L’asexualité et la politique féministe de « ne pas le faire »: Chapitre 4: Produire des Histoires: Imaginer des futurs Asexuels
Traducteurice: Al Loustoni
Merci à Newenn pour sa relecture
Il ne va rien t’arriver de mal si tu n’aimes pas le sexe. –David Jay sur CNN’s Showbiz Tonight, 2006
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, est-il possible que ne pas vouloir de sexe puisse faire partie de cette culture hypersexualisée ? –Karli June Cerankowski et Megan Milks, “New Orientations,” 2010, p.662
Ce dernier chapitre commence là où s'est arrêté le premier – pris dans un réseau complexe de discours qui à la fois contraignent mais rendent également possibles les pratiques, identités et les expressions sexuelles et asexuelles. Alors que dans le premier chapitre j'ai décrit les façons dont les discours sur le sexe limitent notre mobilité dans ce monde sexuel, celui-ci examine plutôt comment les discours fournissent les matières premières qui donnent un sens à nos sexualités et à nous-mêmes. Les objectifs de ce chapitre sont les suivants: affirmer que l'asexualité est un ensemble pertinent de pratiques qui perturbent efficacement les discours dominants sur le sexe et la sexualité, mais également compliquer cette célébration de l'asexualité en suggérant que l'asexualité contemporaine est indistinctement liée au corps d'une manière qui complique l'analyse politique du sexe/genre.
Dans “Frictions, Tensions, Déviances”, je revisite les notions foucaldiennes des discours, nécessairement contradictoires et complexes, permettant donc énormément de possibilités. Ensuite, dans “AVEN” je regarderai attentivement quelles histoires le Réseau de Visibilité et d'Education Asexuel (AVEN) raconte à propos de l'asexualité et quelles histoires il laisse de côté. Enfin, dans “Les Futurs Asexuels”, Je célèbre les nombreuses manières dont l'asexualité perturbe les discours dominants sur la sexualité, comme l’injonction au sexe et le cluster hétéro-coïtal, tout en affirmant finalement que l'asexualité contemporaine pourrait glaner des idées dans les pratiques, politiques féministes et les théorisations de l'asexualité.
I. Frictions, Tensions, Déviances: Sur les discours et les possibilités
Dans l'introduction de cette thèse, j'ai exploré les réseaux de discours au sein desquels l'asexualité doit prendre sens. Ces discours comprennent l’injonction au sexe, qui suggère que le sexe et la sexualité sont au centre de la vie et des relations « saines », et le cluster discursif hétéro-coïtal, qui encourage la pratique du sexe et de la sexualité dans le cadre de naratifs très precis [1]. J'ai soutenu que ces discours (et d'autres) façonnent nos vies sexuelles et non sexuelles, limitant à l'avance les possibilités et les positions subjectives disponibles. Les questions que j'ai laissées en suspens tournent autour de la façon dont l'asexualité, en tant qu'identité sexuelle, peut survenir dans un cadre discursif qui semble empêcher son apparition. En d’autres termes, comment l'asexualité est-elle devenue une possibilité sexuelle dans un contexte qui met l’accent sur son impossibilité ? Je commence donc ce chapitre en explorant comment les discours ne limitent pas seulement, mais permettent aussi. Foucault écrit notamment que «[les] discours [qu'il] transmet produisent du pouvoir; il le renforce, mais le sape, l'expose, le fragilise aussi et permet de le contrecarrer », reconnaissant à la fois ses possibilités limitantes et habilitantes (101). À tout moment, différents discours contradictoires existent de manière concomitante, s'entremêlent pour permettre diverses positions subjectives: « les différents discours [...] offrent des possibilités concurrentes pour former une identité personnelle »(Potts 2002, 17). Parce que « les discours sont multiples et offrent des façons concurrentes et potentiellement contradictoires de donner un sens au monde », ils offrent des opportunités pour diverses subjectivités et positions en tant que sujet (Gavey 85, 108). Dans sa thèse sur le célibat non religieux chez les hommes hétérosexuels (2006) Gareth Terry montre comment « l'étrangeté » du célibat masculin illustre une contradiction entre les discours sexuels tels que l'injonction au sexe et les discours de la masculinité, qui présupposent que les hommes sont rationnels, autonomes, des sujets auto-définit. Les hommes célibataires ébranlent ainsi à la fois l'injonction au sexe tout en mobilisant les discours néolibéraux du « choix » et du contrôle masculin. Comme le démontre Terry, notre « maintenant » est au carfours de nombreux discours contradictoires; l’injonction au sexe est devenu un discours dominant, pour les hommes et les femmes, sans remettre en cause les discours sur la négativité sexuelle, la passivité et l’asexualité des femmes. La notion de passivité sexuelle des femmes en particulier se mêlent de fait à l’injonctions au sexe, à la disponibilité sexuelle féminine, comme Annie Potts le montre clairement avec sa critique féministe des livres de John Gray Mars and Venus (Potts 1998; également Potts 2002). Par exemple, Potts démontre que les hommes est les femmes sont considéré-e-s comme fondamentalement différents dans les livres de Gray (1998), c’est à dire de planète différentes, avec des hommes actifs, entiers et ayant besoin de « tirer leur coup » et des femmes passives, incomplète et ayant besoin de romance. Dans le même temps, et parce que le sexe est compris comme une base saine et nécessaire du couple et comme faisant partie intégrante du soi, du soi masculin en particulier, le sexe est impossé, que le femmes le désire autant que les hommes ou pas. Ainsi, Gray préconise que les femmes supportent que les hommes « tirent leur coup », qu’elles l'apprécient ou non parce qu’« être rejeté sexuellement blesse l’âme d’un homme » (Potts 1998, 160). De cette façon, les femmes, qui sont sans doute considérées comme moins désireuses que les hommes, doivent assumer leur rôle passif et tenir compte du discours de la pulsion sexuelle masculine, de l’injonction au sexe et du discours permissif, s'engager dans des relations sexuelles non désirées et où leur consentement est fondamentalement biaisé (voir Potts 1998). C’est donc ultimement la friction, la tension et la déviance occasionnels de ces discours contradictoires qui vont permettre à la sexualité d'être vécue de manière diversifiée, et de changer substantiellement d'une période historique à une autre. Wendy Hollway explique que c’est « l’avantage de l'idée [Foucaldienne] selon laquelle il existe à tout moment des discours concurrents, potentiellement contradictoires […] plutôt qu'une idéologie patriarcale unique, c'est que nous pouvons poser la question, comment est-ce que les gens prennent position dans un discours plutôt que dans un autre ? » (1984, 237). Concernant les relations hétérosexuelles, Hollway soutient que les différences entre les sexes sont reproduites et maintenues dans les interactions quotidiennes, y compris par le sexe, mais que « lorsqu'il subsiste des contradictions dans les désirs de tout-un-chacun, il est possible de mettre un terme à cette reproduction» ( 259-260, 252). En outre, « toutes les relations et toutes les pratiques connaissent dans une certaine mesure de telles contradictions et sont donc autant de possibilités de changements que d’instances de reproduction » (260). De cette manière, non seulement les discours changent, mais ils peuvent le faire grâce aux efforts sociaux et à l'action politique. En bref – « là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance » (Foucault 95).
Les féministes qui ont écrit sur l'hétérosexualité ont souligné cet écart entre les discours institutionnalisés et les pratiques quotidiennes, un écart qui permet de duper les femmes hétérosexuelles par le biais des discours ou des idéologies dominants. Tout en reconnaissant les effets contraignants des discours, beaucoup ont également plaidé pour des degrés variables de mobilité au sein de ceux-ci (par exemple Segal; Global; Rowland). Ainsi, alors que l'hétérosexualité est assurément « impliquée dans la subordination des femmes », « confondre l'hétérosexualité en tant qu'institution avec la pratique, l'expérience et l'identité hétérosexuelles » est compris comme une simplification inadéquate imprégnée d'une conception monolithique de l'hétérosexualité comme inaltérée et inaltérable (Jackson 1995, 11). Par exemple, Hollway admet que les pratiques hétérosexuelles reproduisent à la fois la différence de genre tout en étant un moyen de ne plus le faire. De la même manière, Lynne Segal affirme que « les codes qui lient la sexualité aux genres binaires et hiérarchiques, bien que toujours présents, ne sont jamais figés et immuables. Au contraire, ils sont chroniquement instables et en fait très faciles à subvertir et à parodier »( 1994, 242). C’est précisément cette « instabilité chronique » concernant le contenu des discours qui permet un écart, une disjonction entre le discours et la pratique. Ainsi, même si les discours informent et façonnent nos positions en tant que sujets, il est inévitable qu'ils se reproduisent de manière variée et contradictoire dans la vie de tous les jours. Ainsi, « l’hétéronormativité » - « les institutions, les structures de compréhension et les orientations pratiques qui font que l’hétérosexualité semble non seulement cohérente - c’est-à-dire organisée comme une sexualité - mais aussi privilégiée » - et les pratiques hétérosexuelles ne sont pas nécessairement les mêmes (Berlant et Warner 548, n. 2). Cette idée de propension à la déviance entre les discours institutionnels et les pratiques, est peut-être renouvellée par Judith Butler lorsqu'iel soutient que le genre se crée par la répétition des actes, qui se figent ensuite pour former le sujet genré, ne fournissant qu'une substance » (1990, 192). Comme la répétition exacte est de facto impossible et qu'il y aura toujours une «discontinuité occasionnelle», ou la «possibilité d'un échec de répétition, d'une déformation ou d'une répétition parodique», la naturalité ou la continuité du genre, ou de quoi que ce soit d'autre, se révèle être une farce (192). Ainsi, les discours, pris pour acquis comme faisant partie de la substance de la vie quotidienne, sont en fait vécus de façon diverse, incohérente, contradictoire. Et bien qu'il soit crucial de ne pas exagérer le libre arbitre, il est utile de se rappeler qu'il existe de nombreuses façons d'habiter les discours et d'être habité par des discours. Cette prise de conscience pleine d'espoir que les discours sur la sexualité sont à la fois vécus différemment et susceptibles de changer (bien que souvent de manière imprévisible et accidentelle), permet de comprendre l'asexualité comme un concept contestant les discours autours du sexe même si elle n'est pas célébrée sans critique.
II. AVEN: Le Visage Public de l’Asexualité
Afin d’entreprendre le travail festif que représente la théorisation de la manière dont l'asexualité défigure les discours dominants sur la sexualité, il est d'abord utile d'analyser les choix définitionnels que fait The Asexual Visibility and Education Network (c'est-à-dire AVEN). C’est un passage obligé car l'AVEN est devenu le visage public de l’asexualité; il informe sur ce que sont les définitions et les pratiques asexuelles en apparaissant dans les médias populaires et dans les revues académiques, généralement en tant que représentant de l'asexualité. Si cela fait sens, car depuis sa naissance, l'AVEN a permis à l'asexualité de devenir culturellement intelligible et d'être reprise, dans la mesure où elle l'a été par la presse populaire et la littérature académique, il est néanmoins nécessaire de lire l'AVEN d'un œil critique, de savoir comment il raconte l'histoire de l'asexualité et ce qu'il laisse en dehors de cette histoire. En particulier, je considérerai brièvement trois aspects de l'histoire que l'AVEN raconte constamment sur l'asexualité: (1) la notion selon laquelle l'asexualité n'est pas un phénomène influencé par la culture mais une partie intrinsèque et immuable de la psyché ou de la biologie, (2) l'absence d’une critique substantielle de la médicalisation du manque de sexualité et (3) le non dit autours des dynamiques de genre. Avant d’entreprendre cette réflexion, je vais d’abord présenter une discussion des objectifs et des fonctions d’AVEN.
Créé en 2001 par David Jay, l’AVEN (The Asexual Education and Visibility Network) a joué un rôle central non seulement dans la formation d’une communauté asexuelle, mais aussi dans la création même du concept d ’« asexualité » et sa couverture à la fois par les médias et par la recherche universitaire, y compris scientifique. Comme le commentent Lori Brotto et al dans leur recherche sur l’asexualité (2010): « Les membres de la communauté AVEN considèrent que cela fait partie des efforts de « visibilité et d’éducation » de l’AVEN d’assurer la liaison avec les chercheureuses qui mènent des essais scientifiques sur l’asexualité, en particulier si ces études ont pour résultat de réduire la stigmatisation » (613). AVEN est une plateforme multilingue « Avec deux objectifs distincts: combattre l’hostilité en suscitant une discussion publique concernant l'asexualité et faciliter la croissance d'une communauté asexuelle » (« À propos de l'AVEN »). Les membres de l'AVEN échangent sur des forums et des blogs en ligne, organisent des réunions locales, diffusent des informations sur l'asexualité lors de prides [2] et assurent la liaison entre les médias et les chercheureuses universitaires. En tant que site Web et communauté, AVEN contribue à la reconnaissance publique de l'asexualité en tant qu'orientation sexuelle et fournit un soutien permettant aux gens de se définir comme asexuel-le-s. Par exemple, dans son étude qualitative, Kristin Scherrer (2008) décrit comment les personnes qui éprouvent un désintérêt pour le sexe se définissent souvent comme asexuelles seulement après avoir rdécouvert le site Web AVEN; comme l'indique un-e participant-e à la recherche:
Je suis capable de me définir asexuel-le depuis de la première fois que j’ai lu la FAQ de l’AVEN à 20 ans. Je ne me suis pas définie asexuel-le pendant plusieurs mois parce que j’avais besoin de réfléchir longuement à toute cette affaire. J'ai conclu que j'avais toujours été asexuel-le, même si je n'avais pas d'étiquette pratique pour l’exprimer. (630)
L'AVEN joue ainsi un rôle central en développant une communauté asexuelle et en rendant la catégorie de l'asexualité significative et intelligible pour une partie plus large de la population.
De plus, AVEN joue un rôle fondateur dans la définition de l’asexualité. Le site internet indique qu’une personne asexuelle est « une personne qui ne ressent pas d’attirance sexuelle » et cette définition devient centrale pour comprendre comment les asexuel-le-s apprennent à comprendre leur sexualité, de sorte que dans l’étude de Scherrer, 44% des participant-e-s asexuel-le-s ont exactement fourni cette définition de l’asexualité (AVEN; Scherrer 2008, 626; voir aussi Brotto et al. 2010). Je suggère donc que l'asexualité, tout en présentant de nombreuses opportunités pour diverses identifications, est néanmoins dans une certaine mesure prise dans une politique identitaire qui pourrait en venir à opérer sur des bases d'exclusion, puisque les identités « travaillent à limiter et contraindre à l'avance » (Butler 1990, 187; Przybylo 2011). Comme Linda Nicholson (1990), dans son introduction au lecteur sur Feminism/postmodernism met en garde, « les catégories mêmes que nous utilisons pour nous libérer peuvent aussi avoir une dimension de contrôle » (16).
Dans le cas de l'AVEN, plusieurs histoires sont répétées comme la vérité de l'asexualité. La première d’entre elles est la croyance que l’asexualité est quelque chose que l'on acquiert biologiquement et non culturellement. C’est évident, par exemple dans les affirmations catégoriques de l’AVEN selon lesquelles l’asexualité est différente du célibat. Alors que le célibat est compris comme une « répression » de l’inclination naturelle d’une personne à l’égard du sexe, l’asexualité l’est comme un désintérêt naturel à l’égard du sexe. De plus, si le célibat est compris comme un « choix », l’asexualité n’est pas un choix, mais plutôt « une partie de qui l’on est intrinsèquement », quelque chose à l’intérieur de la psyché ou à la biologie, et quelque chose avec lequel on est né, tout simplement (voir aussi Scherrer 2008, 631). Utile à des fins de légitimité et de démarcation identitaire, cette distinction entre célibat et asexualité suggère en effet que puisque l’asexualité n’est pas choisie, elle est donc « réelle », naturelle, et résistante aux pressions sociales et culturelles. Cette délimitation entre le célibat-comme-choix et l'asexualité-comme-non-choix est trompeuse parce qu'elle ne tient pas compte de la manière dont chaque expression, identité ou pratique sexuelle est à la fois construite et disponible culturellement. En d'autres termes, la dualité choix / le non-choix n'est pas un schéma particulièrement utile pour réfléchir à nos sexualités, car il est rare que la sexualité soit quelque chose que l'on choisit, ou que l'on ne choisit pas. Les sexualités sont plutôt composées d'imbrications complexes qui à la fois permettent et restreignent les possibilités des sujets.
Une autre manière de confirmer le caractère naturel de l’asexualité est l’argument moins fréquent de l’AVEN selon lequel l’asexualité est un état fondamentalement immuable du corps. Comme l'indique leur site internet:
La plupart des personnes sur l’AVEN ont été asexuelles pendant l’entièreté de leur vie. Tout comme les gens passeront rarement de manière inattendue du statut d'hétéro à homo, les personnes asexuelles deviendront rarement et de manière inattendue hétéro ou homo ou vice versa. Une autre petite minorité se définira asexuel-le pendant une brève période de questionnement en explorant sa propre sexualité.
C’est ainsi que l’asexualité et la sexualité deviennent des composantes fixes, stables et fondamentalement cohérentes de la psyché et de la biologie humaine. Cette conception accorde une grande valeur à une forme d’asexualité qui reste inchangée tout au long de la vie, une asexualité qui peut être difficile voire impossible à s’approprier pour les individus. Tout comme la distinction entre asexualité et célibat, l’argument en faveur de la permanence de l’asexualité a pour fonction de légitimer et de confirmer son existence à ceux qui sont sceptiques ou pourraient vouloir en saper la légitimité. Pourtant, l’idée selon laquelle l'asexualité est un aspect permanent et immuable du soi fonctionne également de manière restrictive et prescriptive, en liant sexualité et corps d'une manière qui évite de prendre en compte les facteurs relationnels et culturels qui influencent le développement des pratiques et des identités sexuelles.
La deuxième histoire que raconte fréquemment l’AVEN à propos de l’asexualité est qu’il ne s'agit pas d’un dysfonctionnement, mais un état “sain”, heureux n'entraînant pas de détresse. Bien que cela puisse sembler assez bénin, cela pose problème d'au moins deux manières. D’abord, cela ne remet pas plus largement en question le paradigme qui médicalise en premier lieu le manque sexuel ou le manque de désir sexuel. Ensuite, comme l’a récemment mentionné Eunjung Kim « le fait de revendiquer une identité positive basée sur un bon état de santé et la normalité a le potentiel d'ignorer les personnes ayant divers problèmes de santé, liés au sexe ou pas » (2010, 160). Comme le site internet l’indique:
Les gens n'ont pas besoin d'excitation sexuelle pour être en bonne santé, mais dans une minorité de cas, un manque d'excitation peut être le symptôme d'une condition médicale plus grave. Si vous ne ressentez pas d'excitation sexuelle ou si vous perdez soudainement tout intérêt pour le sexe, vous devriez probablement consulter un médecin par précaution.
Comme en témoigne la citation ci-dessus, l'asexualité devient légitimée par son opposition au dysfonctionnement ou au trouble, tandis que l'existence du dysfonctionnement lui-même, ainsi que l'autorité de l'institution médicale dans la définition de celui-ci, sont laissées intactes et incontestées.
Plus précisément, afin de démontrer que l'asexualité n'est pas un trouble, les asexuels se distancient activement des états de «détresse» et des «difficultés interpersonnelles», qui sont tous deux nécessaires à l'heure actuelle pour diagnostiquer le Trouble du Désir Sexuel Hypoactif [3], qui est régulièrement étudié dans la recherche scientifique relative à l'asexualité. Bien que cela soit moins visible sur le site de l'AVEN, les asexuels soulignent qu'ils ne sont pas en détresse dans les entretiens avec les médias en discutant des aspects joyeux, sociaux et sains de l'asexualité. Comme le défend passionnément David Jay dans une édition spécial de ABC’s 20/20 en 2006: « Ce qui me dérange, c’est lorsque l’on impose l’idée que les gens ont besoin de sexe, que sans sexe, vous êtes en quelque sorte cassé-e. Bien sur que l’on peut être heureuxse sans sexe. » C’est donc de manière subtile que les asexuel-le-s de l’AVEN se placent en opposition aux troubles sexuels, ce qui suggère que si le manque de sexe pathologique peut exister, il est fondamentalement différent de l'asexualité. En effet, même l’article récent de Cerankowski et Milks sur l’asexualité dans Feminist Studies (2010) se fait discret sur les catégories de « santé » et de « maladie » fondées sur la « détresse » - en faisant valoir que les asexuels sont en bonne santé parce qu’ils ne sont pas en détresse. Elles écrivent: « il y a une différence nette entre celleux qui souffrent d’une baisse de libido ou d’un manque de désir sexuel et qui pour qui c’est pénible et celleux qui ne ressentent pas de désir sexuel et pour qui ce n’est pas un problème » (653). Ce qu'elles ne prennent pas en compte, c'est que la détresse est un concept très imparfait, car toute forme de détresse sexuelle est influencée à la fois par la relation et la culture. En résumé, dépathologiser l’asexualité au seul motif que les asexuel-le-s ne sont pas en détresse, laisse encore la possibilité de comprendre l’asexualité commme «anormale», «malsaine» ou même «dysfonctionnelle» et échoue à remettre en cause de manière substantielle la médicalisation du manque sexuel ainsi que la sanitisation concomitante du sexe.
Enfin, les questions de genre sont un non-dit récurrent chez l’AVEN. L’histoire d’un tel silence autour du genre est difficile à retracer, mais il est significatif car, comme l'écrit Sedgwick (1990), le silence est «aussi informatif et performatif que la parole» (4). L’asexualité selon l’AVEN ne parvient généralement pas à explorer des questions telles que: En quoi l'asexualité est-elle différente pour les femmes et les hommes ? Comment les discours dominants sur la sexualité - y compris l'injonction au sexe, le discours de la pulsion sexuelle masculine, le discours permissif, etc. - influencent-ils diversement les significations de l'asexualité pour les femmes et les hommes ? Si davantage de femmes sont asexuelles, comment cela peut-il être expliqué d'une manière qui ne repose pas sur des notions de différences biologiques essentialistes ?
J’ai exploré ces différentes facettes des articulations de l’asexualité que fait l’AVEN parce que l’AVEN joue un rôle focal et formateur dans la façon dont l'asexualité est imaginée et comment les asexuel-le-s comprennent leur sexualité. En d’autres mots, il sert de tremplin pour toutes les explorations ultérieures du sujet. Mais même si j’ai quelque peu exagéré la rigidité de l’AVEN pour souligner ses prise de positions limitantes, j’aimerais terminer cette section sur une note plus encourageante en affirmant, comme le fait Scherrer (2008), que l'asexualité partage une relation ambivalente avec les notions essentialistes de la sexualité, de sorte qu'elle remet en question et réifie à la fois les notions simplistes qui relient la sexualité au corps biologique ou à la psyché (629). Ou comme le suggère le site de l'AVEN, dans une description pertinente de l’(a)sexualité comme mouvante et redéfinissable, plurielle et vécue de façon diverse:
Il n'y a pas de test infaillible pour déterminer si une personne est asexuelle. L’asexualité est comme toutes les autres identités - c'est-à-dire à la base, un simple mot que les gens utilisent pour s’aider à se comprendre. Si à un moment donné quelqu'un juge que le mot asexuel-le lui est utile pour se décrire, nous l'encourageons à l'utiliser aussi longtemps que cela a du sens de le faire.
III. Asexualité, Féminisme, Futures
Sur cette note, je voudrais enfin examiner comment l'asexualité contemporaine offre des opportunités pour compliquer les discours dominants sur le sexe comme l’injonction au sexe et le cluster discursif hétéro-coïtal. Mais même en le faisant, je veux considérer de manière critique quels autres discours sont réifiés ou mis en valeur. Plus tôt, j’ai discuté du travail de Terry sur le célibat non-religieux chez les hommes dans lequel il conclue que si le célibat remet en question l’injonction au sexe, il mobilise également d’autres discours tels que la conception de la masculinité basée sur le contrôle et la rationalité. De la même façon, un sujet majeur dans un volume récent sur le polyamour, Understanding Non-Monogamies (2010); même si diverses formes de polyamour sapent l'injonction culturelle aucouple, elles recyclent souvent d'autres discours dominants tels que l'injonction au sexe ou les notions normatives de l’amour et de l’intimité. Je suggère ainsi que s'il est utile d'examiner l'asexualité pour voir en quoi elle rompt avec ces discours sur la sexualité, vécus comme naturels, du bon sens, pris pour acquis, il est aussi crucial que l’asexuailté ne soit pas célébrée sans critiques. Je prends ici au sérieux l’avertissement d’Elisa Glick (2000) de ne pas supposer « que certaines sexualités sont plus libératrices que d’autres, et que les plus libératrices de toutes devraient servir de fondement à une politique de résistance » (24). Ce chapitre se terminera donc sur une note à la fois festive et critique en réfléchissant à ce que les articulations féministes de l'asexualité pourraient offrir aux futurs débats sur l'asexualité.
Comme je l'ai évoqué plus tôt dans cette thèse, le discours dominant sur la sexualité aujourd'hui est l'injonction qui, alimentée en partie par le tournant permissif, met l'accent sur le sexe et la sexualité en tant que composantes saines, intégrales et nécessaires de soi. L’asexualité contemporaine mine et dénaturalise l’injonction au sexe en démontrant que puisque le sexe et la sexualité ne sont pas perçus comme naturels par tout le monde, ils ne doivent pas être les seules options culturellement disponibles. L’asexualité invalide de manière flagrante le fait que le sexe serait un impératif, suggérant qu’il n’a pas besoin de faire partie intégrante de la vie d’une personne ou d’être l’alpha et l’omega des relations amoureuses. Les asexuel-le-s remettent régulièrement en question la « particularité » du sexe, préférant d’autres activités plus significatives, amusantes et enrichissantes. Même si la sexualité devient partie intégrante de leur sentiment d’identité et de soi, dans la mesure où l’asexualité est une «« orientation sexuelle de la négation »[…] et non « une absence d’orientation sexuelle »», Scherrer soutient que l’asexualité redéfinit le soi sexuel car il décentre sa définition qui ne se fait plus uniquement en fonction du genre ou de la personne désirée (2008, 5). Au lieu de cela, l'asexualité envisage la sexualité comme composée de nombreux axes - y compris l'axe sexuel (que l'on soit asexuel ou non), l'axe romantique ( aromantique ou non), et l'axe de vers qui est dirigé l’attriance (que l'on soit hétéro, bi, ou gay). En d'autres termes, l'identité sexuelle devient un aspect plus dense et stratifié du soi.
L'asexualité suggère également que le sexe n'est pas intrinsèquement et dans toutes ciconstances amusant, sain, naturel et bon. Le fondateur de l’AVEN, David Jay, commente lors d’une interview pour Showbiz Tonight de CNN que « rien de mal ne vous arrive si vous n'aimez pas le sexe » - une prise de conscience cruciale compte tenu de la médicalisation actuelle du manque de désir sexuel, et de la sanitisation concomitante du sexe (voir par exemple Cacchioni ou Gupta; «Asexualité sur CNN Showbiz Tonight»). Dans une autre interveiw, pour ABC’s 20/20 cette fois-ci, Jay explique que « faire du sexe n’a jamais fait sens pour lui » (voir « Asexualité le 20/20 »). Cette déclaration suggère que si le désir intime d’avoir des relations sexuelles n’est pas partagé par tout le monde, le sexe n’est peut-être pas aussi « naturel » qu'on le suppose généralement, ou pour reprendre la phrase de Tiefer, selon laquelle « le sexe n’est pas un acte naturel » (1995). L’asexualité mais aussi sérieusement et ouvertement à mal l’idée selon laquelle le sexe doit servir de socle à une relation amoureuse et à chaque fois qu'une relation est romantique, que le sexe doit nécessairement être au cœur de la relation. Cela rappele ce que Seidman (1991) a décrit comme la « sexualisation de l’amour » ou l’implication que le sexe est une manifestation et une expression de l’amour d’une personne pour une autre. Au lieu de cela, sur Showbiz Tonight, Jay insiste sur le fait que « le sexe et l'amour sont des choses différentes ». De plus, parce que des hommes se comprennent et se définisent asexuels, ils défient efficacement le discours de pulsion sexuelle masculine qui suggère, comme l’étudie Hollway (1984) et Gavey (2005), que les hommes ont toujours besoin de sexe et « que la sexualité des hommes est directement produite par une pulsion biologique, dont la fonction est d’assurer la reproduction de l’espèce » (Hollway 231). Parallèlement, l'asexualité questionne également le discours permissif, qui implique que les femmes ont des libidos et des pulsions proches de celles des hommes. Comme je l’ai évoqué en m’appuyant sur des textes du mouvement de libération des femmes, l’asexualité peut fournir aux femmes une identité à travers laquelle elles peuvent résister au discours permissif et rejeter, de manière permanente, les relations sexuelles non désirées. Ainsi, si une femme ne désire pas de relations sexuelles, l'asexualité lui fournit des raisons de ne pas avoir de relations sexuelles, alors qu'elle pourrait se sentir obligée de le faire. De toutes ces façons, l’asexualité peut-être, pour les hommes comme pour les femmes, un «refus radical», un refus qui permet une remise en question du naturel et une refonte ultérieure des discours dominants sur la sexualité (Fahs 2010).
Mais dans le même temps, l'asexualité n'est peut-être pas si radicale après tout dans le sens qu'elle se distancie souvent d'une position politique et se repose sur l'impératif biologique pour se légitimer. Les asexuel-le-s adoptent régulièrement la position que l'asexualité est naturelle ou innée et qu'elle est due au fonctionnement pré-culturel du corps. Scherrer (2008) constate que nombre de participant-e-s se décrivent comme naturellement asexuel-le-s, c’est-à-dire qu’iels se sont toujours senti-e-s asexuel-le-s, avant même d'avoir les mots pour décrire cet aspect d'elleux-mêmes. Un exemple de la façon dont l'impératif biologique est remobilisé par celleux qui se définissent asexuel-le-s concerne la masturbation, qui est décrite par certains comme un besoin physiologique, un moyen de «nettoyer la plomberie» ou de soulager le stress (Brotto et al.611 ; Scherrer 2008, 628). De plus, comme je l'ai exploré plus tôt, les asexuel-le-s se distancient des troubles du désir sexuel tels que le trouble du désir sexuel hypoactif (TDSH) et soutiennent qu'iels sont en bonne santé, qu’iels ne ressentent pas de détresse, ne remettant pas en question la médicalisation plus large du manque sexuel. Comme Kim l’écrit, « La façon dont les activistes asexuel-le-s tirent de la légitimité du fait d’être en bonne santé et d’être dans la normalité au nom de la santé, pour contrer la charge pathologique du TDSH limite considérablement notre compréhension des divers vécus asexuels» (158). Néanmoins, « l'asexualité a une relation compliquée avec les conceptions essentialistes de la sexualité » et même si elle mobilise sur l'impératif biologique pour se comprendre, « l'asexualité les remet en question comme faisant naturellement partie d'une expérience humaine » (Scherrer 2008, 632).
Similairement, l'asexualité renforce et défie à la fois des aspects du cluster discursif hétéro-coïtal, qui forme un récit téléologique cohérent de l'hétérosexualité, le couple, le coït et l’orgasme. Dans un premier temps, il semblerait que les identités queer, gay lesbiennes et bies en particulier soient communes parmi les asexuel-le-s et la communauté asexuelle, perturbant l’évidence de l'hétérosexualité (Scherrer 2008). En effet, le queer est compris dans le projet asexuel et l'asexualité est construite autour de la prémisse que les gens peuvent être homosexuel-le-s, bisexuel-le-s ou hétérosexuel-le-s. La volonté de la communauté asexuelle à participer à des prides (y compris à San Francisco, Toronto et Londres) le démontre également.
De même, l'asexualité soulève des questions importantes sur la centralité du couple et l’injonction à celui-ci dans notre culture (voir Scherrer 2008, 2010a, 2010b). Souvent, elle questionne ce qui « compte » comme une relation et crée d’autres formes d’intimité, elle encourage le polyamour, le célibat et les amitiés intimes. Scherrer soutient que c'est particulièrement le cas pour celleux qui se définissent asexuel-le-s aromantiques (2008). Dans son étude, elle a constaté que si beaucoup de celleux qui ne se définissent pas aromantiques continuent de rechercher des partenariats monogames, celleux qui se comprennent comme aromantiques préfèrent les réseaux d'amitié (633). Lorsqu'on leur a demandé de dépeindre leurs relations idéales, les participant-e-s ont décrit des modèles de relations variés, certains ressemblant à des idéaux culturels, d'autres non. Par exemple, un homme définit l'injonction à la romance en décrivant son/sa partenaire idéal-e comme «[une] âme sœur et meilleur-e ami-e avec qui je/nous [sic] pourrions nous soutenir l’un l’autre et être proches. Quelqu'un sur qui je peux compter et vieillir ensemble, vivre et apprendre la vie ensemble » (Scherrer 2010b, 63). D’autres participant-e-s préférent les relations polyamoureuses; un-e participant-e a décrit son idéal comme «[une] relation de groupe avec deux hommes, peut-être une autre femme et une relation distincte avec une femme» (Scherrer 2010b, 65). Ou encore, une autre participante confronte le discours de la pulsion sexuelle masculine en soumettant que si elle avait un partenaire sexuel, elle l'encouragerait à avoir des relations sexuelles en dehors de la relation: « Je veux une relation intime et socialement monogame. Je ne me soucie pas du sexe […] mais s’il veut aller ailleurs et renoncer complètement aux relations sexuelles avec moi, c’est bien aussi. Mieux, en fait. Je serais ouvert à une relation polyamoureuse » (Scherrer 2010a, 158). Ces exemples suggèrent que l'asexualité ouvre la porte à des formes d'intimité et d’autres relations que celles qui se situent discursivement comme standard et naturelle, à savoir le couple hétérosexuelle monogame. De plus, l'asexualité trouble à la fois la monogamie et le polyamour car elle remet en question la centralité du sexe qui fait partie intégrante des deux, incitant à des réflexions sur le rôle du sexe dans toutes les formes de relations et explorant des styles de relation qui sont aromantiques ou basés sur l'amitié (Scherrer 2010b, 65 -66). Ainsi, l’asexualité remet aussi en cause l’idée que les relations romantiques sont supérieures aux autres configurations relationnelles comme l’amitié et la famille. En plus de cela, l’asexualité avance que l’auto-érotisme, le sexe solitaire, la masturbation sont des stratégies appropriées pour exprimer son asexualité, ce qui déstructure à nouveau l’idéal du sexe en couple.
Les pratiques asexuelles, celles incluant du sexe, prennent également la forme d’une prolifération d'expressions d'intimité telles que les baisers, les câlins et les caresses, reformulant en ce sens les pratiques les plus importantes et « problématise les frontières entre le sexuel et le non sexuel » (Scherrer 2008, 629).
De cette manière, les asexuel-le-s perturbent le récit de l'hétérosexualité en explorant et en préférant des actes autres que le coït, qui est généralement compris dans notre culture comme l'acte sexuel le plus intime et le plus agréable. Iels explorent ainsi des formes de plaisir à la fois non coïtales et non orgasmiques, y compris les baisers, les câlins, se tenir la main ou les interactions non physiques avec les autres. Et, comme dans le cas des asexuel-le-s aromantiques qui ne tirent pas forcément de plaisir des baisers ou des câlins, on suggère que l'intimité dépasse le physique.
Néanmoins, d’un autre côté, le sexe est maintenus par les asexuel-le-s comme un lien. Un participant à l’étude de Brotto et al. (2010) indique que « Tout un chacun à une défintion quelque peu différente de ce que cest qu’avoir une vie sexuelle, mais, je veux dire que les personnes asexuelles ne sont pas simplement pas intéressées par les rapports sexuels, il y a différents paliés pour savoir jusqu'où elles iront» ce qui démontre qu’il existe des notions rigides et limitatives de ce qui compte comme sexe (610). Comme le démontre Scherrer,
Les frontières entre sexuel et non sexuel reposent en grande partie sur une compréhension androcentrée du sexe, où les comportements autres que les rapports pénétratifs pénis-vagin sont généralement définis comme non sexuels. (2008, 627)
Bien que cela puisse permettre aux asexuels de conserver un sens cohérent d'eux-mêmes et de leur identité, cela ne redéfinit pas vraiment ce qui « compte » comme sexe et comment la définition du sexe est un produit culturel. Cependant, Scherrer souligne dans le même temps, que la redéfinition des comportements qui sont communément considérés comme sexuels ou non sexuels, attire en fait notre attention sur le fait que des actes comme la masturbation ou les baisers ne sont pas intrinsèquement sexuels, mais plutôt construits et compris culturellement de cette manière (2008, 629).
J’aimerais suggérer que la manière dont l’asexualité perturbe la consistance du cluster hétéro-coïtal et entreprend une forme de « queering » n’est pas sans rappeler la répétition subversive de Butler (1990). La matrice hétérosexuelle, comprenant le sexe-genre-désir (où le sexe est inné, le genre découle du sexe et la sexualité découle du genre) suppose, comme le cluster hétéro-coïtal, qu'un certain alignement des actes et des désirs est naturel et normal. Alors que Butler soutient que les actes de répétition subversive tels que le drag révèlent l'artificialité et la construction de la matrice hétérosexuelle, l'asexualité pourrait également révéler la construction du cluster hétéro-coïtal de l'hétérosexualité-couple-coït-orgasme. Ainsi, révélant la construction du récit hétéro-coïtal, l’asexualité montre également que d’autres histoires non-sexuelles sont possibles. Même si, encore une fois, je ne veux pas exagérer les effets d’une telle répétition subversive, mais il est facile de voir comment les expressions et les formes de sexe qui n'adhèrent pas facilement à un idéal normatif dominant peuvent fonctionner pour dénaturaliser ce qui autrement pourrait rester incontesté et incontestable. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que seule l’asexualité - les identités et pratiques asexuelles- permettent ce genre de perturbations, puisque des perturbations discursives se produisent régulièrement dans notre vie quotidienne, comme l'atteste Hollway, « toutes les relations et toutes les pratiques connaissent dans une certaine mesure de telles contradictions et sont donc autant de possibilités de changement que d’instances de reproduction »(260). Cerankowski et Milks font également valoir que l'asexualité est queer ou à la capacité de l’être en demandant: « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, est-il possible que ne pas vouloir de sexe puisse faire partie de cette culture hypersexualisée ? » (662).
Il est utile, pour la politique féministe, d'explorer les possibilités d'une telle rupture des modes dominants d'organisation sexuelle et relationnelle par l'asexualité car elle pourrait offrir des schémas sexuels peut-être moins désavantageux pour les femmes que ceux actuellement en place. Mais bien que cela puisse être le cas, l'asexualité contemporaine ne parvient généralement pas à tirer des significations politiques et à établir des liens entre les identités, pratiques asexuelles et cadres socioculturels plus larges. Alors que les textes du mouvement de libération des femmes, dont j’ai discuté dans le chapitre précédent, énonçaient l’asexualité comme une stratégie politique féministe ou un outil pour mettre à mal l’oppression des femmes, l’asexualité contemporaine est communément comprise comme un aspect du soi déconnecté des questions de genre. Il est naïf de soutenir que l'asexualité devrait être théorisée et pratiquée aujourd'hui de la même manière qu'elle l'était par les féministes de la fin des années soixante et soixante-dix, puisque ce sont deux formes d’asexualités très différentes nées de périodes historiques différentes. Néanmoins, la lecture de textes féministes sur l'asexualité nous fournit plusieurs clés de compréhension pour de futures analyses de l'asexualité.
D’abord, alors que les textes féministes développaient explicitement la spécificité de ce que signifiait l'asexualité pour les femmes dans le contexte d’inégalité systémique entre les sexes, l'asexualité contemporaine ne dit pas grand chose sur la question du genre. En omettant de théoriser comment l'asexualité pour les femmes et l'asexualité pour les hommes pourraient être vécues très différentes, l'asexualité rend finalement le genre invisible. Ainsi, les motivations culturelles et relationnelles qui pourraient inciter ou inspirer l'asexualité chez les femmes sont complètement évitées lorsque l'asexualité est comprise comme une orientation sexuelle ou un artefact du corps. Nous devrions plutôt nous demander: comment l'asexualité pourrait-elle contribuer à la démédicalisation des troubles du désir sexuel chez les femmes ? Comment le fait que l’asexualité contemporaine soit un concept culturellement disponible peut-elle influencer la sexualité, les pratiques sexuelles et les possibilités dans la vie sexuelle d’une femme ? En d'autres termes, les inégalités, notamment genrées, imprègnent la manière dont la sexualité et par conséquent le sexe sont compris et vécus dans la vie de tous les jours. C'est une erreur d'affirmer que les modèles genrés dans le sexe et la sexualité n'ont absolument rien à voir avec l'asexualité dans notre monde. Ce n’est bien sûr jamais uniquement par le biais du genre que les discours et la façon dont ils sont vécus sont influencés, mais aussi par de nombreux autres aspects de soi, y compris les capacités, l'âge, la race et la classe. Il convient, dans ce contexte, de soulever les préoccupations de Kim:
Peut-on être asexuel-le et revendiquer l'asexualité comme une identité positive au sein d'une société qui comprend l'asexualité non seulement comme un stigma mais aussi comme un trait naturalisé chez certaines personnes ? Qu'est-ce que ça fait d'être asexuel-le quand on n'est pas du tout considéré-e comme sexualisé-e ou qu'on nous interdit d'une manière ou d'une autre d'être sexuel-le ? De nombreuses personnes sont assignées à des vies non sexuelles et non reproductives en raison de leur âge, de leur handicap, de leur santé, de leur race, de leur sexe, de leur classe ou de leur apparence. (161)
Dans un second temps, les articulations féministes de l’asexualité nous rappellent qu’il existe une politique nourrissant le « ne pas le faire ». L'asexualité, comme la sexualité, est à la fois limitée et rendue possible par des facteurs culturels et relationnels, eux-mêmes nourris par des discours. L’asexualité avait un sens pour certaines féministes de la fin des années soixante et soixante-dix parce qu’elle entravait l’accessibilité sexuelle des femmes et permettait un transfert de temps et d’énergie loin des hommes et vers d’autres femmes. Les théorisations d'asexualités féministes ont donc été stimulées par un contexte dans lequel la permissivité androcentrique et l'inégalité entre les sexes étaient absolument omniprésentes. Qu'est-ce qui anime l'asexualité d'aujourd'hui, quelle est sa particularité et quelles sont ses politiques ? L'asexualité contemporaine pourrait être féministe en ce sens qu'elle désamorce les discours dominants sur la sexualité. Mais elle ne l'est pas non plus car il n'est pas comprise comme un « refus radical » comme l’était l’asexualité féministe que Fahs soutenaitt, principalement parce que cela n'est plus du tout considéré comme un refus, mais plutot comme un état du corps. Il faut réflechir à comment l'asexualité, qu'elle soit vécue ou non comme un choix, est en fait politique.
J'ai soutenu que l'asexualité perturbe les discours dominants et démontre que certains aspects de nos sexualités que nous tenons pour acquis comme des faits sont en fait des fictions culturellement opportunes. L'asexualité contemporaine offre des possibilités pour repenser la centralité du sexe et la naturalisation des normes de genre. Pourtant, tant que nous ne parvenons pas à reconnaître la pertinence et l'ancrage culturel de l'asexualité, sa valeur nécessairement politique, et ses significations dans une société fondamentalement genrée, il est probable que nous ne parviendrons pas non plus à reconnaître tout ce que l'asexualité a à offrir - à la fois en théorie et en pratique.
Conclusion
Dans cette thèse, j'ai soutenu la nécessité de prendre au sérieux l'asexualité en tant que réponse politique et culturellement disponible face aux aspects contraignants des discours dominants sur la sexualité. J'ai fait une critique radicale des histoires et des cartes de l'asexualité contemporaine que nous sommes en train d'esquisser, pour que nous explorions plutôt l'asexualité comme un ensemble de pratiques sexuelles politiquement motivées et culturellement contingentes. De plus, j'ai affirmé que l'asexualité est entièrement spécifique à notre culture présente, même si nous pourrions tirer des enseignements en considérant les réflexions et les articulations passées de l'asexualité. Et même si il est vrai que le féminisme n’a jamais toutes les réponses, cette thèse soutient finalement que les écrits féministes sur l'asexualité peuvent propulser l'asexualité vers des théorisations et explorations politiques plus intimes, radicales et féministe de «ne pas le faire».
le coït dyadique, cisgenre et hétérosexuel, avec pour finalité la pénétration pénis/vagin, menant à l'orgasme ↩︎
manifestations ayant traditionnellement lieu en juin pour célébrer l’émeute de Stonewall, un événement fondateur dans l’histoire de la conquête des droits LGBTQIA aux Etats-Unis ↩︎
Przyblyo écrit cela par rapport au DSM-IV, alors que le DSM-V était encore en cours d’écriture. Mais dans ce dernier, la détresse et les difficultés interpersonnelles sont toujours des critères diagnostiques du TDSH, cependant, l'autodéfinition du ou de la patiente comme asexuel-le est maintenant censée contre indiquer le diag ↩︎