Pourquoi je n'utilise que très peu les termes amatonormativité et zedsexuel
L'amatonormativité se définit le plus souvent comme l'ensemble des discours et pratiques qui priorisent les relations de couple (accompagnées de relations sexuelles) au détriment d'autres types de relations (amitiés, polyA sous toutes ses formes). Le mot zedsexuel (parfois allosexuel) est quand à lui apparu pour désigner "l'inverse" de aro/ace, une personne qui tombe amoureuse et qui a du désir (hétéro et/ou homosexuel)
Si l'amatonormativité comme objet théorique peut sembler puissant et émancipateur à première vue, particulièrement pour les personnes aromantiques et asexuelles, pouvant pour la première fois déplacer le curseur de la norme en terme de relations, il a un problème majeur: celui de totalement aplanir la question du genre dans son analyse. Quand on dit qu'un système valorise les relations de couples au détriment des autres, on sous-entend que couple hétéro = couple gay/lesbien . Le genre des partenaires impliqués n'aurait aucune importance dans la mise en place de cette norme. Zed/allo-sexuel introduit également un élément d'équivalence entre homosexualité et hétérosexualité (le désir sexuel, le fait de tomber amoureux). Cependant, on se rend facilement compte que cela pose problème.
Ainsi, "tu peux ne pas avoir de rapports sexuels", "être en couple, coucher ne définissent pas ta valeur" sont des discours émancipateurs pour des femmes et des hommes dans des dynamiques hétérosexuelles, car ils viennent contrebalancer des discours hégémoniques, mais peuvent être mobilisés dans des rhétoriques homophobes (intériorisées ou non), alors que se mettre en couple gay/lesbien peut encore exposer à des violences.
Nous devons aussi prendre conscience que les critiques des dynamiques de pouvoir lié au sexe dans les milieux queer, sujet extrêmement important par ailleurs, prennent aussi place dans un ensemble de représentations culturelles qui voient les pratiques homosexuelles comme sauvages, excessives, hypersexualisées par essence. Les affirmations "on parle trop de sexe ici" ou "vous donnez trop d'importance au sexe" se retrouvent prisent dans le même paradoxe, émancipatrice à hétéroland, réactionnaire dans les espaces d'expressions queer (déjà marginaux et précaires à l'échelle de la société).
Mais d'un autre coté, et comme le souligne Eunjung Kim dans Asexuality in disability narratives, il est courant que l'asexualité soit vue (à tort) comme un mythe dangereux et imposé parmi des groupes minoritaires où la désexualisation est un prérequis à la privation de droits reproductifs. Dans les milieux gay/bis/lesbiens, la suspicion que l'asexualité ne soit qu'un retours au placard déclenché l'homophobie intériorisée ou des traumatismes vécus existe (dans des communautés très exposées aux violences sexuelles par ailleurs).
Alors que les rancœurs et les incompréhensions semblent s'ancrer des deux cotés dans les discours militants, on peut en venir à se demander si les intérêts et besoins des aro/aces sont voués à être inconciliables avec les revendications et besoins des communautés gay/bies/lesbiennes (et inversement) ?
Je pense que d'autres outils peuvent nous permettre de penser la situation.
Monique Wittig théorise l'hétérosexualité, non pas uniquement comme une question d'attirance individuelle, mais aussi comme un système politique qui structure et légitime les inégalités homme/femme concernant le travail reproductif, la sexualité, le travail de care. L'amatonormativité s'inscrit donc largement dans ce qui a pu être identifié plus tard par Adrienne Rich comme la contrainte à l'hétérosexualité, l'ensemble des discours et pratiques rendant l'existence des femmes dépendante de cette institution.
Il est important de comprendre que les couples et pratiques gay et lesbiennes existent en marge, malgré ce système hétérosexuel et même s'il est par ailleurs de plus en plus critiqué comme une source d'aliénation au sein mêmes des relations queer, ce qui complexifie encore sa déconstruction (autre ressource ici). La compréhension des injonctions au sexe (et par extension, des dynamiques menant à des violences sexuelles) au sein des couples gays/lesbiens est donc complexe. Cette réflexion a pu commencer à être explorée à l'issue du mouvement #meetoogay. La précarité matérielle ou affective liée à l'homophobie ou à d'autres systèmes oppressifs (validisme, racisme, transphobie etc.), ou bien les dynamiques valorisation propre à des groupes restreints (explorés dans ce dossier ) peuvent être des éléments de réponse. L'asexualité d'un-e des deux partenaires (nommée comme cela ou non) peut également lae surexposer à des violences sexuelles.
Je pense donc qu'il est plus fructueux théoriquement de voir les identités asexuelles et aromantiques comme des figures repoussoirs qui s'inscrivent dans une culture du viol hétérosexuelle (et non amatonormative), et c'est à ce titre que l'asexualité masculine est vue comme une féminisation (la figure du puceau, de l'impuissant), et l'asexualité féminine, comme une masculinisation (la folle à chat, la frigide, la prude, des femmes échappant au pouvoir et au contrôle des hommes).
Cela permet de repenser l'aroacephobie comme un hétéro-sexisme (un ensemble de discours favorisant et naturalisant l'hétérosexualité). Ainsi, si l'aroacephobie médicale (qu'on pourrait définir comme la pathologisation du refus de sexe, des difficulté à avoir une sexualité) et les violences sexuelles correctives au sein du couple visent expressément l'absence de désir et les difficultés affectives, il existe un gradient de situations où ça sera aussi le manque de féminité/de virilité, interprété comme relevant de l'homosexualité, qui sera violemment visé (dans l'espace publique, ou dans la famille par exemple).
Ces nuances permettent de comprendre la place particulière qu'ont l'asexualité et l'aromantisme vis-à-vis de l'hétérosexualité, de la proximité entre l'aroacephobie et l'homophobie/la lesbophobie, et de prendre la mesure d'à quel point l'économie d'une réflexion sur le genre, l'homophobie et la lesbophobie sont une impasse pour un militantisme aro/ace.
Nous avons besoin d'espaces accessibles où les pratiques homosexuelles sont valorisées et encouragées mais aussi dans le même temps d'autres espaces où l'on pourrait exprimer notre dégoût, notre désintérêt ou notre peur du sexe sans que ce dévoilement ne soit questionné ou ne puisse être exploité pour avoir un ascendant sur nous. Nous devrions pouvoir aller de l'un à l'autre de ces espaces en fonction de nos besoins, qui peuvent être mouvants au cours de la vie.
A une même structure oppressive (l'hétérosexualité patriarcale), plusieurs réponses et pratiques militantes opposées peuvent cohabiter et même se compléter.