Photo by Giacomo Ferroni / Unsplash

La tyrannie de l'absence de structure

Traduction 21 juil. 2021

Source: https://libcom.org/library/tyranny-structurelessness-jo-freeman

Autrice: Jo Freeman

Traducteurice: MaddyKitty

Ce texte s'inscrit dans un débat qui nous affaire encore, et sa réponse La tyrannie de la tyrannie (texte écrit par Cathy Levine et publié dans le bulletin Black Rose de 1974) sera publiée dans un deuxième temps.

Les notes de bas de page sont de moi.


Pendant les années où le mouvement de libération des femmes a pris forme, une grande importance a été accordée à ce qu'on appelle des groupes sans leader et sans structure comme la forme d'organisation principale du mouvement. La source de cette idée naissait dans une réaction contre la société hyperstructurée où nous vivions, l'inévitable contrôle que cela donnait à d'autres sur nos vies, et l'élitisme de la gauche et des groupes similaires parmi ceux qui se battaient supposément contre cette sur-structuration.

L'idée de "l'absence de structure", cependant, s'est déplacée d'un contrepoint pertinent à des tendances où celle-ci est devenue intouchable. Cette idée est aussi peu examinée que le terme est beaucoup utilisé, mais est devenue une partie intrinsèque et incontestable de l'idéologie du mouvement de libération des femmes. Cela n'avait que peu d'incidence dans les balbutiements du mouvement. Il s'est précocement développé sur une méthode principale de sensibilisation, et le "groupe de parole non structuré" était un excellent moyen à cet effet. Sa souplesse et son caractère informel encourageaient la participation à la discussion et une atmosphère favorable suscitait des approfondissements personnels. Si rien de concret ne résultait de ces groupes, cela n'avait aucune importance, car leurs propos n'avaient pas vocation à aller plus loin. Les premiers problèmes sont apparus quand ces groupes de parole informels ont commencé à mettre en avant ce processus de prise de conscience et décidé d'en faire quelque chose de plus spécifique. A ce stade, il était habituel qu'ils échouent car la plupart des groupes ne voulaient pas changer leur fonctionnement en changeant de tâche. Ces femmes avaient entièrement accepté l'idée de non-structuration sans réaliser ses limitations. Elles ont essayé d'utiliser ces groupes non structurés et informels pour des usages non adaptés suite à une croyance aveugle selon laquelle tout autre moyen serait forcément oppressif.

Si le mouvement veut dépasser ce stade élémentaire de son développement, il devra se débarrasser de certains de ses préjugés sur l'organisation et la structure. Il n'y a rien de fondamentalement mauvais dans l'un ou l'autre. Ils peuvent être et sont souvent mal utilisés, mais les rejeter d'emblée parce qu'ils sont mal utilisés, c'est se priver des outils nécessaires pour poursuivre notre développement. Nous devons comprendre pourquoi « l'absence de structure » ne fonctionne pas.

Structures formelles et informelles

Contrairement à ce que nous aimerions croire, il n'existe pas de groupe « sans structure ». Tout groupe de personnes de quelque nature que ce soit se réunissant pour une durée quelconque, dans un but quelconque, se structurera inévitablement d'une manière ou d'une autre. Sa structure peut être flexible, elle peut varier dans le temps, elle peut répartir de manière égale ou inégale les tâches, le pouvoir et les ressources entre les membres du groupe. Mais elle se développera quelles que soient les capacités, les personnalités et les intentions des personnes impliquées. Le fait même que nous soyons des individus avec des talents, des prédispositions et des parcours différents rend cela inévitable. Ce n'est que si nous refusions d'entrer en relation ou d'interagir sur quelque base que ce soit que nous pourrions nous rapprocher de « l'absence de structure » et ce n'est pas dans la nature d'un groupe humain.

Cela signifie que lutter pour un groupe « sans structure » est aussi utile et trompeur que viser un reportage « objectif », une science sociale « sans valeur » ou une économie « libre ». Un groupe « sans intervention » est à peu près aussi réaliste qu'une société « sans intervention » ; l'idée devient un écran de fumée pour les plus forts ou les plus chanceux d'établir une hégémonie incontestée sur les autres. Cette hégémonie peut être facilement établie car l'idée d' « absence de structure » n'empêche pas la formation de structures informelles, mais seulement formelles. De même, la philosophie du « laissez-faire » n'a pas empêché les puissances économiques d'établir un contrôle sur les salaires, les prix et la distribution des biens ; elle a seulement empêché le gouvernement de le faire. Ainsi, « l'absence de structure » devient un moyen de masquer le pouvoir, et au sein du mouvement des femmes, il est généralement préconisé par celles qui sont les plus puissantes (qu'elles aient conscience de leur pouvoir ou non). La façon dont les décisions sont prises n'est connue que de quelques-unes et la conscience du pouvoir est réduite par celles qui en connaissent les règles, tant que la structure du groupe est informelle. Celles qui n'en connaissent pas les règles et n'y sont pas initiées doivent rester dans la confusion, ou souffrir que quelque chose se passe sans qu'elles en soient pleinement conscientes (NdT: j'ai préféré éluder 'paranoid delusions' puisque ça n'apporte rien au texte hormis de la psychophobie).

Pour que chacune ait la possibilité de s'impliquer dans un groupe donné et de participer à ses activités, sa structure doit être explicite et non implicite. Les règles de décision doivent être ouvertes et accessibles à toutes, et cela ne peut se faire que si elles sont formalisées. Cela ne veut pas dire que la formalisation d'une structure de groupe détruira la structure informelle. Ce n'est généralement pas le cas. Mais elle empêche la structure informelle d'avoir un contrôle prédominant et met à disposition des moyens de l'attaquer.

L' "absence de structure" est impossible. Nous ne pouvons pas décider d'avoir un groupe structuré ou non, seulement de le structurer formellement ou non. Par conséquent, le mot ne sera plus utilisé que pour désigner l'idée qu'il représente. “Non structuré” fera référence aux groupes qui n'ont pas été délibérément structurés d'une manière particulière. Structuré fera référence à celles qui l'ont fait. Un groupe structuré a toujours une structure formelle, et peut aussi avoir une structure informelle. Un groupe non structuré a toujours une structure informelle ou secrète. C'est cette structure informelle, en particulier dans les groupes non structurés, qui constitue la base des élites.

La nature de l'élitisme

Le mot "Elitiste" est probablement celui dont a le plus abusé le mouvement de libération des femmes. Il est utilisé aussi fréquemment, et pour les mêmes raisons, que « pinko »[1] l'était dans les années 50. Il n'est jamais utilisé correctement. Au sein du mouvement, il fait généralement référence à des individus, bien que les caractéristiques personnelles et les activités de celles à qui il s'adresse puissent différer considérablement. Un individu, en tant qu'individu, ne peut jamais être une « élite » parce que la seule application appropriée du terme « élite » concerne des groupes. N'importe quel individu, quelle que soit sa notoriété, ne peut jamais être une élite.

De façon plus correcte, une élite fait référence à un petit groupe de personnes qui ont du pouvoir sur un groupe plus large dont elles font partie, généralement sans responsabilité directe envers ce groupe plus large, et souvent à leur insu ou sans leur consentement. Une personne devient élitiste en faisant partie ou en défendant la règle d'un petit groupe, que cet individu soit peu ou pas du tout connu. La notoriété n'a rien à voir avec l'élitisme. Les élites les plus insidieuses sont généralement dirigées par des personnes inconnues du grand public. Les élitistes intelligents sont généralement assez intelligents pour ne pas se faire connaître. Lorsqu'ils se font connaître, ils sont surveillés et le masque de leur pouvoir s'efface.

Ce n'est pas parce que les élites sont informelles qu'elles sont invisibles. Lors d'une réunion en petit groupe, toute personne dotée d'un œil aiguisé et d'une oreille fine peut dire qui influence qui. Les membres d'un groupe affinitaire s'associent plus facilement entre eux qu'à d'autres. Ils s'écoutent plus attentivement et s'interrompent moins. Ils se répètent les uns les autres et cèdent aimablement (NdT: dans les débats). Ils tendent davantage à ignorer ou affronter des personnes extérieures au groupe (NdT: j'ai préféré remanier le propos sur les "in-out" pour clarifier le sujet). L'approbation des personnes extérieures au groupe informel n'est pas nécessaire pour prendre une décision; cependant il est nécessaire que celles-ci restent en bons termes avec les personnes les plus intégrées. Bien sûr, les lignes ne sont pas aussi nettes que je les ai dessinées. Ce sont des nuances d'interaction, pas des scripts pré-écrits.

Mais ces nuances sont discernables, et elles ont leur effet. Une fois que l'on sait avec qui il est important de contrôler des éléments avant de prendre une décision, et dont l'approbation est synonyme d'acceptation, on sait qui dirige. Les élites ne sont pas des machinations. Il est rare qu'un petit groupe de personnes se réunisse et essaie de prendre le contrôle d'un groupe plus important à ses propres fins. Les élites ne sont ni plus ni moins qu'un groupe d'amis qui participent également aux mêmes activités politiques. Ils maintiendraient probablement leur amitié, qu'ils soient ou non impliqués dans des activités politiques ; ils seraient probablement impliqués dans des activités politiques, qu'ils maintiennent ou non leurs amitiés. C'est la coïncidence de ces deux phénomènes qui crée des élites dans tous les groupes et les rend si difficiles à briser.

Ces groupes affinitaires fonctionnent comme des réseaux de communication en dehors des canaux réguliers qui peuvent avoir été mis en place par un groupe. Si aucun canal n'est en place, ils en deviennent l'unique réseau de communication. Parce que ces gens sont amis, partagent généralement les mêmes valeurs et orientations, parce qu'ils se parlent et se consultent lorsque des décisions communes doivent être prises, les personnes impliquées dans ces réseaux ont plus de pouvoir dans le groupe que celles qui n'en font pas partie. Et il est rare que ce genre de choses n'arrive pas dans un groupe d'amis.

Certains groupes, selon leur taille, peuvent avoir plus d'un réseau de communication informel. Ces réseaux peuvent même se chevaucher. Lorsqu'il n'existe qu'un seul de ces réseaux, il s'agit de l'élite d'un groupe par ailleurs non structuré, que ses participants veuillent ou non être élitistes. S'il est le seul réseau de ce type dans un groupe structuré, il peut ou non être une élite selon sa composition et la nature de la structure formelle. S'il existe deux réseaux affinitaires ou plus, ils peuvent rivaliser pour le pouvoir au sein du groupe, formant ainsi des factions, où l'un peut délibérément se retirer de la compétition en laissant l'autre former l'élite. Dans un groupe structuré, deux ou plusieurs de ces réseaux affinitaires se font généralement concurrence pour le pouvoir formel. C'est souvent la situation la plus saine. Les autres membres sont en mesure d'arbitrer entre les concurrents pour le pouvoir et peuvent ainsi faire des demandes au groupe auquel ils prêtent temporairement allégeance.

Étant donné que les groupes du mouvement n'ont pris aucune décision concrète sur qui exercera le pouvoir en leur sein, de nombreux critères sont utilisés dans tout le pays. Comme le mouvement a changé au fil du temps, le mariage est devenu un critère moins universel pour une participation effective, bien que toutes les élites informelles établissent encore des normes selon lesquelles seules les femmes possédant certaines caractéristiques matérielles ou personnelles peuvent adhérer. Les normes incluent fréquemment : une origine de classe moyenne (malgré toute la rhétorique sur les relations avec la classe ouvrière), le fait d'être mariée, d'être en concubinage, d'être ou de prétendre être lesbienne, d'avoir entre 20 et 30 ans, avoir fait des études universitaires ou au moins avoir une formation universitaire, être « branchée », ne pas être trop « branchée », avoir une certaine ligne politique ou s'identifier comme « radicale », avoir certaines caractéristiques de personnalité « féminines » telles qu'être « gentille », s'habiller correctement (que ce soit de façon traditionnelle ou anti-traditionnelle), etc. Il y a aussi certaines caractéristiques qui marqueront presque toujours quelqu'un comme un "déviant" auquel il ne faut pas s'associer. Ils comprennent : être trop vieille, travailler à plein temps (en particulier si l'on est activement engagé dans une « carrière »), ne pas être « gentille » et s'être déclarée célibataire (c'est-à-dire ni hétérosexuelle ni homosexuelle). D'autres critères pourraient être inclus, mais ils ont tous des thèmes communs. Les conditions préalables pour participer à toutes les élites informelles du mouvement, et donc pour exercer le pouvoir, concernent l'origine, la personnalité ou la répartition du temps. Elles n'incluent pas la compétence, le dévouement au féminisme, les talents ou la contribution potentielle au mouvement. Les premiers sont les critères que l'on utilise habituellement pour déterminer ses amis. Les seconds sont ce que tout mouvement ou organisation doit utiliser s'il veut être politiquement efficace.

Bien que cette dissection du processus de formation de l'élite au sein de petits groupes ait eu une perspective critique, elle n'est pas faite dans la conviction que ces structures informelles sont inévitablement mauvaises — simplement qu'elles sont inévitables. Tous les groupes créent des structures informelles en raison des modèles d'interaction entre les membres. De telles structures informelles peuvent faire des choses très utiles. Mais seuls les groupes non structurés sont totalement régis par ces structures. Lorsque les élites informelles sont combinées avec un mythe d' « absence de structure », il est impossible de poser des limites à l'utilisation du pouvoir. Le pouvoir devient capricieux.

Cela a deux conséquences potentiellement négatives dont nous devons prendre conscience. La première est que la structure informelle de prise de décision ressemblera à une sororité : une structure dans laquelle les gens écoutent les autres parce qu'ils les aiment, pas parce qu'ils disent des choses importantes. Tant que le mouvement ne fait rien d'important, son incidence est limitée. Mais si son développement ne s'arrête pas à ce stade préliminaire, il devra modifier cette tendance. La seconde est que les structures informelles n'ont aucune obligation d'être responsables envers le groupe dans son ensemble. Leur pouvoir ne leur a pas été donné ; il ne peut pas leur être enlevé. Leur influence n'est pas basée sur ce qu'elles font pour le groupe ; elles ne peuvent donc pas être directement influencées par le groupe. Cela ne rend pas nécessairement les structures informelles irresponsables. Celles qui sont soucieuses de maintenir leur influence essaieront généralement d'être responsables. Le groupe ne peut tout simplement pas imposer une telle responsabilité ; elle dépend des intérêts de l'élite.

Le 'star'-système

L'idée d'absence de structure a créé un système de vedette. Nous vivons dans une société qui attend des groupes politiques une prise de décision et la sélection d'individus qui formuleront ces décisions au public. La presse et la population ne savent pas écouter sérieusement des femmes en tant qu'individus; ils veulent savoir quel est l'avis du groupe. Seulement trois techniques ont été développées pour établir une opinion de masse: le vote ou le référendum, les enquêtes d'opinion et la sélection de porte-parole dans une rencontre. Le mouvement de libération des femmes n'a utilisé aucune de ces techniques pour communiquer avec l'opinion publique. Ni le mouvement dans son ensemble ni la plupart des innombrables groupes qui le composent n'ont établi un moyen d'expliquer leur position sur diverses questions. Mais le public est conditionné à chercher des porte-parole.

Bien qu'il n'ait pas consciemment choisi de porte-parole, le mouvement a propulsé de nombreuses femmes qui ont attiré l'attention du public pour diverses raisons. Ces femmes ne représentent aucun groupe particulier ou opinion établie ; elles le savent et le disent généralement. Mais parce qu'il n'y a pas de porte-parole officielle ni d'instance décisionnelle que la presse puisse interviewer lorsqu'elle veut connaître la position du mouvement sur un sujet, ces femmes sont perçues comme des porte-parole. Ainsi, qu'elles le veuillent ou non, que le mouvement le veuille ou non, les femmes de notoriété publique sont mises par défaut dans le rôle de porte-parole.

C'est une des sources de la colère souvent ressentie à l'encontre de ces femmes qualifiées de « stars ». Parce qu'elles n'ont pas été nommées par les femmes du mouvement pour représenter leurs opinions, elles irritent lorsque la presse présume qu'elles parlent au nom du mouvement... Ainsi, le contrecoup du "star" system, en effet, encourage le type même de la non-responsabilité individuelle que le mouvement condamne. En purgeant une sœur considérée comme une « star », le mouvement perd le contrôle qu'il pouvait avoir sur la personne, qui devient libre de commettre tous les péchés individualistes dont on l'accusait.

Impuissance politique

Les groupes non structurés peuvent être très efficaces pour amener les femmes à parler de leur vie ; ils ne sont pas très bons pour faire avancer les choses. À moins que leur mode de fonctionnement ne change, les groupes pataugent au point où les gens se lassent de « parler » et veulent faire quelque chose de plus. Parce que le mouvement est aussi peu structuré dans la plupart des villes que les groupes de parole individuels, il n'est pas beaucoup plus efficace que les groupes séparés pour des tâches spécifiques. La structure informelle est rarement assez soudée ou assez en contact avec les gens pour pouvoir fonctionner efficacement. Le mouvement génère donc beaucoup d'émotion et peu de résultats. Malheureusement, les conséquences de tout ce mouvement ne sont pas aussi anodines que les résultats, et leur victime est le mouvement lui-même.

Certains groupes se sont transformés en projets d'action locale, ils impliquent peu de monde, et travaillent à petite échelle. Mais cette forme restreint l'activité de mouvement au niveau local. De plus, pour bien fonctionner, les groupes doivent généralement se réduire à ce groupe informel d'amis qui dirigeaient les choses en premier lieu. Cela exclut la participation de nombreuses femmes. Tant que la seule façon pour les femmes de participer au mouvement est de faire partie d'un petit groupe, les non-grégaires sont nettement désavantagés. Tant que les groupes affinitaires sont le principal moyen d'activité organisationnelle, l'élitisme s'institutionnalise.

Pour ces groupes qui ne peuvent pas trouver un projet local auquel se consacrer, le simple fait de rester ensemble devient leur unique raison d'exister. Lorsqu'un groupe n'a pas de tâche spécifique (et que la prise de conscience devient une tâche à part entière), les personnes qui en font partie consacrent leurs énergies à contrôler les autres dans le groupe. Ce n'est pas tant par désir malveillant de manipuler les autres (même si c'est parfois le cas) que par manque de pouvoir utiliser leur talent à meilleur escient. Les personnes capables avec du temps libre et un besoin de justifier leur rassemblement mettent leurs efforts sous contrôle personnel et passent leur temps à critiquer la personnalité des autres membres du groupe. Les querelles internes et les jeux de pouvoir individuels règnent en maître. Lorsqu'un groupe est impliqué dans une tâche, les gens apprennent à s'entendre avec les autres tels qu'ils sont et à absorber les aversions pour des objectifs plus larges. Il y a des limites à la contrainte de remodeler chaque personne à l'image de ce qu'on voudrait qu'elle soit.

La fin des groupes de prise de conscience laisse les gens sans endroit où aller et le manque de structure ne leur laisse aucune alternative. Les femmes du mouvement soit se replient sur elles-mêmes et leurs sœurs, soit cherchent d'autres alternatives d'action. Il y a peu d'alternatives disponibles. Certaines femmes « font leur propre truc ». Cela peut conduire à une grande créativité individuelle, dont une grande partie est utile pour le mouvement, mais ce n'est pas une alternative viable pour la plupart des femmes et ne favorise certainement pas d'effort de coopération. D'autres femmes s'éloignent complètement du mouvement parce qu'elles ne veulent pas développer de projet individuel et n'ont trouvé aucun moyen de découvrir, rejoindre ou démarrer des projets de groupe qui les intéressent. Beaucoup se tournent vers d'autres organisations politiques pour leur donner le genre d'activité structurée et efficace qu'elles n'ont pas pu trouver dans le mouvement des femmes. Ainsi, les organisations politiques qui considèrent la libération des femmes comme un problème parmi tant d'autres trouvent dans le mouvement de libération des femmes un vaste terrain de recrutement pour de nouveaux membres. Il n'est pas nécessaire que de telles organisations « s'infiltrent » (bien que cela ne soit pas exclu). Le désir d'activité politique significative généré par les femmes en faisant partie du mouvement de libération des femmes est suffisant pour les rendre désireuses de rejoindre d'autres organisations. Le mouvement lui-même ne fournit aucun débouché pour de nouvelles idées et énergies.

Ces femmes qui rejoignent d'autres organisations politiques tout en restant dans le mouvement de libération des femmes, ou inversement, deviennent à leur tour le cadre de nouvelles structures informelles. Ces réseaux affinitaires sont basés sur des politique communes non-féministe plutôt que sur les caractéristiques évoquées plus haut ; cependant, le réseau fonctionne à peu près de la même manière. Parce que ces femmes partagent des valeurs, des idées et des orientations politiques communes, elles deviennent elles aussi des élites informelles, non-planifiées, non-sélectionnées et irresponsables — qu'elles aient l'intention de l'être ou non. Ces nouvelles élites informelles sont souvent perçues comme des menaces par les anciennes élites précédemment développées au sein de différents groupes de mouvement.

C'est une perception correcte. De tels réseaux à orientation politique sont rarement disposés à être simplement des « sororités » comme beaucoup d'anciens, et veulent faire du prosélytisme autant sur leurs idées politiques que féministes. C'est tout à fait naturel, mais ses implications pour la libération des femmes n'ont jamais été suffisamment discutées. Les vieilles élites sont rarement disposées à dévoiler de telles divergences d'opinion, car cela impliquerait d'exposer la nature de la structure informelle du groupe. Beaucoup de ces élites informelles se sont cachées sous la bannière de « l'anti-élitisme » et de l'« absence de structure ». Pour contrer efficacement la concurrence d'une autre structure informelle, elles devraient devenir « publiques » et cette possibilité est lourde de nombreuses implications dangereuses. Ainsi, pour maintenir son propre pouvoir, il est plus facile de rationaliser l'exclusion des membres de l'autre structure informelle par des moyens tels que le « red-baiting »[2], le « lesbian-baiting » [3] ou le « straight-baiting » [4]. La seule autre alternative est de structurer formellement le groupe de manière à institutionnaliser le pouvoir originel. Ce n'est pas toujours possible. Si les élites informelles ont été bien structurées et ont exercé un certain pouvoir dans le passé, une telle tâche est réalisable. Ces groupes ont pu être politiquement efficaces par le passé, car l'étroitesse de la structure informelle s'est avérée être un substitut adéquat à une structure formelle. La structuration ne modifie pas beaucoup leur fonctionnement, bien que l'institutionnalisation de la structure du pouvoir ne l'ouvre pas à une contestation formelle. Ce sont les groupes qui ont le plus besoin de structure qui sont souvent le moins capables de la créer. Leurs structures informelles ont été mal formées et l'adhésion à l'idéologie de l'« absence de structure » les rend réticents à changer de tactique. Plus un groupe est déstructuré, plus il manque de structures informelles ; plus il adhère à une idéologie de l' « absence de structure », plus il est vulnérable à être repris par un groupe de camarades politiques.

Étant donné que le mouvement dans son ensemble est tout aussi non structuré que la plupart de ses groupes constitutifs, il est également susceptible d'influence indirecte. Mais le phénomène se manifeste différemment. Au niveau local, la plupart des groupes peuvent fonctionner de manière autonome, mais seuls les groupes qui peuvent organiser une activité nationale sont des groupes organisés au niveau national. Ainsi, ce sont souvent les organisations féministes structurées qui fournissent des orientations nationales pour les activités féministes, et cette orientation est déterminée par les priorités de ces organisations. Des groupes tels que l'Organisation nationale des femmes[5] et la Womens Equality Action League [6] et certains caucus de femmes de gauche sont tout simplement les seules organisations capables de monter une campagne nationale.

La multitude de groupes de libération des femmes non structurés peut choisir de soutenir ou de ne pas soutenir les campagnes nationales, mais est incapable de monter ses propres campagnes. Ainsi leurs membres deviennent de simples troupes sous la direction d'organisations structurées. Elles n'ont même pas le moyen de décider quelles sont leurs priorités.

Plus un mouvement est déstructuré, moins il a de contrôle sur les directions dans lesquelles il se développe et les actions politiques dans lesquelles il s'engage.

Cela ne veut pas dire que ses idées ne se répandent pas. Compte tenu d'un certain intérêt des médias et de la pertinence des conditions sociales, les idées du mouvement seront encore largement diffusées. Mais la diffusion des idées ne signifie pas qu'elles soient mises en œuvre ; cela signifie seulement qu'on en parle. Dans la mesure où elles peuvent être appliquées individuellement, elles peuvent faire l'objet d'une action ; dans la mesure où elles nécessitent la mise en œuvre d'un pouvoir politique coordonné, elles ne le seront pas.

Tant que le mouvement de libération des femmes reste dédié à une forme d'organisation qui met l'accent sur de petits groupes affinitaires de discussion inactifs, les problèmes de déstructuration ne se feront pas sentir. Mais ce style d'organisation a ses limites ; il est politiquement inefficace, exclusif et discriminatoire envers les femmes qui ne sont pas ou ne peuvent pas être liées aux réseaux affinitaires. Celles qui ne correspondent pas à ce qui existe déjà en raison de leur classe sociale, de leur race, de leur profession, de leur statut parental ou matrimonial ou de leur personnalité seront inévitablement découragées d'essayer de participer. Celles qui ne s'intègrent pas développeront des intérêts particuliers à maintenir les choses telles qu'elles sont.

Les intérêts acquis des groupes informels seront soutenus par les structures informelles qui existent, et le mouvement n'aura aucun moyen de déterminer qui exercera le pouvoir en son sein. Si le mouvement continue délibérément à ne pas choisir qui exercera le pouvoir, il n'abolit pas pour autant le pouvoir.

Il ne fait qu'abdiquer le droit d'exiger que celles qui exercent le pouvoir et l'influence en soient responsables. Si le mouvement continue à garder le pouvoir aussi diffus que possible parce qu'il sait qu'il ne peut exiger la responsabilité de celles qui l'ont, il empêche tout groupe ou personne de dominer totalement. Mais il garantit en même temps que le mouvement reste aussi inefficace que possible. Un juste milieu entre domination et inefficacité peut et doit être trouvé.

Ces problèmes atteignent leur paroxysme en ce moment parce que la nature du mouvement est nécessairement en train de changer. La sensibilisation, en tant que fonction principale du mouvement de libération des femmes, devient obsolète. En raison de l'intense publicité de la presse des deux dernières années et des nombreux livres et articles de surface qui circulent maintenant, la libération des femmes est devenue un mot familier. Ses problèmes sont discutés et des groupes de parole informels sont formés par des personnes qui n'ont aucun lien explicite avec un groupe du mouvement. Le travail purement éducatif n'est plus un besoin si impérieux. Le mouvement doit passer à d'autres tâches. Il doit maintenant établir ses priorités, articuler ses buts et poursuivre ses objectifs de manière coordonnée. Pour ce faire, il doit être organisé au niveau local, régional et national.

Principes pour une structuration démocratique

Une fois que le mouvement ne s'accrochera plus avec ténacité à l'idéologie de « l'absence de structure », il sera libre de développer les formes d'organisation les mieux adaptées à son fonctionnement. Cela ne veut pas dire qu'il faille aller à l'autre extrême et imiter aveuglément les formes traditionnelles d'organisation. Mais nous ne devons pas non plus les rejeter aveuglément. Certaines techniques traditionnelles s'avéreront utiles, même si elles ne sont pas parfaites ; certaines nous donneront un aperçu de ce que nous ne devrions pas faire pour obtenir certaines fins avec des coûts minimes pour les individus dans le mouvement. La plupart du temps, nous devrons expérimenter différents types de structuration et développer une variété de techniques à utiliser pour différentes situations. Le système de tirage au sort est l'une de ces idées qui a émergé du mouvement. Il n'est pas applicable à toutes les situations, mais il peut être utile dans certaines. D'autres idées de structuration sont nécessaires. Mais avant de pouvoir procéder à des expériences intelligentes, nous devons accepter l'idée qu'il n'y a rien de mauvais en soi dans la structure elle-même — seulement son utilisation excessive.

Tout en nous engageant dans ce processus d'apprentissage par l'erreur, nous pouvons garder à l'esprit certains principes qui sont essentiels à la structuration démocratique et qui sont également politiquement efficaces :

  1. Délégation de pouvoirs spécifiques à des personnes spécifiques pour des tâches spécifiques par des procédures démocratiques. Laisser les gens assumer des emplois ou des tâches par défaut signifie seulement qu'ils ne sont pas effectués de manière fiable. Si des personnes sont sélectionnées pour une tâche, de préférence après avoir exprimé un intérêt ou une volonté de le faire, elles ont pris un engagement qui ne peut pas être facilement ignoré.

  2. Exiger de toutes celles à qui l'autorité a été déléguée qu'elles soient responsables devant celles qui les ont choisis. C'est ainsi que le groupe contrôle les personnes en position d'autorité. Les individus peuvent exercer le pouvoir, mais c'est le groupe qui a le dernier mot sur la manière dont le pouvoir est exercé.

  3. Répartition de l'autorité entre autant de personnes que cela est raisonnablement possible. Cela empêche le monopole du pouvoir et oblige les personnes en position d'autorité à en consulter beaucoup d'autres dans le processus de l'exercice du pouvoir. Cela donne également à de nombreuses personnes l'occasion d'assumer la responsabilité de tâches spécifiques et ainsi d'acquérir des compétences spécifiques.

  4. Rotation des tâches entre les individus. Les responsabilités qui sont détenues trop longtemps par une personne, de manière formelle ou informelle, finissent par être considérées comme la « propriété » de cette personne et ne sont pas facilement abandonnées ou contrôlées par le groupe. Inversement, si les tâches sont alternées trop fréquemment, l'individu n'a pas le temps de bien apprendre son travail et d'acquérir un sentiment de satisfaction de faire un bon travail.

  5. Répartition des tâches selon des critères rationnels. Sélectionner quelqu'un pour un poste parce qu'elle est appréciée par le groupe, ou lui donner un travail difficile parce qu'elle n'est pas appréciée, ne sert ni le groupe ni la personne à long terme. La capacité, l'intérêt et la responsabilité doivent être les principales préoccupations d'une telle sélection. Les gens devraient avoir la possibilité d'acquérir des compétences qu'ils n'ont pas, mais il est préférable de le faire par le biais d'une sorte de programme « d'apprentissage » plutôt que par une méthode sans assistance. Avoir une responsabilité qu'on ne peut pas bien gérer est démoralisant. A l'inverse, être exclue de ce que l'on sait bien faire n'encourage pas à développer ses compétences. Les femmes ont été punies pour leurs compétences tout au long de la majeure partie de l'histoire de l'humanité — le mouvement n'a pas besoin de répéter ce processus.

  6. Diffusion de l'information à toutes le plus souvent possible. L'information, c'est le pouvoir. L'accès à l'information renforce son pouvoir. Lorsqu'un réseau informel diffuse de nouvelles idées et informations en dehors du groupe, elles sont déjà engagées dans un processus de formation d'une opinion — sans que le groupe y participe. Plus on en sait sur le fonctionnement des choses, plus on peut être politiquement efficace.

  7. L'égalité d'accès aux ressources nécessaires au groupe. Ceci n'est pas toujours parfaitement possible, mais doit être recherché. Un membre qui maintient un monopole sur une ressource nécessaire (comme une imprimerie ou une chambre noire appartenant à son mari) peut influencer indûment l'utilisation de cette ressource. Les compétences et l'information sont aussi des ressources. Les compétences et les informations des membres ne peuvent être également disponibles que lorsque tous les membres sont disposés à enseigner ce qu'elles savent aux autres.

Lorsque ces principes sont appliqués, ils garantissent que toutes les structures développées par les différents groupes du mouvement seront contrôlées par le groupe et seront responsables devant lui. Le groupe de personnes occupant des postes d'autorité sera diffus, flexible, ouvert et temporaire. Il leur sera difficile d'institutionnaliser leur pouvoir parce que les décisions ultimes seront prises par le groupe dans son ensemble. Le groupe aura le pouvoir de déterminer qui exercera l'autorité en son sein.

Jo Freeman


  1. https://www.urbandictionary.com/define.php?term=pinko. Un terme négatif utilisé à l'encontre des personnes se décrivant comme socialistes ou étant soupçonnées de l'être ↩︎

  2. https://en.wikipedia.org/wiki/Red-baiting ↩︎

  3. la mise en accusation de femmes sur une sexualité lesbienne supposée ou réelle ↩︎

  4. la mise en accusation de femmes sur une sexualité hétéro supposée ou réelle ↩︎

  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/National_Organization_for_Women ↩︎

  6. https://en.wikipedia.org/wiki/Women's_Equity_Action_League ↩︎

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste et femqueer