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Détransition, désistance et désinformation : un guide pour comprendre le débat sur les enfants trans

Traduction 30 juil. 2021

Source: https://juliaserano.medium.com/detransition-desistance-and-disinformation-a-guide-for-understanding-transgender-children-993b7342946e

Autrice: Julia Serano

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: 3 août 2016


Je participe aux communautés trans depuis 1994. Entre toutes ces expériences, et mes nombreuses années en tant qu'autrice trans, militante, artiste et conférencière — prendre la parole pendant les événements communautaires, les conférences, et dans des universités à travers l'Amérique du nord — j'ai eu des conversations intimes et profondes sur les expériences et problèmes trans avec à peu près un millier de personnes transgenres (peut-être plus). J'ai fait des recherches approfondies à la fois sur la littérature médicale et sur l'histoire des « barrières » psychiatriques/médicales liées à l'accès des soins pour les personnes trans, pour mon livre Whipping Girl: Une femme transsexuelle sur le sexisme et le bouc émissaire de la féminité, paru en 2007. Mon travail s'est poursuivi dans mes écrits et mon activisme liés aux diagnostics trans dans le DSM-V récemment publié.

Au cours de ces un peu plus de 20 années, j'ai été témoin de la lente évolution depuis l'ancien système de contrôle de soins — impliqué dans la science pathologique et adoptant souvent des positions antagonistes face aux patients trans/sujets de recherche — jusqu'à ce qui est devenu progressivement notre système de soins trans actuel. Il fonctionne en partenariat avec les communautés trans, et il a progressivement pris les intérêts des personnes trans à cœur.

Cette évolution n'a pas été le seul résultat d'une remise en cause de ce système par les militant·es trans (même s'il y a eu de nombreuses contestations). Au contraire, ce changement a été facilité par une tendance plus générale au sein de la recherche et de la médecine — loin des attitudes paternalistes du « Praticien sachant » du milieu du vingtième siècle. Les praticiens et chercheurs ont pris progressivement conscience qu'il fallait réellement se préoccuper et obtenir des retours de la part des communautés qu'ils aident. Cette transition n'a pas été parfaite, ni complète (car la vieille garde adhère toujours aux anciennes méthodes). Mais les changements qui se sont produits au cours de ma vie ont été extrêmement prometteurs.

Récemment, alors que les personnes transgenres sont devenues plus visibles, elles ont fait l'objet d'un examen de plus en plus minutieux de la part des médias. Des politiciens, des commentateurs et des journalistes ignorant tout des questions transgenres se sont soudainement précipités pour peser sur ces questions importantes — des questions sur lesquelles (commodément) ils ne sont pas personnellement investis. Certaines de ces personnes ont des agendas anti-trans très clairs. D'autres sont des intrus (peut-être bien intentionnés) qui croient qu'en lisant quelques documents de recherche et en interrogeant quelques personnes ici et là, ils peuvent acquérir une « compréhension objective » de ce sujet complexe, qui couvre un demi-siècle d'histoire. Et malheureusement, ils centrent souvent leurs éditoriaux et leurs réflexions sur un segment particulièrement vulnérable de notre communauté : les enfants transgenres.

Vous avez probablement vu certains de ces articles. Ils soulèvent des inquiétudes sur les “80% de renoncement” et offrent des exemples de personnes trans qui ont depuis “détransitionné”. Ils vous laissent avec l'impression que les praticiens de la médecine trans sont engagés dans une sorte d'expérience sociologique. Quand des personnes trans protestent contre ces déformations ou contre les vieilles idéologies médicales, ces commentateurs et journalistes dénoncent « ces militants transgenres qui attaquent la science! » sans toutefois reconnaitre les innombrables défenseurs des personnes trans, chercheurs et prestataires de soins qui sont en fait d'accord avec nous sur bon nombre de ces questions.

Plutôt que d'écrire une critique concise ou une réfutation du dernier article sur le thème de “Nos enfants sont en danger!” ou “les militants vont trop loin!”, j'ai décidé d'écrire un article long et nuancé. Il est intentionnellement écrit comme un guide pour toute personne intéressée, un guide qui remplit les vides, lit entre les lignes, et détricote les nombreuses suppositions présentes dans les éditoriaux ou articles de presse sur les enfants transgenres.

Nombre des problèmes susmentionnés commencent par la simplification à l'extrême des terminologies trans et/ou l'étendue des expériences transgenres, c'est donc là que le guide va commencer. Je fournirai également les informations nécessaires concernant la transition de genre chez les adultes avant d'aborder le sujet plus controversé des enfants transgenres.

1) La distinction (et l'absence de distinction) entre transgenre et transsexuel

Le mot transgenre concerne historiquement (de même que dans le contexte de cet essai) les personnes qui défient les attentes de la société en ce qui concerne le genre. Les militant·es trans des années 90 ont défendu ce terme en le laissant volontairement ouvert — il peut faire référence aux personnes transsexuelles (c'est-à-dire aux personnes qui effectuent une transition, je vais en parler dans un instant), aux personnes qui s'identifient en dehors de la binarité de genre, aux crossdressers (c'est-à-dire aux personnes qui sont en accord avec leur genre de naissance, mais parfois adoptent une autre expression de genre), aux personnes dont l'expression de genre est non-conforme (c'est-à-dire des hommes efféminés, des femmes masculines, des personnes androgynes, etc.) et possiblement à d'autres personnes. Toutes les personnes dont l'identité est représentée dans ce terme parapluie ne vont pas s'identifier comme “transgenres”, mais elles sont toutes considérées par la société comme défiant les normes de genre d'une manière significative.

Malheureusement, dans les discours grand public (tout autant que dans certains discours trans), le mot “transgenre” est de plus en plus (mal) utilisé pour renvoyer spécifiquement aux personnes qui s'identifient et vivent dans un autre genre que celui qui leur a été assigné à la naissance — les personnes qui ont été historiquement décrites comme transsexuelles. Certaines personnes rentrant dans cette catégorie n'aiment pas le terme “transsexuel” (tout comme certaines n'aiment pas “transgenre”), mais je vais l'utiliser ici parce que la distinction entre les personnes qui ont fait une transition sociale et/ou physique (c'est-à-dire les personnes transsexuelles) et les individus dans le spectre transgenre qui n'effectuent pas de transition, est essentielle à cette conversation.

2) Il y a de nombreuses trajectoires transsexuelles

Les gens ont l'habitude d'entendre l'histoire classique de la personne qui sait depuis son enfance qu'elle appartient à un autre genre, qui a par la suite lutté avec ces sentiments pendant de nombreuses années, jusqu'au point où elle est enfin capable d'effectuer une transition vers son genre identifié, pour pouvoir vivre heureuse jusqu'à la fin de ses jours. De nombreuses expériences transsexuelles rentrent dans ce modèle, mais certaines différent. Certaines personnes ne font l'expérience de la dysphorie de genre et/ou un désir d'appartenir à un autre genre que beaucoup plus tard dans leur vie. Certaines vivent heureuxses en ayant une identité non-transsexuelle (c'est-à-dire crossdresser, genderqueer, gay ou lesbienne) pendant de nombreuses années avant de comprendre qu'elles pourraient être plus heureuxses encore en transitionnant. Enfin, les personnes transsexuelles peuvent avoir des expériences diverses en matière de transition sociale ou physique. La plupart (tout comme moi) vont effectuer une transition sociale et physique, quand d'autres peuvent effectuer une transition sociale sans intervention physique tout en étant heureuxses. D'autres peuvent effectuer une transition physique mais ne pas faire de transition sociale (dans les cas où il n'est pas sans danger pour elleux de vivre leur identité de genre à plein temps).

Enfin, tout comme les identités et les compréhensions personnelles du genre peuvent évoluer au fil du temps avant une transition, elles le peuvent également après celle-ci. Je connais des personnes qui ont suivi un parcours canonique transsexuel pour devenir des hommes ou des femmes trans, mais qui au fil du temps ont découvert qu'iels étaient plus heureuxses en s'identifiant comme genderqueer et/ou en adoptant des expressions de genre plus androgynes. Une petite portion enfin (moins de 4%, peut-être moins selon la plupart des études) peut décider de détransitionner — c'est-à-dire retourner vivre en tant que membre de leur genre assigné à la naissance.

Ces personnes stoppent leur transition pour des motifs variables. Certaines estiment que, au fond, elles ne se sentent pas à l'aise dans leur transition, ou que les changements corporels et sociaux liés à celle-ci ne les rendent pas heureuxses. D'autres sont heureuxses, mais décident de détransitionner pour des raisons pragmatiques. Par exemple, certaines personnes le font parce qu'il est trop compliqué pour elles d'obtenir un traitement hormonal ou d'autres procédures d'affirmation de genre qu'elles pourraient souhaiter effectuer. Certaines arrêteront leur transition pour le bien de leur partenaire ou de leur conjoint·e, dans le but de préserver leur relation. D'autres détransitionnent parce qu'elles ont des difficultés à trouver un emploi ou un logement, et/ou sont épuisées d'être harcelées pour la simple raison d'être des personnes trans visibles, marchant dans la rue. Certaines détransitionnent définitivement quand d'autres peuvent décider de reprendre leur transition plus tard dans leur vie.

C'est avec ces éléments de contexte des réalités trans que nous pourrons discuter honnêtement de ce sujet.

3) Qu'est-ce que la transphobie?

Je viens de mentionner que les personnes trans sont harcelées dans la rue, privées d'emploi ou de logement. La plupart des gens conviendraient que ce sont là des exemples de transphobie. Mais la transphobie n'est pas simplement la « peur » ou la « haine » des personnes transgenres. Il vaut mieux la considérer comme un double standard, omniprésent dans notre société. Il présume que les corps, les identités et les expériences cisgenres (c'est-à-dire non-transgenres) sont valides et leur norme tacite, alors que leurs homologues transgenres sont vus comme illégitimes, non-authentiques, défectueux et suspects en comparaison.

Il est important de le souligner, car souvent les auteurs de ces éditoriaux et articles insisteront sur le fait qu'ils sont « pro-trans » ou « transfriendly », mais ils feront néanmoins des déclarations ou exprimeront une opinion qui révèle clairement qu'ils considèrent le genre des personnes trans comme moins valable ou légitime que leurs homologues cis. De la même manière que les expressions de sexisme, de racisme, de capacitisme ou d'homophobie peuvent être subtiles et inconscientes, il en va de même pour les expressions de la transphobie.

4) Trans et cis sont des abréviations utiles, mais ne représentent pas des catégories immuables ou essentialistes

Dans le militantisme trans, nous utilisons souvent le mot cisgenre pour renvoyer aux personnes qui ne sont pas transgenres, et cissexuelles pour les personnes qui ne sont pas transsexuelles (comme je l'explique dans ma FAQ sur les terminologies cisgenre/cissexuel). Ces mots sont utiles quand on parle du double standard transphobe — c'est-à-dire la façon dont les personnes trans sont perçues, considérées ou traitées différemment des personnes cis. Cependant, dans les discours sur les identités trans et leur trajectoire, ces termes donnent souvent l'impression que “cis” et “trans” sont des catégories immuables et mutuellement exclusives, quand dans les faits elles ne le sont pas.

Par exemple, de nombreuses personnes peuvent (à ce moment précis) se décrire comme cisgenres ou cissexuelles, mais dans le futur s'identifier en tant que transgenres ou transsexuelles. Et (dans le cas des personnes qui stoppent leur transition) des personnes qui s'identifiaient trans aujourd'hui pourraient ne plus le faire dans le futur.

En fait, dans les discussions portant sur les identités et transitions de genre, les personnes sont par défaut présumées “cis” tant qu'elles ne disent ou ne font rien (c'est-à-dire mentionner une identité trans, exprimer des comportements de non-conformité de genre) pour démontrer le contraire. Ce point est crucial et j'y reviendrai bientôt.

Par ailleurs, il n'y a aucun test (médical, psychologique ou autre) pour déterminer si une personne est “réellement trans.” Les termes transgenre et transsexuel sont empiriques — les individus ont une expérience du genre qu'ils peuvent soit essayer de réprimer, soit exprimer extérieurement en étant en non-conformité de genre (GNC) ou en transitionnant dans leur genre identifié, respectivement.

5) Qui devrait transitionner?

Une sous-catégorie des personnes transgenres fait l'expérience d'un inconfort ou d'une détresse liée à leur genre assigné à la naissance et/ou un fort désir d'appartenir à un autre genre — dans la littérature médicale, cette expérience est appelée dysphorie de genre. Ce n'est pas une “condition inventée” ou une simple “confusion de genre” – c'est quelque chose de réel, un sentiment intense. La dysphorie peut devenir très dure à vivre voire même invalidante.

Si un faible niveau de dysphorie de genre peut être atténué de diverses manières (par le travestissement, l'expérimentation et l'exploration de son genre, etc.), la seule solution connue pour réduire ou éliminer une dysphorie de genre intense passe par la transition de genre. Il existe un grand nombre de preuves cliniques le démontrant — c'est pourquoi la transition est approuvée médicalement.

Encore une fois, il n'y a aucun test pour déterminer avec certitude quelle personne trans devrait (ou ne devrait pas) effectuer de transition. En pratique, si la dysphorie de genre d'une personne et/ou son désir de vivre dans son genre identifié est suffisamment intense, elle cherchera tous les moyens possibles pour effectuer sa transition — soit par le biais du système de santé, soit par d'autres moyens. Comme je le rapporte dans le chapitre 7 de Whipping Girl, certains professionnels avaient des critères extrêmement stricts pour approuver la transition de genre (en grande partie basés sur l'enfance, l'orientation sexuelle et la « faisabilité »). Cela a finalement poussé de nombreuses personnes trans qui ressentaient fortement le besoin de transitionner à mentir sur leur histoire et/ou à faire une transition DIY en dehors du système de santé.

J'ai (comme de nombreuses personnes transsexuelles) lutté avec cette question de la transition. Je me souviens avoir été sur des groupes de discussion trans en ligne à l'époque et avoir posé cette question: « Comment puis-je être sûre que je serais heureuse de transitionner et de vivre en tant que femme? ». A plus d'une occasion, j'ai reçu des réponses insatisfaisantes (bien que, rétrospectivement, profondes) de ce type:

Tu ne le sauras pas si tu n'essaies pas ou tant que tu n'essaies pas. Si tu fais ces premiers pas et que tu aimes le résultat – les changements dans ton corps ou dans ta vie, si tu te sens plus heureuse ou accomplie — c'est que la transition était sans doute une bonne décision pour toi. Si tu n'aimes pas ce changement — que ce soit tout de suite, dans un an ou davantage — tu peux toujours changer d'avis.

Quelques semaines après le début de ma transition, je savais que j'avais fait le bon choix. D'autres personnes commencent, mais arrêtent pour une raison ou une autre (par exemple, par peur, ou parce que ça ne leur correspond pas). Certaines personnes transsexuelles ont stoppé leur transition dans le passé mais peuvent la reprendre quelques années plus tard, dans des circonstances de vie différentes. Je devrais ajouter que, quand je dis “commencer une transition” ici, je parle de thérapie hormonale — les effets sont largement réversibles si vous ne suivez cette thérapie que sur quelques semaines ou mois (ce qui est généralement le cas pour les personnes qui arrêtent).

Voilà, en gros, ce qu'est une transition. Rien de tout ça n'est immuable. La transidentité ne peut pas être simplement ou objectivement mesurée — c'est une expérience subjective. La transition est une exploration personnelle, une recherche sur ce qui fonctionne pour vous à un niveau individuel. Par la force des choses, c'est souvent un processus empirique.

6) Le trope  “personne cisgenre convertie en transgenre”

La décision d'effectuer une transition n'apparait pas subitement. Elle survient dans un contexte de transphobie systémique. Chaque personne transgenre est parfaitement consciente de la généralisation de ce double standard qu'est la transphobie (à laquelle nous faisons face chaque jour). Et toute personne transsexuelle qui transitionne le fait malgré la transphobie systémique. Cela témoigne de l'intensité de la dysphorie de genre, ou (pour sortir d'un discours pathologisant) à quel point nos identités de genre sont enracinées: nous préférons vivre avec le stigmate de la transphobie plutôt qu'être forcé·es de vivre dans notre genre assigné à la naissance.

Les personnes cisgenres ne comprennent pas la dysphorie de genre (ne l'ayant pas expérimenté personnellement), et refusent souvent de considérer les genres trans de manière sérieuse. Elles inventent parfois des motifs ultérieurs ou des théories méprisantes pour expliquer notre désir de transition — par exemple, nous effectuerions une transition pour essayer de “nous intégrer” (comme hétéro, ou dans la norme de genre cis), ou pour obtenir des privilèges masculins, ou parce que nous sommes sexuellement déviant·es, ou parce que nous sommes confus·es/perdu·es/crédules et de fait influencé·es par des idéologies néfastes (par exemple: le patriarcat, les institutions médicales, l'agenda transgenre). J'ai entendu bien d'autres affirmations (et j'en ai démonté la plupart dans Whipping Girl), mais elles partagent en commun 1) le refus de légitimer nos identités de genre et expériences de la dysphorie, 2) l'ignorance du niveau de transphobie auquel on doit faire face (ce qui les autorise à nous considérer comme faisant des choix de vie frivoles/irresponsables/irréfléchis).

C'est ici — à l'intersection de toutes ces suppositions — que le trope de la “personne cisgenre convertie en transgenre” est né. Ce trope est à l'origine de presque tous les éditoriaux et articles de presse grand public qui s'attardent sur les personnes trans et la transition de genre. Ce trope se joue généralement de l'une des deux manières suivantes :

La position trans-antagoniste: Cette position est tenue par des personnes qui ne croient pas qu'être trans est une expérience réelle ou même une identité. Vous ne croyez pas que la dysphorie de genre est réelle, ou que les identités de genre trans sont légitimes. Pour vous les personnes trans sont délirantes, capricieuses, et/ou des personnes induites en erreur qui méritent d'être examinées et critiquées pour leurs choix de vie. Selon ce point de vue, la transphobie n'est pas une forme de discrimination, mais au contraire légitime la critique publique. Et si “trans” n'existe pas dans votre tête, alors vous imaginez sans doute le monde fait de personnes nées dans un des deux sexes naturels, où certaines s'engagent dans des modifications corporelles frivoles ou irresponsables. Cet état d'esprit aide à comprendre pourquoi la population utilise de manière si fréquente l'adjectif “transgenre” comme un verbe (par exemple, “transgenrér”, supposer que nous avons été “transgenré·es”), ce qui fait du transgenre moins une identité ou une expérience légitime qu'un processus que certaines personnes subissent.

La position trans-suspicieuse: Vous acceptez que la dysphorie de genre et les identités de genre trans sont réelles (bien que rares), mais vous vous montrez méfiant·e quant à la visibilité croissante des personnes trans par rapport à il y a dix ans. Après tout, vous êtes probablement inconscient·e des changements (que j'ai mentionnés dans mon introduction) de l'ancien système de contrôle (qui rendait extrêmement difficile pour les personnes trans l'accès aux moyens de transition) par rapport au système de santé trans d'aujourd'hui (qui prend les expériences et préoccupations des personnes trans au sérieux). En ignorant tout cela, vous pourriez craindre que cette augmentation du nombre de personnes transgenres provienne du fait que certaines de ces personnes ne sont pas « vraiment trans » (c'est-à-dire des personnes cisgenres) et sont influencées ou enrôlées de manière inappropriée dans des identités trans et une transition de genre.

J'aimerais prendre un moment pour examiner cette position “trans-suspicieuse”, car c'est la position la plus commune adoptée par les commentateurs qui se présentent eux-même comme “trans-friendly”, et celle qui semble la plus “raisonnable” pour les lecteurices peu au fait de la transidentité. De mon point de vue (comme souligné dans les précédentes étapes de ce guide), voici pourquoi la position trans-suspicieuse regorge de préjugés anti-trans :

  • Comme je l'ai souligné au début de cette section, l'argument selon lequel certaines personnes sont facilement influencées ou induites en erreur pour effectuer une transition ne peut être avancé que si l'on nie, minimise ou sous-estime intentionnellement l'existence de la transphobie systémique, de la dysphorie de genre et de la légitimité des identités de genre trans. En d'autres termes, ce raisonnement est condescendant et empreint de transphobie.
  • Penser que certaines personnes qui transitionnent ne sont “pas vraiment trans” vient du postulat que cisgenre et transgenre sont des catégories immuables, essentialistes — ce n'est absolument pas le cas (voir étape 4). Par définition, toute personne qui réfléchit sérieusement à la transition de genre et prend des mesures concrètes pour y parvenir fait partie du spectre transgenre (du moins pendant la période où elle fait ces choses). Même si la transition ne fonctionne pas pour ces personnes, pour une raison quelconque, cela ne signifie pas qu'elles étaient « vraiment cisgenres » depuis le début ; cela signifie simplement que la transition ne leur correspondait pas personnellement. (remarque : les personnes qui ignorent l'étape 4 ont mal interprété ce passage ; je traite de ces idées fausses dans l'article qui suit).
  • Si la position trans-suspicieuse était vraie (c'est-à-dire que les personnes cis sont incitées à transitionner et à adopter une identité trans), alors il est clair que ces articles et éditoriaux induisent la nécessité d'une restriction de l'accès à la transition de genre (et possiblement son acceptation ou l'accès à l'information sur les identités transgenres). C'est clairement cette logique qui est à l’œuvre ici, même si leurs auteurs se donnent beaucoup de mal pour ne pas l'expliciter (voulant passer pour “trans-friendly” autant que possible). En d'autres mots, il est implicitement proposé de revenir sur les droits et l'accès aux soins pour les personnes trans (c'est-à-dire de revenir à l'ancien système de soins qui a laissé tant de personnes trans de côté).
  • Je ne peux m'empêcher de remarquer que ces articles de presse et éditoriaux sont invariablement écrits par des auteurs cisgenres qui (étant étrangers à tout cela) examinent la situation et en arrivent rapidement à la conclusion: « Oh non, certaines personnes cisgenres choisissent ou sont poussées à devenir transgenres ! ». J'aimerais leur demander: Est-ce réellement un problème? Tant que ces supposées “personnes cisgenres converties en transgenres” sont heureuses dans leur choix de vie et dans leur vie post-transition, qui devrait s'en soucier ? Honnêtement, je crois que cette inquiétude provient directement de l'affirmation transphobe que les corps cisgenres sont légitimes et estimables, quand les personnes trans sont illégitimes et déficientes. C'est cette hypothèse qui conduit ces auteurs à considérer ces prétendues « personnes cisgenres converties en transgenres » comme un résultat intrinsèquement indésirable, même si ces personnes finissent par être heureuses. Après tout, ils ont transformé leurs précieux et parfaits corps cisgenres en corps transsexuels défectueux. Cela aide à expliquer pourquoi la prémisse implicite de ces articles (c'est-à-dire que la transition de genre devrait être restreinte afin de protéger les personnes cis) résonne chez tant de lecteurs : refuser aux personnes trans l'accès aux soins de santé et à une vie heureuse semble être un petit prix à payer si cela évite à quelques personnes cisgenres de commettre une erreur aussi horrible avec leur corps.

Bien sûr, les positions trans-antagonistes et trans-suspicieuses que j'ai décrites dans cette section seraient renforcées s'il y avait des preuves (aussi crédibles soient-elles) suggérant que les personnes cisgenres sont en effet « converties en » transgenres. Par exemple, que se passe-t-il si certaines de ces personnes en transition décident de redevenir cisgenres ? Ceci, bien sûr, nous amène au prochain problème...

7) Utiliser les personnes stoppant leur transition comme élément de preuve

J'ai parlé des personnes détransitionneuses brièvement à l'étape 2. Il y a de nombreuses raisons qui peuvent pousser quelqu'un à arrêter sa transition: certaines sont viscérales et personnelles (par exemple quand la transition n'est pas un bon choix), et d'autres sont directement liées à la transphobie systémique (la perte d'un emploi, d'un logement, de sa famille, d'une structure de soutien, la perte de sécurité). Cela pourrait également être une combinaison de ces raisons.

Dans un monde parfait, nous serions en mesure d'avoir des discussions ouvertes et honnêtes sur la détransition, en la considérant comme une décision personnelle basée sur le bien-être de l'individu. Mais malheureusement, les pourvoyeurs du trope des personnes cisgenres converties en transgenres insistent pour citer l'existence de ces personnes (et parfois en exploitant leurs histoires personnelles) pour mettre en place des agendas anti-trans. Ils transforment ces individus en anecdotes qui semblent (pour les personnes qui ignorent largement les transgenres) prouver la thèse selon laquelle « les personnes cisgenres sont en train de devenir transgenres ».

Cette dynamique est assez similaire au phénomène “ex-gay”. Les conservateurs qui insistent sur le fait que l'homosexualité est une “maladie traitable” ou simplement un “style de vie alternatif” adorent mentionner l'existence d' “ex-gays” (les personnes qui s'identifient ainsi et regrettent leur comportement homosexuel). Cette posture pousse les communautés gay à se retrancher sur leurs positions, et augmente la probabilité qu'ils prennent leur distance de quelqu'un qui déclare un changement dans son orientation sexuelle, de gay à bisexuel ou hétérosexuel. Étant moi-même bisexuelle, je suis déçue par les tendances des communautés gay et lesbiennes à diaboliser les personnes qui expérimentent des changements d'orientation, tout comme je m'oppose aux personnes trans qui veulent balancer les personnes détransitionneuses sous le bus.

Je n'aime pas ce que je vois, mais je peux comprendre pourquoi ces dynamiques communautaires apparaissent. Et ça ne commence pas avec nous. Ça commence par la transphobie — avec des personnes en dehors des communautés trans qui professent des argumentaires trans-antagonistes et trans-suspicieux.

J'aimerais voir plus de soutien des communautés trans (et de la part des services de santé) pour les personnes qui choisissent d'arrêter leur transition. Mais cela ne sera pas facile tant que les personnes qui adhèrent au trope des personnes cis converties en transgenres continuent à utiliser les expériences de ces personnes comme des gages politiques.

8) Repérer les préjugés dans les débats sur les enfants transgenres

Nous avons finalement assez d'éléments contextuels pour nous engager dans une discussion réfléchie sur les enfants trans! Bien entendu, la plupart des auteurs d'éditoriaux qui souhaitent faire part de leur consternation et de leurs inquiétudes sur ce sujet sensible commencent habituellement ici, à l'étape 8. Je maintiens que, sans les éléments de contexte que j'ai fournis ici, la plupart des lecteurs non-informés sur la transidentité seraient incapables d'en tirer une conclusion éclairée.

D'ailleurs, à cette étape, je vais arrêter de considérer la position trans-antagoniste. Après tout, si vous pensez que “la transidentité n'est pas une chose réelle”, il est évident que l'idée de “médecins et parents convertissant leurs enfants en transgenres” vous semblera être une atrocité digne d'inciter à la panique morale. A la place, je vais me concentrer sur la position trans-suspicieuse, particulièrement sur la façon dont elle a été transmise par des écrivains scientifiques apparemment raisonnables tels qu'Alice Dreger (dans cet article) et Jesse Singal (dans cet essai .Les personnes intéressées peuvent trouver mes premières réponses à ces articles ici et ici, respectivement.

En premier lieu, je vais décrire deux approches différentes pour traiter la question des enfants transgenres et en non-conformité de genre, je vais ensuite critiquer la façon dont ces approches sont représentées dans les restitutions trans-suspicieuses du sujet.

Pendant de nombreuses décennies, quand un parent amenait son enfant GNC ou identifié à un autre genre dans le système médical/psychiatrique, la forme prédominante de traitement était (ce qui est maintenant typiquement appelé) “une thérapie réparatrice de genre” — ce lien vous renvoie à un article de blog dans lequel je décris ces thérapies en détail et offre des liens pour des lectures complémentaires. Cette approche est basée sur la supposition que les identités de genre des enfants et leurs préférences sont encore flexibles, des stratégies de renforcement positifs et négatifs sont mises en place — plus précisément, on encourage ou restreint certains types de jeu, ou de partenaires de jeux — dans l'attente de corriger le comportement et l'identité de l'enfant d'une manière qui soit davantage conforme à son genre assigné (Remarque : certaines personnes s'opposent à l'utilisation du terme « réparateur » ici, probablement parce que dans leur esprit, le genre de ces enfants n'est pas encore « fixe » et, par conséquent, n'est pas « réparé ». Cependant, je m'en tiendrai au terme « réparateur de genre » ici, car c'est le terme le plus couramment associé à ces méthodes de renforcement de genre).

Cependant, la supposition que le genre de ces enfants reste malléable n'est pas nécessairement vraie. Selon la UCSF Center of Excellence for Transgender Health, « les enfants dès leurs 18 mois enregistrent des informations sur leur identité de genre et sur leur préférence en matière d'expression de genre. » A l'âge de 3 ou 4 ans, les enfants ont déjà des préférences en matière d'expression et d'identité de genre. En effet, c'est à cet âge que beaucoup de personnes transsexuelles se découvrent d'un autre genre. En tant qu'enfants, nombre de ces personnes ont été forcées d'accepter et se conformer au genre qui leur a été assigné à la naissance (à cause des attitudes transphobes de leurs parents, ainsi que de la société), pour pouvoir transitionner plus tard, à l'âge adulte, dans leur genre identifié. En d'autres mots, les thérapies réparatrices de genre ne font que renforcer les mêmes attitudes transphobes, bien que ce soit dans un contexte clinique beaucoup plus invasif. Les personnes que j'ai rencontrées toutes ces années qui ont subi ces thérapies sont maintenant des adultes transsexuels qui ont souffert de ce traitement: ils se sont sentis contraints de la suivre et l'ont trouvé stigmatisante ou traumatisante. C'est pourquoi la WPATH (l'organisation qui publie les “Standards de soins pour la santé des personnes transsexuelles, transgenres et en non-conformité de genre”, World Professional Association for Transgender Health) affirme clairement (dans les “Standards de soins” version 7): « les traitements destinés à essayer de changer l'identité et l'expression de genre d'une personne pour qu'elle concorde davantage avec son genre assigné à la naissance ont été pratiqués dans le passé sans succès (Gelder & Marks, 1969; Greenson, 1964), particulièrement quand ils sont pratiqués sur une longue période (Cohen-Kettenis & Kuiper, 1984; Pauly, 1965). De tels traitements ne sont plus considérés comme éthiques. »

En prenant en compte ces problèmes (comme une partie de l'évolution générale depuis le système de contrôle qui considérait les personnes transgenres sur la base d'une norme transphobe), les systèmes de soins contemporains pour les personnes trans adoptent de plus en plus un modèle d'“affirmation de genre” pour les enfants transgenres et en non-conformité de genre. Plutôt que d'être humiliés par leurs familles et contraints à se conformer à leur genre de naissance, ces enfants ont de l'espace pour explorer leur genre. S'ils s'identifient de manière cohérente, persistante et insistante à un genre différent de celui qui leur a été assigné à la naissance, alors leur identité est respectée et ils ont la possibilité de vivre en tant que membre de ce genre. S'ils restent heureux dans leur genre identifié, ils peuvent ensuite avoir accès à des bloqueurs de puberté pour éviter les changements corporels indésirables jusqu'à ce qu'ils soient assez vieux (souvent à seize ans) pour prendre une décision éclairée quant à une transition hormonale ou non. S'ils changent d'avis, à tout moment ils sont libres de faire les changements de vie appropriés et/ou de rechercher d'autres identités.

La plupart des militant·es et activistes trans préfèrent l'approche de l'affirmation de genre, pas seulement parce qu'elle conteste la transphobie systémique (au lieu de la renforcer, comme le fait l'approche de la thérapie réparatrice), mais aussi parce qu'elle favorise une approche individuelle pour chaque enfant, au lieu de tous les pousser vers un but commun (une conformité de genre). Un enfant qui toute sa vie a lourdement insisté sur le fait qu'elle était une fille, ou qu'il était un garçon, recevra des conseils et un traitement différents par rapport à un enfant qui est uniquement en non-conformité de genre. Cette approche est beaucoup plus cohérente avec la diversité qui existe sous le terme parapluie transgenre (voir étape 1).

Cependant, les auteurs à l'approche trans-suspicieuse restent méfiant·es envers le modèle d'affirmation du genre. Et dans leur critique, que ce soit intentionnellement ou par naïveté, ils ont tendance à faire une série d'omissions et d'affirmations trompeuses (dont la plupart découlent de l'ignorance des étapes 1 à 7) qui poussent pratiquement les lecteurs non-informés à considérer l'approche de l'affirmation du genre comme imprudente, sinon constituant une faute professionnelle médicale. Voici quelques-uns des biais les plus courants dans ces écrits :

  • Ils se concentrent uniquement sur la transition sociale des enfants, sur leur utilisation de bloqueurs de puberté et sur la prise d'hormones. En conséquence, ils omettent souvent de dire que seul une partie des enfants trans suit ce parcours (celleux qui s'identifient à un genre de manière constante, persistante et insistante). Le modèle d'affirmation du genre fournit également un soutien aux enfants GNC et en questionnement de genre qui ne font pas de transition en étant enfants.
  • Ils évoquent souvent de façon générique les “enfants trans”, sans tenir compte de la diversité des identités et trajectoires trans, ou le fait que certaines personnes trans effectuent une transition quand d'autres ne le font pas (voir étapes 1 et 2). A la place, ils créent une fausse dichotomie entre les “enfants trans” (celleux qui peuvent/feront finalement une transition) et les “enfants cisgenres en non-conformité de genre” (dont ils craignent qu'ils soient poussés par erreur dans une transition de genre, et qui, selon eux, mèneraient une vie plus heureuse sans transition). C'est ignorer l'étape 4 (que trans et cis ne sont pas des catégories essentialistes et immuables) : les enfants GNC qui ne se sont pas identifiés dans un genre différent pendant l'enfance peuvent éventuellement effectuer une transition plus tard à l'âge adulte. Plus important encore, ce cadrage mène à l'étape 6 - le trope « personnes cisgenres converties en transgenres » - qui favorise les corps, les vies et les préoccupations cis par rapport aux personnes trans, comme en témoignent les quelques points suivants.
  • Si/quand des personnes sont interrogées ou s'expriment dans ces articles, ce sont probablement des personnes qui regrettent leur décision d'effectuer une transition (c'est-à-dire des détransitionneuses), des adultes GNC qui sont heureux de ne pas avoir fait de transition (par exemple, Debra Soh et “Jess” dans l'article de Dreger), et des parents qui sont ravis des résultats de la thérapie réparatrice de genre (comme dans l'essai de Singal). Les personnes qui ont effectué une transition avant l'âge adulte et qui sont satisfaites de leur décision, les adultes transsexuels qui auraient souhaité avoir la possibilité de faire une transition plus tôt et les personnes stigmatisées/traumatisées par les thérapies réparatrices de genre auxquelles elles ont été soumises – qui existent certainement ! – ne sont jamais entendues dans ces articles (un point que Casey Plett mentionne ici).
  • Comme discuté à l'étape 6, pour ces auteurs, quelque chose doit être fait pour empêcher ces enfants cisgenres de devenir transgenres, et la solution implicite est de réduire/limiter/mettre fin à la transition de genre dès l'enfance. Pourtant, dans ces articles, il n'est absolument pas question de l'impact que cela pourrait avoir sur les enfants trans qui pourraient bénéficier de la transition de genre. En fait, de tels oublis peuvent conduire à une hypocrisie évidente. Par exemple, les auteurs craignent que certains enfants (les enfants “vraiment cisgenres” pour eux) soient poussés dans une “mauvaise” puberté, et doivent passer par des procédures médicales coûteuses pour corriger ces changements corporels. C'est précisément la description de ce que doivent subir des enfants trans s'ils ne sont pas autorisés à transitionner avant l'âge adulte. Si le premier exemple vous préoccupe mais pas le deuxième, c'est un signe clair que vous accordez plus d'importance aux corps et vies cis qu'à ceux des personnes trans.
  • Dans le même sens, ces articles suscitent des peurs sur les enfants qui peuvent prendre des bloqueurs de puberté et des hormones, et questionnent la capacité de personnes si jeunes à prendre une décision importante et peut-être irréversible en ce qui concerne leur corps. Prenez une fille cisgenre qui a toujours été heureuse dans son genre assigné. Soudainement, à l'âge de 9 ou 10 ans (alors qu'elle entre dans la puberté), son corps montre des signes de masculinisation, et les docteurs confirment que sa production de testostérone en est responsable (de fait, ce n'est pas une situation théorique pour les enfants intersexe). Si cet enfant était horrifiée à l'idée de ces changements non-souhaités, et demandait un traitement hormonal (que le docteur confirmerait comme efficace et sans danger), respecteriez-vous sa décision et lui permettrez-vous d'aller de l'avant ? Ou voudriez-vous rejeter ses souhaits en raison de son jeune âge et insister pour qu'elle accepte le résultat de la testostérone jusqu'à ce qu'elle ait dix-huit ans et qu'elle soit capable de prendre une décision d'adulte ? Comme pour l'exemple précédent, si ce scénario vous préoccupe, mais que l'idée que les enfants transgenres soient forcés de vivre des pubertés non-désirées ne l'est pas, alors vous accordez clairement plus d'importance aux corps et vies cis qu'à ceux des personnes trans.
  • Hormones mises à part, ces auteurs expriment parfois des craintes concernant certaines étapes d'affirmation du genre complètement réversibles, telles que la transition sociale. Par exemple, Singal avance l'idée que la transition sociale pourrait faire pression sur ces enfants pour qu'ils restent dans cette identité (même s'ils veulent plus tard arrêter) afin d'apaiser leurs parents (qui, selon ce scénario, se sont investis dans la transidentité de l'enfant) — voir l'analyse de cette affirmation par Parker Molloy. Je ne peux pas complètement exclure qu'une telle pression puisse exister dans une certaine mesure. Mais tout comme les revendications de « pression communautaire » dans les discussions sur les personnes en détransition (voir l'étape 7), se concentrer uniquement sur cette pression potentielle ignore la pression sociale beaucoup plus grande qui pousse dans la direction opposée : la transphobie. Dans ces articles, où est la préoccupation des enfants en transition sociale qui subissent souvent des pressions transphobes pour revenir à leur genre assigné à la naissance ? Qu'en est-il de la pression transphobe qui empêche très certainement de nombreux enfants transgenres d'exprimer leur identité et leurs désirs en premier lieu ? (Par exemple, par peur de décevoir leurs parents. C'est la raison majeure pour laquelle je n'ai jamais fait mon coming-out à mes parents quand j'étais enfant). En fait, les écrivains trans-suspicieux ne considèrent presque jamais la transphobie, à aucun moment de leurs analyses (c'est-à-dire qu'ils ignorent complètement les étapes 3 et 6).
  • Ces auteurs sont capables de taire le manque d'éthique et les traumatismes potentiels d'une thérapie réparatrice, car iels ne prennent jamais en compte la transphobie. Ni Dreger ni Singal ne mentionnent la position de la WPATH contre ces méthodes, alors que celle-ci est la plus grande et la plus ancienne organisation professionnelle de la santé transgenre au monde. Dreger a écrit un article entier sur les raisons pour lesquelles il ne faut pas interdire les thérapies réparatrices de genre, sans même tenir compte de ce qu'elles impliquent, ou les conséquences négatives qu'elles peuvent provoquer. Singal aborde ces méthodes, mais se demande si elles sont “réparatrices de genre”. Il donne l'impression qu'elles “poussent” simplement les enfants dans la bonne direction, comme on pousse les enfants à manger leurs légumes. En réalité, les thérapies réparatrices impliquent des enfants qui font déjà face à la transphobie systémique, et les soumettent à une forme clinique, plus intense et directe de transphobie.

Ce sont quelques-unes des façons dont les biais anti-trans se manifestent dans ces articles et éditoriaux. Les lecteurices sans connaissance sur la transidentité — qui n'ont pas été initiés aux étapes 1 à 7, et qui (à cause de la transphobie systémique) sont déjà prêt·es à considérer le “transgenre” comme une mauvaise conséquence et les “enfants trans épanouis” comme un oxymore — ne pourront probablement pas voir à travers la “vérité” de ces articles.

9) Pourquoi le chiffre de « 80 % d'abandon » est-il important ?

Je pensais écrire cet essai depuis un moment. L'article le plus récent de Singal m'a convaincue: « Que ne dit-on pas dans le débat sur les enfants transgenres? » Dans cet article, il tente de défendre la statistique de « 80 % d'abandon », qui prétend que 80% des enfants qui expérimentent de la dysphorie de genre (ou précédemment appelé “trouble de l'identité de genre” dans les anciennes versions du DSM) finissent par grandir en vivant confortablement dans leur genre assigné (souvent identifiés en tant que lesbiennes, gay ou bisexuel·les). De nombreuses raisons nous poussent à nous méfier de la façon dont ce chiffre est présenté, comme expliqué par Brynn Tannehill, Kelley Winters, Kristina Olson et Lily Durwood, ainsi que mes propres réflexions ici. (Des articles plus récents peuvent être trouvés à cet effet dans mon essai de 2018: Recadrage des débats sur le “renoncement transgenre”).

Je pense également que l'interprétation grand public de ce chiffre — que la dysphorie de genre se “règle” chez ces enfants — est assez naïve, et remise en question par les expériences de nombreuses personnes transsexuelles. Par exemple, j'ai ressenti une dysphorie de genre intense en étant enfant. En vivant dans un monde transphobe, sans pouvoir affirmer mon genre, j'ai appris à réprimer profondément ces sentiments pour survivre. Si un chercheur avait effectué un examen de suivi à mes 18, 21 ou 24 ans, je me serais probablement décrit comme un « homme cisgenre heureux » (sauf que personne n'utilisait le mot « cisgenre » à l'époque). Mais le refoulement ne dure que trop longtemps, et j'ai finalement dû accepter ma dysphorie de genre. J'ai commencé ma transition au début de la trentaine. D'autres personnes transsexuelles le font dans la quarantaine, la cinquantaine ou même plus tard. Je ne peux donc m'empêcher de penser qu'au moins certains de ces cas de « résolution de la dysphorie de genre » peuvent en fait « réprimer la dysphorie de genre » en réponse à la transphobie systémique – d'autant plus que bon nombre de ces sujets de recherche ont été soumis à des thérapies réparatrices de genre.

Je suis moi-même scientifique. Je peux comprendre pourquoi Singal voudrait maintenir ce “80% de renoncement” comme donnée scientifique. Mais quand ça vise des populations marginalisées, nous devrions nous montrer méfiant·es à l'égard des personnes qui produisent ces statistiques, et comment elles sont utilisées. Je pourrais facilement citer des statistiques montrant que les personnes de couleur ont de moins bons résultats aux tests de QI, ou que les femmes sont moins bonnes en maths et dans d'autres matières techniques, mais ce serait irresponsable, à moins de vouloir discuter de la façon dont le racisme et le sexisme, respectivement, jouent un rôle dans la création de ces inégalités. Sans mentionner le fait que des personnes mal-intentionnées pourraient utiliser ces statistiques afin de renforcer le sexisme et le racisme systémiques.

Ce chiffre n'est pas simplement une donnée objective et empirique. C'est un propos politique. Toustes les politicien·es, commentateurices, journalistes ou profanes qui citent “80% de renoncement” le font pour transmettre un message particulier: Les besoins de la majorité l'emportent sur les besoins des minorités. Nous devrions restreindre ou abandonner les approches d'affirmation du genre, et sans doute rétablir les thérapies réparatrices de genre (maudits soient les enfants trans), dans le but de protéger la majorité cisgenre de la menace d'une “conversion transgenre”.

10) Conclusion

Je soutiens le modèle d'affirmation du genre. Non parce que je crois que tout enfant GNC ou en questionnement est une personne transsexuelle en devenir — Je ne le crois pas (comme je l'ai dit à travers ce guide). Je soutiens plutôt ce modèle parce que 1) cela permet aux enfants d'explorer leur genre sans pression constante et sans la menace de la transphobie, et 2) parce que chaque enfant est vu comme différent, avec ses désirs et ses besoins, et peut choisir de nombreuses trajectoires de vie.

Nous pouvons continuer de débattre sur l'efficacité de la transition de genre, ou sur les méthodes de réparation du genre opposées aux approches d'affirmation du genre, et chaque camp sera capable de trouver des statistiques pour appuyer leurs arguments. C'est la divergence d'opinion sur ce qu'est un “dénouement heureux” qui conduit ces débats. Les activistes et militant·es trans comme moi pensent qu'un dénouement heureux, c'est un enfant heureux, qu'il fasse une transition ou non, ou qu'il grandisse pour être transsexuel, non-binaire, GNC, lesbienne, gay, bisexuel, etc. Les personnes trans-antagonistes et trans-suspicieuses (qui citent constamment ce chiffre de “80% de renoncement”) semblent penser qu'un dénouement heureux c'est un enfant cisgenre heureux. Pour atteindre leur objectif, elles sont prêtes à déployer des arguments transphobes et soumettre des enfants transgenres ou GNC à une transphobie clinique et méthodique (les thérapies réparatrices de genre).

Les commentateurs trans-suspicieus·es, qui pensent que les “enfants cisgenres” représentent le meilleur dénouement heureux, vont souvent viser les difficultés associées au fait d'être transgenre. En tant que personne trans (et heureuse de l'être!), j'admets qu'être transgenre peut être parfois difficile. Mais ces difficultés n'ont rien à voir avec le fait d'être ou de devenir une personne trans (comme ces articles semblent le suggérer). Bien sûr, j'ai eu recours à la chirurgie il y a quelques années. Mais de nombreuses personnes ont recours à la chirurgie pour toute sorte de raison, et ça ne ruine pas leur vie. Je dois également changer mes patchs d’œstrogène tous les trois jours. Ça ne me prend qu'une minute — rien de grave.

Être une personne transgenre n'est pas particulièrement difficilement en soi. C'est la transphobie qui rend nos vies difficiles. C'est une transphobie systémique, exprimée au niveau individuel et institutionnel. C'est tout.

Si vous vous intéressez aux personnes trans et GNC — qu'elles soient enfants ou adultes — je vous suggère d'arrêter de vous tracasser pour le trope “personne cisgenre convertie en transgenre”, et à la place d'aider à mettre fin à la transphobie une fois pour toutes.

PS (ajouté le 8/11/2016): pour les personnes intéressées,  j'ai écrit un article complémentaire afin d'aborder certaines réponses que j'ai reçues par rapport à cet essai.

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste. Femme non-binaire et vnr