Whipping Girl - Introduction

Traduction 28 juin 2022

Source (trouvable sur les internets mondiaux)

Autrice: Julia Serano

Traducteurice: Maddykitty


Whipping Girl, par Julia Serano

Le passage suivant est extrait du livre de Julia Serano, Whipping Girl, aux éditions Seal Press : “Introduction”.

Whipping Girl
“A foundational text for anyone hoping to understand transgender politics and culture in the U.S. today.” —NPRNamed as one of 100 Best Non-...

“Si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais écrasée par les fantasmes des autres et dévorée vivante.”

— Audre Lorde

Quand j'ai commencé à parler de mon projet de livre basé sur mes expériences et perspectives en tant que femme transsexuelle, beaucoup ont immédiatement supposé que j'écrivais une autobiographie (plutôt qu'un récit politique ou historique, une œuvre de fiction ou une collection d'essais personnels). Peut-être imaginaient-iels que j'allais écrire un de ces récits/confessions dont raffolent les personnes non-trans, qui commencerait par l'affirmation que j'ai toujours été “une femme coincée dans un corps d'homme”. Un récit qui tordrait mon désir d'être une femme en une quête d'activités féminines. Un récit qui expliquerait les tenants et aboutissants de la chirurgie de réassignation sexuelle et des hormones dans les moindres détails. Un récit qui évacuerait complètement toute discussion sur la façon d'être traitée en tant que femme et la comparaison à la façon dont j'étais traitée en tant qu'homme. Un récit qui effacerait toutes les discriminations auxquelles je fais face en tant que transsexuelle. Un livre, enfin, qui ne se terminerait pas sur mon devenir de fervente militante trans ou féministe, mais sur la consommation du fait d'être une femme sous la forme de ma première expérience sexuelle avec un homme. Je ne suis pas surprise que tant de personnes m'imaginent écrire une énième variation de ce genre de récit (NdT : trans). Jusqu'à récemment, c'était le seul type de récit que les éditeurs de produits culturels non-trans acceptaient de la part de femmes transsexuelles. Et bien que je respecte toute femme trans assez courageuse pour avoir souhaité partager son histoire avec le monde entier, cette obsession narrative pour les aspects les plus sensationnalistes des récits transsexuels a rendu invisible la diversité des perspectives et expériences qui existent chez les femmes trans. En outre, les relations complexes que nous entretenons avec nos corps et notre genre s'en retrouvent étriquées. Elle a également effacé la difficulté que nous avons à faire face aux stéréotypes de genre que les autres projettent sur nous parce que nous sommes des femmes et parce que nous sommes transsexuelles.

D'autres personnes, qui connaissent mon travail de militante trans ainsi que mon travail d'écriture de poésie transgenre, ont pu penser que je travaillais sur un livre de type “révolution transgenre”, un livre similaire à ce qu'ont pu écrire Kate Bornstein, Leslie Feinberg et Riki Wilchins, qui m'ont tant influencée lorsque j'ai fait mon coming out.

Un livre qui engage les lecteurices à regarder au-delà de la binarité de genre, qui encourage toutes les personnes transgenres (qu'importe qu'elles soient transsexuelles, travesties, genderqueer, artistes drag, etc.) à reconnaitre que nous sommes dans le même bateau, toutes victimes d'une culture genrée rigide et normalisée. Même si je crois effectivement que toutes les personnes transgenres ont un intérêt politique commun face à ceux qui craignent et rejettent la diversité de genre et la différence sous toutes ses formes merveilleuses, je ne pense pas que nous subissions les mêmes discriminations et pour les mêmes raisons. J'ai constaté que la façon dont les gens réagissaient à mon égard à l'époque où je m'identifiais en tant qu'homme travesti au placard, ou comme un garçon queer bigenre, était très différente d'autres types de réaction et tout autant que la façon dont les gens réagissent à mon égard maintenant que je suis une femme transsexuelle. L'accent mis sur la catégorie “transgenre” comme catégorie fourre-tout pour toute personne qui “transgresse la binarité de genre” a, par inadvertance, effacé les luttes auxquelles sont confrontées celleux d'entre nous qui se trouvent à l'intersection de nombreuses formes de préjudices fondés sur le genre. Et si je suis d'accord sur la plupart des points que les livres sur le thème de la “destruction de la binarité de genre” soulèvent régulièrement, je me suis rendue compte qu'ils ne donnent qu'une vision partielle du problème.

L'idée que toutes les discriminations anti-trans proviennent du fait que, en tant que personnes transgenres, nous “transgressons la norme de genre binaire” ne correspond pas entièrement avec mon expérience personnelle. En tant qu'enfant quelque peu excentrique, j'avais toute latitude pour refuser de participer aux activités des garçons et cultiver une personnalité et une apparence androgynes. On se moquait parfois de moi parce que j'étais différente, que j'étais un garçon atypique ou non masculin, mais ça n'était rien en comparaison du venin réservé aux garçons qui se comportaient de façon ouvertement féminine. Aujourd'hui, en tant que femme ouvertement transsexuelle, je constate que ceux qui veulent me ridiculiser ou me rejeter ne le font pas sur le simple fait que je ne me conforme pas aux normes de genre. Le plus souvent, ils se moquent de ma féminité. Depuis la perspective d'une personne qui occasionnellement déroge à son genre ou qui est sur le spectre FtM/transmasculin, il semble que la norme de genre binaire soit au cœur de toutes les discriminations anti-trans. Mais la plupart des comportements anti-trans auxquels j'ai dû faire face en tant que femme transsexuelle seraient probablement mieux décrits comme de la misogynie.

Le fait que les femmes transsexuelles soient souvent pointées du doigt pour faire les frais de la fascination culturelle et de la diabolisation du transgenre est un sujet arrivé à maturité pour la critique féministe depuis environ un demi-siècle. Malheureusement, de nombreuses féministes sont restées particulièrement insensibles voire carrément hostiles aux expériences et perspectives des femmes transsexuelles. En fait, les quelques féministes non-trans qui ont écrit sur nous par le passé ont généralement fondé leurs thèses sur la présomption que nous sommes réellement “des hommes” (pas des femmes), et que nos transitions physiques en tant que femmes et notre expression de la féminité représentent une appropriation de la culture, du symbolisme et des corps des femmes. En plus du fait qu'elles ne respectent pas le fait que nous nous identifions, vivons et sommes traitées par le monde en tant que femmes, de telles approches ont laissé passer l'occasion d'examiner des questions bien plus pertinentes : la façon dont le sexisme traditionnel façonne les présomptions communes sur les femmes transsexuelles et pourquoi tant de personnes dans notre société se sentent menacées par l'existence d' “hommes qui choisissent de devenir des femmes”.

Mon intention, dans ce livre, est de dévoiler les nombreux mythes et idées fausses qui portent sur les femmes transsexuelles, ainsi que sur le genre en général. En renversant les rôles et en examinant les raisons pour lesquelles notre société a entrepris de déshumaniser les femmes transgenres, j'espère montrer que nous sommes ridiculisées et rejetées non pas simplement parce que nous “transgressons les normes de genre binaires”, comme l'ont proposé de nombreux militants transgenres et théoriciens du genre, mais plutôt parce que nous “choisissons” d'être des femmes plutôt que des hommes. Le fait de nous identifier et de vivre en tant que femmes, malgré le fait d'avoir été assignées hommes à la naissance et que nous ayons hérité de privilèges masculins, défie celleux qui, dans notre société, veulent glorifier le fait d'être des hommes et la masculinité, tout autant que celleux qui définissent les luttes auxquelles sont confrontées les autres femmes et personnes queers uniquement en terme de privilège masculin et hétérosexuel.

L’examen du mépris de la société pour les femmes trans met également en lumière un aspect important, mais souvent négligé, du sexisme traditionnel : il ne cible pas seulement les personnes pour le fait d'être des femmes, mais également pour leurs expressions de la féminité. Aujourd'hui, s'il est généralement considéré comme offensant ou préjudiciable de discriminer ouvertement les femmes, discriminer la féminité d'une personne est toujours considéré comme normal. L'idée que la masculinité est forte, dure et naturelle tandis que la féminité est faible, vulnérable et artificielle continue de proliférer même chez les personnes qui croient à l'égalité homme/femme. Et dans un monde où la féminité est si régulièrement rejetée, aucune autre forme d'expression genrée n'est considérée plus artificielle et suspecte que les expressions masculines et transgenres de la féminité.

J'ai appelé ce livre Whipping Girl (NdT : qu'on pourrait traduire par fille battue ou chatiée) pour souligner la façon dont les personnes féminines, qu'elles soient femmes, hommes et/ou transgenres, sont pratiquement toujours rabaissées par rapport à leurs homologues masculins. Les personnes qui expriment leur féminité sont désignées comme boucs émissaires, tant dans un monde centré sur les hommes que dans la communauté queer, où les hommes gay “efféminés” sont accusés de freiner le mouvement pour les droits homosexuels, et où les gouines femmes sont accusées d'être les traitresses du mouvement lesbien. De nombreuses féministes adhèrent aussi aux notions traditionnellement sexistes sur la féminité. Celle-ci serait artificielle, forcée et frivole. Elle serait une ruse qui ne sert qu'à attirer et apaiser les désirs des hommes. Ce que j'espère montrer dans ce livre, c'est que la véritable ruse ne provient pas de celleux d'entre nous qui expriment leur féminité, mais plutôt de celleux qui donnent des significations inférieures à la féminité. L'idée que la féminité est subordonnée à la masculinité rejette les femmes dans leur ensemble et façonne pratiquement tous les mythes populaires et les stéréotypes concernant les femmes trans.

Dans ce livre, je romps avec les tentatives passées du féminisme et de la théorie queer de rejeter la féminité en la caractérisant comme “artificielle” ou “jouée”. Je soutiens plutôt que certains aspects de la féminité (tout comme la masculinité) sont naturels et peuvent tous deux précéder la socialisation et supplanter le sexe biologique. Pour ces raisons, je crois qu'il est négligeable pour les féministes de se concentrer uniquement sur les personnes de sexe féminin, ou sur les militant·es transgenres qui parlent uniquement des normes de genre binaires. Aucune forme d'équité de genre ne peut réellement advenir tant que nous ne travaillons pas à valoriser la féminité elle-même.

La plus grande difficulté réside peut-être dans le fait que j'écris ce livre à destination d'un public varié. Certain·es lecteurices sont peut-être elleux-même transsexuel·les, ou peuvent être actives dans la communauté transgenre, mais ne sont pas habitué·es aux nombreux discours sur le genre et la transsexualité qui existent dans les milieux universitaires, cliniques, féministes ou queer. D'autres personnes pourraient s'intéresser au livre dans une perspective d'étude féministe, queer ou de genre, en étant familières avec les discours universitaires non-trans sur les personnes trans, mais sans jamais avoir été exposées au point de vue d'une femme transsexuelle sur ces nombreux dialogues et débats. D'autres encore pourraient n'avoir aucune connaissance sur le sujet, avoir choisi le livre parce qu'iels souhaitent en apprendre plus sur la transsexualité, comment être un·e allié·e trans, ou parce qu'iels trouvent un intérêt particulier aux sujets de la féminité et/ou du sexisme. Pour moi, ce fut un véritable défi d'écrire un livre conséquent sur des sujets aussi complexes, qui puisse être à la fois facile d'accès et apprécié par des publics divers dont les présupposés et les connaissances sont si différentes.

Bien que j'aie écrit ce livre dans un “langage profane” et à l'attention d'une large audience, l'usage d'un jargon spécifique ou lié au vocabulaire transgenre est inévitable. Je ne devais pas me contenter de définir un nombre conséquent de termes préexistants pour les personnes novices sur le sujet, mais également redéfinir voire créer de nouveaux termes pour dissiper la confusion et combler les manques laissés par l'étrange fouillis de termes cliniques, universitaires et militants généralement utilisés pour décrire les personnes transgenres et leurs expériences. Si la création de nouveaux termes peut potentiellement être déconcertante au premier abord, je pense qu'ils sont nécessaires pour aborder et remettre en question les nombreuses suppositions communément faites sur le genre et les femmes trans.

Le “Manifeste d'une femme trans”, qui suit cette introduction, est la partie que j'ai choisie pour mettre en place nombre d'idées qui seront reprises par la suite dans le livre. Il est suivi par la partie 1, intitulée “Théorie Trans/genre”, qui se concentre essentiellement sur les représentations et les portraits de personnes transsexuelles dans les médias, la médecine et la psychiatrie, les sciences sociales, les études universitaires sur le genre, et les politiques queer et féministes. Parce que les personnes transsexuelles représentent un faible pourcentage de la population et ont peu voire pas de pouvoir dans ces champs, les descriptions non-transsexuelles remplacent ou supplantent les perspectives et expériences réelles des personnes transsexuelles. Cette situation est particulièrement problématique, puisque nombre de ces descriptions sont sensationnalistes, hypersexualisées voire carrément hostiles. D'autres descriptions ne sont pas intentionnellement blessantes, mais elles ont néanmoins un impact négatif considérable sur les vies des personnes transsexuelles, car elles définissent la transsexualité en fonction des hypothèses et des intérêts de personnes non-trans. Cela nous oblige à décrire nos expériences dans des terminologies non-trans, ce qui nous place inévitablement dans une position subordonnée (c'est-à-dire que les genres non-trans sont vus comme “normaux”, “naturels”,  “inquestionnables”, tandis que les genres transsexuels sont supposés “anormaux”, “artificiels”, et indéfiniment questionnables et ouverts à l'interprétation). Une autre conséquence qui devrait paraitre suspecte place les personnes non-trans qui se contentent d'étudier la transsexualité en qualité d' “experts” qui, d'une certaine manière, comprennent les personnes transsexuelles mieux que nous ne nous comprenons nous-même. Je consacre une grande partie de cette section à démystifier les représentations non-trans de la transsexualité, car elles réduisent au silence les voix politiques des personnes trans et nous empêchent de décrire nos vies de la façon la plus adaptée.

Bien sûr, il est impossible de discuter de ces questions sans prendre en compte une autre sorte de discours binaire sur le genre : les essentialistes du genre (qui croient que les femmes et les hommes représentent deux catégories mutuellement exclusives, chacune liée à des caractéristiques inhérentes et exclusives) et les constructivistes du genre (qui croient que les différences de genre sont principalement ou exclusivement le résultat d'une socialisation et des normes binaires de genre). C'est pour cette raison que j'ai inclus ma propre conception du genre dans cette section, qui prend en compte de mes expériences en tant que personne trans et en tant que biologiste. Cette conception tient compte des facteurs intrinsèques et extrinsèques qui forment la façon dont nous comprenons et faisons l'expérience de nos genres.

La partie 2, intitulée “Femmes trans, féminité et féminisme”, rassemble mes expériences et observations, avant, pendant et post-transition, pour discuter des nombreuses façons dont la peur, la suspicion et le rejet de la féminité forme les attitudes sociétales envers les femmes trans et influence la façon dont nous, femmes trans, en venons à nous percevoir. Dans les deux derniers chapitres de cette section, je rassemble les thèmes principaux du livre afin de suggérer de nouvelles directions pour le militantisme basé sur le genre. Dans le chapitre 19, “rendre la féminité dans le féminisme”, j'affirme que le militantisme et la théorie féministes pourraient s'améliorer en s'efforçant d'outiller et d'embrasser la féminité, plutôt que de l'éviter et la tourner en dérision, comme ça l'a souvent été par le passé. Une telle approche permettrait au féminisme d'inclure à la fois les perspectives transgenres et atteindre les innombrables femmes qui s'identifient à la féminité qui se sont senties aliénées par le passé. Et dans le chapitre 20, “Le futur du militantisme trans/queer”, je montre comment certaines croyances et hypothèses communément acceptées, qui prévalent dans la théorie et les politiques queer et transgenres contemporaines, garantissent que les perspectives et problèmes des femmes trans continueront à être reléguées au second plan par rapport aux autres personnes transgenres et queer. J'affirme que, plutôt que de se concentrer sur “la destruction de la binarité de genre”, une stratégie qui oppose invariablement les personnes en conformité de genre et les personnes en non-conformité de genre, nous devons travailler à remettre en cause toute forme d'habilitation de genre (c'est-à-dire lorsqu'une personne privilégie ses propres perception, interprétations et évaluations du genre d'autrui par rapport à la façon dont ces personnes se perçoivent elles-mêmes). Après tout, la seule chose que toutes les formes de sexisme partagent, qu'importe qu'elles ciblent les femmes, les personnes queers, transsexuelles et autres, c'est qu'elles commencent toutes par définir des hypothèses et des jugements de valeur sur les corps et les comportements genrés d'autres personnes.

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste et femqueer