Comment l'extrême-droite transforme les féministes en fascistes

Traduction 26 juil. 2022

Texte original: https://xtramagazine.com/power/far-right-feminist-fascist-220810

Auteurice: Jude Ellison S. Doyle

Traducteurice: Loustoni

Publié initialement: 1er avril 2022

Note de lae traducteurice:
Si cet article aborde en profondeur la situation de l'extrême droite états-unienne, dont font partie les groupements anti-trans, des parallèles entre les figures évoquées et la situation française m'ont semblé évidents et d'autant plus inquiétants. Je me permet donc de lister, en guise d'avant-propos, quelques figures importantes de ce réseau en France.

L'arrivée d'Eric Zemmour dans la course à la présidence française de 2022 a pu être comparée à la montée de Trump aux États-Unis. Et si cela s'est soldé par un modeste 7% pour Zemmour, cela traduit bien comment il a pu devenir le visage institutionnellement “acceptable” d'une extrême droite française éclatée en différentes “chapelles” : royalistes, chrétiens intégristes, néo-nazis, masculinistes...

Dans cet article, Jude Doyle met en avant l'importance de l'articulation entre antisémitisme et antiféminisme dans les pensées d'extrême droite. Ce genre d'approche rappelle immédiatement des rhétoriques popularisées par Alain Soral en France, notamment quand il affirmait que l'arrivée des femmes sur le marché de l'emploi n'était déjà plus du “vrai féminisme”, mais le résultat de la volonté d'une élite capitaliste juive qui cherchait de nouvelles consommatrices. D'Alain Soral et son national-socialisme misogyne, on arrive aux pensée tradfem, des femmes affirmant que le “néo-féminisme” les éloignerait de leur féminité et donc les rendrait indésirables, malheureuses et finalement, de mauvaises épouses. Virginie Vota est un exemple de cet antiféminisme essentialiste de droite. C'est cette essentialisation des rôles masculins et féminins hétérosexuels qui peut rendre perméable des personnes ou groupes, au premier abord progressistes et féministes, à la transphobie et finalement, à des positions anti-féministes et autoritaires. On peut citer l'exemple de Dora Moutot ou, de façon plus spectaculaire encore, le naufrage de Marguerite Stern, aujourd'hui figure d'un mouvement “TERF” naissant en France.

D'autre part, l'article cite bien les liens importants entre l'écofascisme de Deep Green Resistance et la radicalisation des mouvements TERF états-uniens. Cette tendance existe aussi dans l'écologie profonde française : dans les antennes françaises de la DGR, mais aussi chez Floraisons, qui affiche des critiques “anti-industrielles” ambiguës vis-à-vis des personnes trans et de la transition.

Enfin, si on regarde des groupes spécifiquement anti-trans en France, on retrouve aussi des financements douteux et des liens avec des groupes religieux chrétiens réactionnaires comme Civitas ou des groupes issus de LMPT. Ces liens ont largement été documentés pour Ypomoni ou L'observatoire de la Petite Sirène.

En bref, il existe en France des groupes prêts à paver la route des lois anti-trans ayant déjà vu le jour au États-Unis et, plus inquiétant encore, l'exemple états-unien nous démontre que cela peut aboutir finalement à la remise en cause des droits d'autres minorités, comme le droit à l'avortement, à une éducation sexuelle LGBTIA+-friendly et à la montée du suprématisme blanc en général, du fait de la proximité entre réactionnaires transphobes, nazis et antiféministes.


Lorsque j'ai commencé à m'interroger sur le lien entre le militantisme anti-trans et la droite états-unienne, mes préoccupations étaient simples. J'ai écrit sur l'accès à l'avortement pendant plusieurs années, et certaines des tactiques utilisées par les réseaux transphobes, les "manifestations" bruyantes devant les cliniques, ou le doxing et le harcèlement des médecins, étaient suffisamment similaires à celles du mouvement "pro-vie" pour que j'en arrive à la conclusion que certains groupes travaillaient ensemble.

J'avais raison : il y avait un lien, que j'ai déjà couvert pour Xtra et d'autres médias. Ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est que demander aux chercheureuses de situer les militant-e-s anti-trans dans le contexte plus large de la droite s'avérerait être l'une des questions les plus effrayantes que j'aie jamais posées. Toustes les chercheureuses à qui j'ai parlé m'ont dit que la situation sur le terrain était bien pire que je ne le pensais. Les militant·es anti-trans n'avaient pas rejoint la droite états-unienne. En fait, l'extrême droite utilisait la transphobie pour faire avancer ses idées, et ces idées étaient à la fois beaucoup plus violentes et efficaces que je ne le pensais.

Ce qui suit est une tentative de résumer ces idées, quand un tableau plus complet, listant les groupes d'activistes autonomes, les théories du complots extravagantes, les campagnes de haine sur les réseaux sociaux et les initiatives de financement mondial titanesques, serait à la fois trop complexe et trop paradoxal pour être simplement résumé. Il s'agit d'une histoire dans laquelle des “écofascistes” infiltrées dans des festivals de la communauté lesbienne rencontrent des blogueurs conspirationnistes antisémites, sur fond de financements russes. Ce récit est suffisamment étrange pour être difficile à prendre au sérieux, mais en même temps très réel et de plus en plus inquiétant pour nous tous. C'est ainsi qu'une pensée transphobe et génocidaire est devenue un courant politique grand public, et cela a de graves implications, non seulement pour les personnes trans, mais aussi pour la démocratie elle-même.


Jusqu'à présent, j'ai évité d'utiliser l'acronyme fatidique : TERF, ou trans-exclusionary radical feminist. La raison en est que “TERF” n'a plus la même signification qu'il y a 20 ou même 10 ans. Il désigne toujours une personne, souvent des femmes blanches et cisgenres, dont la politisation est caractérisée par une transphobie obsessionnelle, mais le contenu de cette haine est très différent aujourd'hui.

Les premières TERFs sont issues d'un courant spécifique du féminisme radical, hostile aux personnes trans. Certaines autrices féministes des années 1970 et 1980, comme Janice Raymond, dont le livre The Transsexual Empire, publié en 1979, préconisaient, entre autre chose, de “faire disparaître moralement les trans”. Leurs batailles politiques étaient axées sur des choses comme la condamnation des strap-ons en tant que symbole de la domination masculine ou l'exclusion des femmes trans du festival lesbien MichFest. Elles étaient largement moquées, très impopulaires et, même à leur apogée dans les années 1980, elles n'avaient pratiquement aucune influence.

Alors comment les TERF sont-elles devenues une menace planétaire ? La réponse, selon la chercheuse Ky Schevers, c'est qu'il ne s'agit pas des mêmes personnes. Au milieu des années 2010, un petit groupe de militantes proches de groupes fascistes, la plupart issues du groupe écologiste Deep Green Resistance (DGR), a infiltré le mouvement et l'a fait pencher à droite, malgré les réticences de certaines membres.

“Je traînais avec ces féministes radicales transphobes quand cette panique morale est arrivée”, dit Schevers. “Je sais qu'il y en a beaucoup qui se sentent en fait complètement flouées”.

Schevers étudie les TERF parce qu'elle en a été une. Elle a beaucoup écrit sur le fait d'avoir été aspirée par un mouvement sectaire de “détransition” qui a convaincu de jeunes personnes transmasculines que leur dysphorie était causée par la misogynie et ne pouvait être guérie que par le féminisme radical. Elle a été un guide patient dans cet univers structuré par la transphobie. Elle m'a parlé de la montée de l'activisme anti-trans qui cible les médecins et les cliniques de genre ; chaque conversation est un tourbillon de noms, de dates, d'heures et d'articles de blog de niche issus de ce mouvement TERF, qui éclaire les dessous d'un mouvement de plus en plus dangereux et dont la transphobie est obsessionnelle.

Les TERF ont toujours été des “terribles personnes”, m'a dit Schevers, mais les groupes qu'elle a rencontrés en premier étaient relativement familiers avec la pensée féministe. La plupart se considéraient comme progressistes ou de gauche. Puis est arrivé DGR, avec une tout autre perceptive.

Les membres de la DGR sont ce que Schevers appelle des “écofascistes” : iels plaident pour une action violente qui provoquerait une disparition massive de l'humanité pour sauver l'environnement. Iels recrutaient initialement dans les groupes anarchistes et écologistes. D'après une chronologie établie par le chercheur Lee Leveille, DGR a scissionné en 2012 en raison d'une série de controverses liées la transphobie de ses fondateurs, Lierre Keith et Derrick Jensen. En 2013, Earth First ! s'est joint au cofondateur de DGR, Aric McBay, pour les dénoncer.

C'est également en 2013 que Keith a fondé l'organisation "féministe radicale" Women's Liberation Front, ou WoLF.

“Lierre Keith a commencé à s'intéresser davantage aux TERF de la vieille école”, dit Schevers.

Des militantes étaient présentes au dernier MichFest pour essayer de recruter des gens. Le WoLF avait installé son propre petit camp. Elles ont donc commencé à recruter parmi les féministes et les lesbiennes transphobes, puis une fois que Trump a été élu, et que la droite chrétienne et tous ces autres groupes sont devenus plus puissants et plus audacieux, c'est là qu'elles ont commencé à faire les alliances [à droite].

Après l'élection de Donald Trump, le WoLF n'a cessé de se radicaliser à l'extrême droite. La cofondatrice Kara Dansky est apparue dans l'émission Tucker Carlson Tonight pour s'insurger contre les droits trans, et, en 2017, l'organisation a déposé un rapport conjoint avec la très conservatrice Family Policy Alliance pour “[s'opposer] l'ouverture des vestiaires et des douches des filles aux garçons qui disent s'identifier comme des filles - et vice versa.” Ces nouvelles alliances ont fait entrer les TERF dans le camp de la droite institutionnelle. Cela leur a également donné du pouvoir.

“Quand on regarde qui se dit "féministe GC" [féministe "critique du genre"] de nos jours, leur version du "féminisme radical”, c'est celle du WoLF”, dit Schevers. "Elles s'éloignent beaucoup des écrits de Janice Raymond."

Il ne faut pas pour autant pleurer les premières TERF, dont les intentions, en particulier à l'égard des femmes trans, ont toujours été génocidaires. Raymond a explicitement déclaré que son objectif était que les personnes trans n'existent plus. Pourtant, en 1979, cette haine était beaucoup moins puissante qu'aujourd'hui. Le TERFisme n'était qu'une niche dans un mouvement relativement impuissant qui n'avait pas la portée ni le soutien de la droite au sens large. Pourtant, en tant que premier regroupement haineux “de gauche”, les TERF étaient incroyablement faciles à infiltrer et à convaincre pour les fascistes.

Dans “The TERF to Dissident Right Pipeline, paru en 2020 dans le Radix Journal, un journal d'extrême droite fondée par le néonazi Richard Spencer, Kat S explique comment y parvenir. Elle note l'insistance avec laquelle les TERF mobilisent le “sexe biologique” en tant que concept binaire et immuable : tous les "hommes" sont dépravés et violents, toutes les “femmes” sont des victimes fragiles. C'est de cette façon qu'elles deviennent plus perméable à l'idée d'autres hiérarchies biologiques. Par dessus tout, leur obsession de qualifier les femmes trans “d'hommes violents” peut être utilisée comme une arme contre les hommes racisés et les faire adhérer à des idées authentiquement suprémaciste. On peut lire:

Il ne faut pas longtemps à toute femme réfléchie pour voir exactement quels hommes commettent des crimes violents et la majorité des violences entre partenaires, le réalisme racial en est la suite logique.

En fin de compte, selon l'article, il devrait être facile de convaincre les TERF que soutenir les droits des “femmes biologiques” signifie rejeter “la théorie féministe du milieu et de la fin du 20e siècle qui a été imposée par les juifs”, en particulier la notion de carrière féminine à l'extérieur du foyer. En opposition à ce prétendu “nouvel esclavage capitaliste des femmes”, la “réconciliation” avec leur rôle biologiquement déterminé d'épouses et de mères. “Un mouvement pro-famille et pro-nataliste nécessite une certaine adhésion des femmes, écrit Kat S., “et redéfinir le paradigme du patriarcat est essentiel.” En définitive, il faut convaincre les TERF de voir le patriarcat comme “un système où les pulsions et les forces des hommes peuvent se déchainer et être canalisées vers des activités saines, et où les femmes sont protégées et respectées dans la réalité matérielle du don que leur biologie unique permet.”

Il y a une certaine ironie dans l'idée que c'est dans un “féminisme” sans aucune femme trans que les TERF ont fini par forger l'outil grâce auquel les fascistes pourraient réussir à détruire le féminisme tout entier. On pourrait néanmoins me rétorquer que les thèses complétement fantaisistes des nazis, développées en ligne, ne sont pas un phénomène nouveau. Mais cela pourrait-il vraiment fonctionner ? Pour en parler, il faut prendre du recul et regarder la situation dans son ensemble.


Les TERF et les groupes anti-trans ne sont qu'une partie d'un militantisme plus large contre ce que la droite appelle “la théorie du genre” : en gros, ce qui relierait idéologiquement le droit à l'avortement, les droits des femmes et des personnes LGBTIA+, mais où les trans semblent inspirer une haine particulière.

Cette lutte est bien organisée et bien financée par des groupes internationaux. Un rapport publié en 2021 par le Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (European Parliamentary Forum for Sexual and Reproductive Rights: EPF) a révélé qu'entre 2009 et 2018, l'Europe avait reçu 707,2 millions de dollars américains en “financement antigenre”. (Encore une fois, cela comprend les initiatives contre l'avortement et plus largement les droits LGBTIA, ainsi que les financements dits “anti-trans” ; pour les opposant-e-s à la “théorie du genre”). En dehors de l'Europe elle-même, deux pays ont injecté des fonds dans ces mouvements : les États-Unis et la Russie.

Le rapport de l'EPF liste la Heritage Foundation, l'American Center for Law and Justice et l'Alliance Defending Freedom parmi les donateurs. Ce sont des groupes très actifs dans les politiques anti-avortement et anti-trans dans leur pays. Par exemple, on attribue à l'Alliance Defending Freedom la création de modèles pré-écrits qui permettent d'inonder les parlements des États dans le but de faire barrage à l'inclusion des personnes trans dans le sport.

L'implication de la Russie est plus difficile à cerner, notamment parce que cet argent est souvent blanchi, ce qui rend compliqué le traçage des financements douteux. L'EPF affirme que, pour Poutine, les mesures anti-LGBTIA ne sont pas seulement souhaitables en elles-mêmes (le traitement réservé par la Russie aux homosexuels est particulièrement terrible), mais constituent également un moyen de déstabiliser le monde. Plus précisément, la Russie a l'habitude de soutenir “les partis politiques d'extrême droite et populistes dont le programme est explicitement perturbateur”. Si des démocraties qui fonctionnent par ailleurs peuvent être déchirées à cause des droits civils, cela crée un chaos qui profite finalement à la Russie. Les États-Unis ont assurément été affaiblis par les années Trump, c'est sans doute l'exemple où cette stratégie a le mieux fonctionné.

En essayant de suivre ces connexions, on se retrouve dans une chaîne humaine où les oligarques russes déversent de l'argent dans les groupes de réflexion évangéliques états-uniens et où les évangéliques renvoient cet argent de l'autre côté de l'Atlantique pour financer les TERF. Une loi qui interdit aux enseignants de mentionner l'homosexualité en classe est d'abord votée en Hongrie puis en Floride. La transition des jeunes est interdite au Royaume-Uni (puis rétablie), puis interdite en Idaho. Vladimir Poutine défend son invasion de l'Ukraine en comparant les polémiques autour de J.K. Rowling à celles critiquant la Russie. Les mêmes idées réactionnaires vont et viennent entre les continents comme les courants océaniques, et avec ou sans coordination consciente, nous finissons tous par vivre dans la même ambiance anxiogène. Même les idées de droite les plus extrêmes et les plus invraisemblables ont une portée et un soutien institutionnel qu'elles n'auraient pas eu autrement. Un glissement mondial vers le fascisme, d'abord improbable, devient de plus en plus envisageable.

C'est là que les choses deviennent bizarres.


Jennifer Bilek est la membre de Deep Green Resistance qui a eu la plus grande influence sur le mouvement “Gender Critical”. Elle se qualifie de “journaliste d'investigation, artiste et citoyenne concernée” (comprendre : blogueuse), et c'est justement son article de 2018 pour le Federalist, “Who Are the Rich, White Men Institutionalizing Transgender Ideology ?” qui a fait basculer les réseaux transphobes organisés dans le domaine des théories du complot antisémites.

Dans cet article, Bilek expose sa façon délirante de percevoir le monde : une cabale de “milliardaires transhumanistes”, des individus fortunés censés aider l'humanité à transcender son statut d'espèce biologique, comme le magnat des fonds spéculatifs George Soros, les philanthropes Warren et Peter Buffett et les femmes transgenres Martine Rothblatt et Jennifer Pritzker, auraient infiltré la communauté gay et pris le contrôle de "Big Pharma". Iels auraient ainsi créé une industrie prédatrice pro-théorie du genre qui convaincrait les personnes cis qu'elles ont besoin d'une transition, dans le but final de normaliser la “dissociation corporelle” et les modifications corporelles extrêmes, de mettre des puces Google dans nos têtes et (je le jure devant Dieu) d'asservir l'humanité en fusionnant l'homme et la machine.

Les thèses de Bilek inspirent la moquerie chaque fois que quelqu'un les régurgite sur les réseaux sociaux. C'est normal, elles sont incroyablement stupides. Cependant, le trope d'une sinistre élite financière complotant dans l'ombre la destruction de l'humanité est un marronnier de la propagande nazie. La quasi-totalité des milliardaires qui figurent sur la liste de Bilek sont, comme le souligne Schevers, “des personnes juives, transféminines ou des hommes gays”.

“Il y a une chose très importante à assimiler pour comprendre le fonctionnement des pensées nazies, d'extrême droite ou de droite extrême, c'est la façon dont elles considèrent systématiquement qu'absolument tout est un complot juif”, m'explique Talia Lavin, chercheuse et autrice de Culture Warlords : My Journey into the Dark Web of White Supremacy. “Et l'existence des personnes transgenres en fait donc partie”.

Talia Lavin, chercheuse et autrice de Culture Warlords : My Journey into the Dark Web of White Supremacy

Lavin mentionne l'autodafé des archives de Magnus Hirschfeld en 1933 : Hirschfeld était un médecin juif allemand, chercheur novateur et remarquablement à l'écoute de ses patient-e-s transgenres. Sa clinique a été la première au monde à proposer une chirurgie de réassignation sexuelle. Puis les nazis ont brûlé son travail, laissant un trou dans l'histoire.

Pour les personnes transgenres, c'est la preuve d'une volonté d'effacement des identité trans de l'histoire. Mais pour un nazi, dit Lavin, cela signifie quelque chose de différent : le fait que Hirschfeld ait été juif démontre que “[l']existence des personnes trans a été inventée par des médecin juifs afin de détruire la masculinité et la famille blanche”.

J'ai parlé à des chercheureuses de plusieurs pays pour cet article et toustes ont confirmé que les militant·es anti-trans se sentent de plus en plus à l'aise pour développer leurs arguments dans un cadre suprématiste blanc, par exemple, en présentant l'accès à la transition comme une tentative de diminuer la fertilité et le taux de natalité des blanc-he-s en particulier. Parfois, cela reste subtil : dans Irreversible Damage, publié en 2020, Abigail Shrier dépeint la transition des mineurs comme une menace imminente pour la fertilité de “nos filles”, elle utilise pour sa couverture la tristement célèbre l'illustration d'une jeune fille blanche dont l'utérus a été retiré de son ventre.

Compte-rendu de Dommages irréversibles, d’Abigail Shrier
Il s’agit ici de faire une lecture rapide des éléments de langage du livre, afin d’en déconstruire le discours.

Aux extrêmes, c'est encore plus explicite. Alix Aharon est a l'origine de GenderMapper, un groupement qui a accusé le Planned Parenthood (NdT : équivalent du Planning Familial en France) d'être “à la tête du lobby trans”. Cette même Aharon insiste sur le fait que la transition n'est une menace que pour les enfants blancs. "Les jeunes noirs ne transitionnent pas", écrit-elle.

Cette focalisation obsessionnelle sur la natalité des blanc·hes va de pair avec la propagande fasciste sur le fait que nous serions envahis ou remplacés par des populations non-blanches. “Il y a de plus en plus de propagande sur l'idée d'un "génocide blanc"”, explique Mallory Moore, membre du Trans Safety Network, basé au Royaume-Uni.

Nous, les personnes queer et trans, comme les féministes d'ailleurs, refuserions d'honorer notre devoir de reproduction à la nation.

Selon Schevers, la pensée conspirationniste qui domine les cercles TERF peut facilement déshonorer par association d'autres mouvements progressistes, alors que les personnes trans peuvent être pensées comme un outil visant à affaiblir la race blanche par “dégénérescence sexuelle”. Des mouvements comme Black Lives Matter peuvent être soupçonnés d'être involontairement des plateformes pour les trans.

“Iels disent que Black Lives Matter a été récupéré par le lobby trans”, m'explique Schevers. “Encore une fois, c'est très similaire à la propagande nazie. Cette élite juive aurait réussi un putsch au sein du mouvement de défense des droits civiques des noirs et ce n'est au fond qu'une attaque contre la race blanche”.

À ce stade, le terme transphobie ne semble plus suffisant pour décrire la pensée à laquelle nous faisons face. La “transphobie” implique la haine des personnes trans. Croire que l'existence des personnes trans est un complot juif qui vise à détruire la race blanche en réduisant la fertilité des femmes blanches est, pour parler crûment, un tout autre niveau de connerie.

Pourtant, ces idées sont en train de sortir de leurs niches d'initiés, dédiabolisées par des commentateurs sympathiques qui se gardent bien de mentionner de quel milieu elles sont issues. Par exemple, comme l'a documenté la chercheuse Christa Peterson, le récent livre Trans d'Helen Joyce reprend la théorie des “milliardaires juifs” de Bilek sans la citer nommément. Joyce a ensuite été reprise par le commentateur anti-trans Jesse Singal dans le New York Times. Singal, tout en qualifiant le livre de Joyce de “critique réfléchie et approfondie d'une idée qui s'est propagée du jour au lendemain dans une grande partie des rangs libéraux”, a omis de mentionner qu'il est question de “milliardaires juifs” dans le livre. Creusez un petit peu, et vous trouverez de l'antisémitisme, mais en surface, ça ressemble à un “débat” raisonnable.

Et c'est un débat que les personnes transgenres sont en train de perdre. Ce qui nous amène à la partie la plus terrifiantes dans tout ça : comment une rhétorique qui vise à éliminer les personnes trans a-t-elle pu se faire une place à part entière dans le débat politique grand public aux États-Unis ?


Ce n'est pas une coïncidence si une grande partie de cette histoire est liée de près ou de loin à l'élection de Donald Trump. L'administration Trump a enhardi les groupes fascistes et d'extrême droite dans tous les domaines, et elle les a également rapprochés du pouvoir politique traditionnel comme jamais auparavant, comme en témoignent le nombre croissant de nazis et de complotistes issus de QAnon dans les parlements états-uniens.

La démocratisation d'idées d'extrême droite dans la ligne du parti républicain ne s'est pas faite sans douleur : les conservateurs #NeverTrump estiment que les suprémacistes blancs assumés leur font une mauvaise pub, et à l'inverse, les membres de groupes haineux pensent que les conservateurs “modérés” sont des vendus. Pourtant, la transphobie a fourni un point de convergence où l'extrême droite et les réactionnaires plus traditionnels sont unis. La rhétorique qui était autrefois l'apanage de l'extrême droite a fini par dominer les débats sur les législations anti-trans ou anti-LGBTIA aux États-Unis. Il suffit de voir de quelle façon les taux de fertilité et les questions de “stérilisation” des enfants en viennent à dominer toute discussion sur la transition des jeunes. En Floride, le porte-parole du gouverneur Ron DeSantis a présenté le fameux projet de loi “Don't Say Gay” comme un projet de loi “anti-grooming”, et tous les opposants ont été présentés comme des pédophiles.

“Quand ils disent ‘pédophile’, ils veulent dire quelqu'un qui ne devrait pas être autorisé à vivre”, dit Lavin. “Ce que QAnon appelle ‘L'État profond’ serait impliqué dans de la pédophilie. Le parti démocrate serait impliqué dans de la pédophilie de masse. C'est une rhétorique propre [à l'extrême droite] : ‘tout le monde est pédophile et les pédophiles devraient être tués’”.

Lentement mais sûrement, l'idée que les personnes trans constituent par nature une menace prédatrice pour les enfants (blancs) gagne du terrain, et la suite logique après avoir admis cette prémisse, c'est la volonté d'éliminer cette menace.

“C'est ce que je veux dire quand je parle de ‘rhétorique de l'annihilation’”, dit Lavin. “Ce sont les discours qui prennent la forme de ‘c'est pour protéger les parents et les enfants’. Comme si les personnes homosexuelles, les personnes transgenres, ne pouvaient pas être des “parents" et des “enfants". Iels ne font pas partie de la société” (NdT: Volk dans le texte, Peuple-Nation en allemand).


C'est ici que je me retire, sonnée. J'admets que tout ceci mis bout à bout peut sembler paranoïaque mais je le dis : cette idéologie est, de toute évidence, déjà génocidaire en ce qui concerne les personnes trans, mais elle semble également susceptible de faire boule de neige et atteindre de nouvelles cibles. L'activisme “contre la théorie du genre” s'attaque déjà à l'accès à l'avortement, aux droits des femmes et aux droits des personnes cis queer, qui sont tous en train de reculer aux États-Unis. Ce mouvement attise en sous-texte une haine bouillonnante à l'encontre des populations noires et juives, qui, tôt ou tard finira par se déchainer sur elles. J'ai peur pour moi, mais plus encore, j'adhère à l'inquiétante analyse de la théoricienne Judith Butler quand elle explique que les personnes trans ne sont peut-être pas une fin en soi dans les manœuvres des fascistes : nous sommes simplement le moyen le plus populaire par lequel iels “dépeignent un monde fait de menaces multiples et imminentes pour justifier un régime de censure autoritaire”.

Je repense sans cesse à ma conversation avec Lavin à propos des archives Hirschfeld. Les brûler a été l'une des premières choses que les nazis ont faites, mais ce n'est certainement pas ce pour quoi nous nous souvenons d'eux. Le fait que les trans soient une première cible facile ne signifie pas que nous serons les derniers ou même les plus touchés. Plus je regarde tout cela, plus j'assemble d'informations, plus j'entrevois cette lueur funeste dans le lointain.

Le fait est que le feu se propage toujours. Regarde autour de toi et vois ce qui brûle déjà.

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Al Loustoni

iel/ellui Punk psychédélique exilé-e à la campagne. insta: @al_loustoni