Et si l'abstinence avait tout à voir avec l'asexualité ?
Il m'est déjà arrivé de mentionner dans des stories mon malaise avec l'idée de revendiquer sans aucune nuance que "l'asexualité c'est pas l'abstinence". Parce qu'une étape importante de mon questionnement ace a été de m'autoriser à ne plus avoir de sexe (et que c'est ok) mais aussi parce que je trouve ça un peu hors sol de se dire qu'il n'y a absolument aucun lien entre questionnement identitaire et expérimentation, changement de ses pratiques (ce qui ne veut pas dire détester le sexe ni arrêter pour toujours).
Mais plus qu'un slogan en particulier, j'ai l'impression que plusieurs niveaux de divergences assez profonds sur les luttes asexuelles et leur objet traversent cette idée.
La première chose qui m'a amené-e à penser ça, c'était de voir les questionnements des personnes se découvrant aces, mais aussi les interrogations de leurs partenaires. Elles tournaient systématiquement autour des pratiques et/ou du fait de ne plus être ace plus tard et donc de se tromper. L'affirmation que ace =/= de abstinent-e venait donc rassurer sur la question de la légitimité : tu as le droit de te dire ace et coucher, changer etc. Le fait de réussir à se définir ace était une fin en soi qui sous-tendait beaucoup de discours.
Je comprends ce besoin de validation "par les pairs", surtout quand il est si dur d'imaginer ce à quoi peut ressembler notre vie en tant qu'asexuel-le, alors qu'on nous a matraqué l'hétérosexualité comme horizon. Mais souvent, en allant plus loin dans la conversation, arrive la question du consentement et des pressions du/de la partenaire, de la façon dont la situation matérielle des aces bloque leurs questionnements. Les doutes viennent rarement de nulle part.
L'état d'esprit qui transparaissait dans les demandes des partenaires non-ace nous questionnait aussi. On sent bien que répondre oui à un-e partenaire qui demande "est-ce qu'une personne ace peut coucher ? Y a pas des chances que maon copaine soit pas plutôt demi-sexuel-le ?", c'est potentiellement donner une arme pour contourner un non. On les légitimerait dans leur posture de "personne qui sait et qui peut donner les infos qu'iel veut bien à saon partenaire ace".
On a donc déjà deux perspectives différentes sur l'asexualité ici:
- La première est abordée sous le prisme de la légitimité. Elle va déployer des politiques de visibilité et s'assurer de ne pas créer d'inconfort en affirmant de façon trop tranchée que telle expérience est propre à l'asexualité. Cela veut donc dire rester toujours très proche de la définition la plus stricte de l'asexualité (un ressenti) et donc rejeter la question de l'abstinence.
- La seconde approche est beaucoup plus féministe. On s'interroge sur les dynamiques de pouvoir qui peuvent traverser le couple ace/non-ace, comment le genre le configure, et comment nos ressources ou concepts peuvent être reçus voire dévoyés parce que les questions de/(d'a)sexualité sont traversées par la culture du viol. La question de la possibilité du refus fait partie de notre réflexion (et donc, l'abstinence aussi).
Je ne pense pas que ces approches s'opposent fondamentalement. Mais c'est bien ce changement de perspective qui me pousse à un constat : ce qui fait peur c'est la non-sexualité, ou abstinence, comme vous voulez. La question du choix ne change pas grand chose au fond. L'asexualité est davantage perçue comme quelque chose qui mènerait plus ou moins nécessairement à l'abstinence. Elle questionne l'évidence des pratiques en tout cas.
Quand on y regarde bien, ce qui est le plus souvent qualifié d'acephobie, des questions déplacées aux tentatives de médication et de thérapie, touche à l'absence de pratiques (réelles ou supposées) ou à la difficulté à passer à l'acte. Si ces propos et pratiques sont violents, stigmatisants et/ou empreints de pitié, c'est justement parce que la non-sexualité est fondamentalement en marge d'un idéal hétérosexuel sain et prétendument épanouissant.
Plus encore, on peut comprendre le rejet de la non-sexualité justement parce que la désexualisation est un mécanisme oppressif. C'est particulièrement le cas pour le validisme et la psychophobie, mais c'est aussi vrai pour des populations marginalisées ayant été pathologisées et dont les droits reproductifs sont régulièrement remis en cause (les personnes trans, intersexes, racisées). Eujung Kim explique ainsi que "la désexualisation fait référence au processus continu d’une mise à distance entre la sexualité et les personnes handicapées par la crainte de la reproduction et de la contamination du handicap." Assigner une identité asexuelle à quelqu'un, le ou la sortir des possibles amoureux et sexuels, cela questionne sa normalité, sa place et sa valeur dans une société hétéro-patriarcale. Ce processus est souvent paradoxalement connexe à une hypersexualisation ; il prend place dans un imaginaire commun, mais est aussi largement construit par des politiques institutionnelles de ségrégation, de contraception et de stérilisation forcées.
Il n'est pas question de dire que les vécus asexuels seraient exactement équivalents aux vécus handicapés, ou bien que toutes les personnes handicapées seraient asexuelles (au sens de l'orientation sexuelle intime), mais plutôt que la construction identitaire "asexuelle" se fait nécessairement en relation avec ces représentations culturelles de la non-sexualité, de la virginité ou de la dysfonction sexuelle, qui ne peuvent pas être comprises indépendamment de leurs rôles dans différents rapports de domination (validiste et patriarcale, mais aussi de race et de classe).
Il est illusoire de penser que l'asexualité puisse être pleinement acceptée alors que la non-sexualité reste stigmatisée et pathologisée. Pire, je m'inquiète vraiment de cette tendance des militant-e-s aces à en faire "un autre sujet" (voire un non-sujet). Cette réflexion me semble être un angle de convergence indispensable avec les luttes contre les dominations et pour la création d'un vrai rapport de force contre les médecins et psychiatres qui nous pathologisent encore (au même titre que beaucoup d'autres). Refuser cette convergence et cette extension des luttes aces, c'est se cantonner à des politiques de représentations lisses, excluantes et nécessairement en marge des autres espaces militants.