Votez, ou pas : sur l'abstention
Source: https://blackrosefed.org/vote-or-dont/
Auteur: Cameron A.
Traducteurice: MaddyKitty
Publié initialement: 31 octobre 2020
Cameron A. est un militant syndical et un membre de la section locale de la Black Rose Anarchist Federation - Bay Area, à Oakland, État de Californie.
Ce n'est pas un secret, les anarchistes détestent les élections, mais la plupart des socialistes révolutionnaires (dont l'anarchisme est une branche) ont une compréhension simpliste sur la façon de se positionner sur cette question. Cet article défend l'idée que l'accent anarchiste mis sur l'abstention comme une réponse stratégique à l'électoralisme n'est pas seulement inadéquate pour l'instant, mais opère sur la même logique moralisatrice utilisée par nos ennemis pour la reproduction de la démocratie bourgeoise.
La gauche révolutionnaire et les élections
La question de savoir comment les socialistes doivent se comporter par rapport à l'élection de représentants dans la démocratie bourgeoise a été la source de débats controversés pendant plus de 150 ans. En fait, le désaccord sur ce point (dans la mesure où il est corollaire à la question de la recherche du pouvoir d'État) a été en grande partie responsable de la scission de la Première Internationale.
Il n'y a pas de doute, les élections sont des événements spectaculaires. Des sommes considérables sont dépensées, de nombreux experts en font de larges couvertures et Twitter est toujours prêt à vous servir la dernière controverse. Les élections sont autant sociales et culturelles qu'elles sont politiques.
Encore aujourd'hui, le même débat agite et chaque partie du mouvement socialiste délivre ses prescriptions. La plus grande organisation socialiste des États-Unis base sa stratégie sur la construction d'un appui au sein du Parti Démocrate, afin de faire élire ses membres.
Les socialistes révolutionnaires (incluant les anarchistes), de l'autre côté, adoptent un comportement différent. Certains groupes de cette catégorie se sont mis à construire des campagnes fantaisistes élaborées pour leurs propres candidats qui n'ont manifestement aucun espoir de succès électoral, et s'en servent plutôt pour attirer cyniquement l'attention ou les ressources sur leur organisation. D'autres, en particulier les anarchistes, ont pris l'habitude d'appeler à l'abstention totale du processus électoral par principe.
C'est sur cette dernière catégorie que se concentre cet article.
Le moralisme du vote, le moralisme de l'abstention
Sur quel motif les anarchistes (et d'autres socialistes révolutionnaires) fondent-ils leur appel à l'abstention? Généralement, on peut le résumer à l'affirmation que glisser un bulletin dans l'urne pour une élection bourgeoise légitime ouvertement l’État. C'est donc un compromis à nos principes idéologiques.
C'est, ironiquement, la même logique qui est déployée (souvent par les libéraux) pour inciter les gens à voter, imputant une responsabilité individuelle des dommages infligés par le parti adverse. C'est un refrain familier qui raisonne dans la tête des gauchistes états-uniens depuis 2016 (NdT: l'article date de 2020).
Ces deux positions, cependant, sont défectueuses parce qu'elles réduisent les questions matérielles du pouvoir politique, des conditions et du fonctionnement de l’État, à un calcul moral individuel. Si on peut s'y attendre de la part de libéraux, pourquoi les anarchistes ont-ils largement adopté le même cadre de référence?
Explorons ces éléments en détail.
Dans ce cadre, les libéraux et les socialistes révolutionnaires font découler leurs conclusions adverses du même schéma moral, au cœur duquel se trouve une question centrale: comment puis-je réduire au mieux ma complicité dans la légitimité des actions de l'État ?
Bien que les socialistes révolutionnaires, contrairement aux libéraux, sont assez lucides pour reconnaitre que l’État lui-même est un instrument de la classe capitaliste, il semble que nous ayons du mal à briser la logique fondamentale qui nous conduit à estimer que les individus et leurs actions sont constitutives de la légitimité de l’État. C'est le soi-disant consentement des gouverné·es sur lequel toutes les démocraties représentatives sont sensées se baser et que les anarchistes ont historiquement rejeté.
A la place, les anarchistes ont proposé une théorie de l’État qui soutient que les processus de la formation étatique, de sa reproduction et de sa légitimation sont portés par une combinaison de forces coercitives (l'armée, la police, les prisons) et un conditionnement idéologique (via les institutions civiles comme l'école, les médias, etc.).
En bref: l’État peut se passer de votre permission pour exister, tout autant que pour mener à bien ses activités les plus flagrantes.
Il est dès lors étrange que la plupart des anarchistes aient adopté la stratégie abstentionniste, cédant à la logique du consentement des gouvernés. Plutôt que d'embrasser pleinement la théorie anarchiste de l’État en poursuivant la construction de stratégies sérieuses au développement d'un contre-pouvoir, nous nous réfugions dans le confort moral du langage du boycott et de la rétractation de notre consentement.
Dépasser l'abstentionnisme
Comme démontré ci-dessus, l'abstentionnisme se base sur l'hypothèse d'une théorie politique libérale, incompatible avec la théorie anarchiste de l’État. De fait, nous devons dépasser notre recours à l'abstention et développer une stratégie par rapport aux élections et au pouvoir étatique.
Il semble clair que ce que je propose n'est pas de prendre part activement ou avec enthousiasme au système électoral. En fait, j'avance que la question de la participation électorale devrait être balayée de nos perspectives communes. Ni l'abstention, ni la participation ne constituent une stratégie active. Se pencher sur cette question ou en faire une morale est une perte de temps pour tout·e révolutionnaire sérieuxse.
Notre tâche immédiate doit être de nous organiser en tant que classe capable d'exercer notre volonté sur l’État et le capital. Cela signifie construire ou renforcer un mouvement social indépendant constitué d'organisations qui nous permettent de construire et de brandir un pouvoir collectif dans nos vies quotidiennes: des syndicats professionnels, des syndicats de locataires, des syndicats étudiants et des assemblées populaires dans nos quartiers. En bref, notre but doit être de créer un pouvoir populaire.
Les anarchistes, particulièrement ceux qui embrassent la stratégie du Spécifisme, reconnaissent que notre tâche est de nous engager dans ces organisations et travailler à développer leur caractère démocratique, combattif et révolutionnaire.
A l'heure actuelle, l'équilibre des forces dans ce pays reste profondément en faveur du capital et de l’État. Si les manifestations de masse ont été prometteuses, peu de signes suggèrent que les manifestants vont au-delà de l'action de rue pour s'orienter vers la construction d'un mouvement durable via les types d'organisations matérielles mentionnées ci-dessus. Il faut comprendre que notre capacité à obtenir des concessions dépend de notre efficacité à exercer une pression dans les domaines que nous avons identifiés comme étant à la fois vulnérables et précieux pour le capital et l'État. Nous sommes capables de gagner, mais nous devons avoir les bons outils à notre disposition.
Bien sûr, ces luttes ne se déroulent pas dans le vide. Le monde continue de tourner et des événements d'importance nationale ou internationale vont se produire et changer les conditions dans lesquelles nous nous engageons. Que ce soit au milieu d'une élection, d'une crise économique, d'une pandémie (ou des trois), nous ne sommes efficaces que si nous comprenons la conjoncture dans laquelle nous nous trouvons et si nous pouvons agir en conséquence.
Votez ou ne votez pas, mais donnez la priorité à la construction du pouvoir.