Opinion sur la récupération réactionnaire des termes de gauche

Opinion 10 déc. 2022

Pur billet d'opinion. J'ai déjà parlé de ce sujet IRL ou sur les réseaux sociaux, c'est un point de vue qui n'a pas à faire l'unanimité mais au moins qui devrait questionner, j'espère.

Puisque je parle quand même souvent des questions féministes (ou de genre plus généralement), je vais revenir sur la question de l'idée des groupes anti-trans qui se qualifient de féministes (ou des groupes identitaires). J'estime, pour ma part, qu'il faut les qualifier de féministes. Pourquoi ?

Premièrement, parce qu'ils s'inscrivent dans des questions précises qui ont déjà mouvementé les différents mouvements féministes auparavant. Des féministes suffragistes aux féministes radicales (pas au sens nord-américain mais au sens de la prise en compte de la racine des questions sociales), la question classe/race a agité grandement, autant en termes de débat, que d'affrontements. Et en 2022 ces questions ne sont pas résolues. Quand l'Etat reprend la question féministe pour la réduire à une question "d'égalité", ou de "gestion de la violence genrée", il récupère des thématiques déjà questionnées dans l'histoire des féminismes. Quand Nemesis parle de "patriarcat étranger", il y a également la question du reflux des femmes racialisées des mouvements féministes (cf le problème récurrent du féminisme à sujet unique, de "la femme" comme blanche, cis, valide et de classe moyenne/bourgeoise), tout autant que la non-mise en cause des hommes blancs dans leur participation de la violence patriarcale est liée à la façon dont les femmes blanches ont renvoyé cette violence aux groupes racialisés uniquement (cf les phénomènes de lynchage qui suivaient l'accusation de viol à l'encontre d'hommes noirs, aux Etats-unis notamment). Et quand les TERFs ont investi jusqu'à faire disparaitre la possibilité que le féminisme radical nord-américain soit trans-compatible, elles n'ont pas fait autre chose que masquer le fait que les luttes trans sont liées aux questions de genre, et à l'élargissement de la question cisféministe. Elles ont masqué toutes les réflexions, les débats et les affrontements sur ce sujet pour présenter leur interprétation, anti-trans, de ce que devait être le féminisme radical.  

Deuxièmement, nous n'avons pas les moyens, parce que ces sujets sont facilement mobilisés par différents corps institutionnels, d'interdire à ces groupes de se qualifier de féministes. Pour reprendre la question des TERFs, a-t-on encore les moyens d'investir de façon unilatérale le terme de féministe radicale alors même que son utilisation médiatique est réactionnaire ? A quoi bon perdre son temps à critiquer leur utilisation, quitte à inscrire dans le féminisme une dimension uniquement morale, alors que la question patriarcale est sociale, violemment sociale, et que sa violence est distribuée selon l'ordre social ?

Et dernièrement, les qualifier de féministes nous oblige, en prenant en compte les deux dimensions précédentes, à regarder en face ce qui pose problème dans le féminisme, et plus largement dans les mouvements politiques qui entendent porter des projets émancipateurs. Oui, nous devons encore et toujours questionner la place de notre expression, sa disposition sociale. Nous devons encore et toujours voir ce qui pose problème dans le fait qu'on réserve très vite aux blancs et/ou à une certaine position sociale la parole, la visibilité, dans les groupes politiques, qu'ils soient ou pas institutionnalisés. Nous devons refuser une espèce de moralisation à l'emporte-pièce du féminisme ou des luttes LGBTI+, ou queers, qui ferait de nous une position fondamentalement bonne tandis que toute autre conception serait à renvoyer à une position mauvaise. La construction du sujet politique doit-elle aboutir à un nous VS eux, purement réactionnaire, alors même qu'elle est plus complexe, parce que parfois le nous s'inscrit aussi dans des logiques de domination ? D'autant plus si on entend être antifasciste, il faut comprendre ce qui se joue dans les féminismes identitaires et réactionnaires, se poser la question de ce que ça implique pour nous, afin de les combattre, de les invisibiliser.

Nous ne pourrons pas y arriver en nous épuisant à la question du "sujet féministe" (un peu comme quand on refuse "aux hommes" de se dire féministes, on voit bien que c'est un sujet à évacuer. Les hommes qui se déclarent féministes sont, + que "les alliés" inutiles, déjà présents). Je n'ai aucun problème, en construisant la question de cette façon, de faire sur les autres récupérations un constat similaire, notamment sur l'anticapitalisme (dont les conceptions d'extrême droite renvoient à des thèmes passéistes comme les formes anticapitalistes de type royaliste, ou alors à la réconciliation de classes dans un Etat-parti organique fasciste), la lutte contre l'homophobie, etc. Oui, la gauche ne peut pas garder "purs" des sujets qui investissent le champ social, la question c'est comment on fait pour que ces sujets, selon nos termes, soient émancipateurs. D'autant plus que ces sujets qui impliqueraient une espèce de "pureté de gauche" sont travaillés par des conceptions réactionnaires même à gauche. A tout renvoyer à la droite comme champ de tous les possibles réactionnaires, on oublie qu'on vit dans la même société que les champs où la droite réactionnaire et l'extrême-droite existent et s'agitent, et nous empêchent de penser. Et on s'empêche aussi de penser.

Faisons ensemble l'autocritique constante de la gauche (ce qui ne signifie pas s'empêcher d'agir), tout autant qu'il nous faut combattre activement les fascismes, et les récupérations réactionnaires des combats émancipateurs.

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste et femqueer