exhiber leur corps (parler sans retenue de leur genre, de parties de leur corps et de leur fonction), ou de prendre certains droits genrés pour acquis (utiliser des toilettes publiques, dévoiler leur corps à leur partenaire sans avoir à s'expliquer) alors que dans le même temps, elles insistent pour que les corps transsexuels restent cachés ou soient soumis à des normes différentes. Elles doivent commencer à admettre que leur problème avec les corps transsexuels provient directement de leurs propres insécurités, de leur peur de voir leur genre et leur sexualités remises en question. Tant que la plupart des personnes cissexuelles refuseront de prendre en compte leurs impensés, notamment leur propre sexe inconscient, les innombrables façons, subtiles ou non, dont elles objectifient les personnes trans et nous traitent comme des citoyens de seconde zone resteront à jamais hors de leur portée.


  1. Carina Dennis, “The Most Important Sexual Organ”, Nature 427, no. 6973 (2004), 390-392 ; Arthur P. Arnold, “Sex Chromosomes and Brain Gender”, Nature Reviews: Neuroscience 5 (2004), 1-8 ; Anne Vitale, “Notes on Gender Role Transition: Rethinking the Gender Identity Disorder Terminology in the Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders IV”, depuis un papier présenté à la conférence HBIGDA de 2005, 7 avril 2005 (une version entièrement référencée peut être trouvée sur www.avitale.com/hbigdatalkplus2005.htm). ↩︎

  2. John Colapinto, As Nature Made Him: The Boy Who Was Raised as a Girl (New York: HarperCollins, 2000) ; William G. Reiner et John P. Gearhart, “Discordant Sexual Identity in Some Genetic Males with Cloacal Exstrophy Assigned to Female Sex at Birth”, New England Journal of Medicine 350, no. 4 (2004), 333-341. ↩︎

  3. Jiang-Ning Zhou, Michel A. Hofman, Louis J. G. Gooren et Dick F. Swaab, “A Sex Difference in the Human Brain and Its Relation to Transsexuality”, *Nature 378 (1995), 68-70 ; Frank P. M. Kruijver, Jiang-Ning Zhou, Chris W. Pool, Michel A. Hofman, Louis J. G. Gooren et Dick F. Swaab, “Male-to-Female Transsexuals Have Female Neuron Numbers in a Limbic Nucleus”, Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism 85, no. 5 (2005), 2034-2041. ↩︎

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MaddyKitty

Anarchiste. Femme non-binaire et vnr