Putes à dix balles
Quelques petites choses à savoir avant de commencer
Ce qu'on oublie de dire avec la déchéance, c'est que c'est à peu près aussi attirant, aussi vertigineux que la réussite. Car parfois il suffit de laisser faire pour que ça continue, que ça enfle, de plus en plus. J'ai mis du temps à comprendre que dire oui à tout le monde, c'était aussi une manière de me dire non. C'est souvent plus facile, je trouve, de dessiner l'obscurité autour d'une chose que cette chose elle-même. Plutôt les pires choses que ce vide qui nous appelle. Plutôt le cyanure que le goût de l'amertume au fond de notre gorge.
Ça commence à faire quelques années que je bosse. J'ai fini par faire mes armes et affûter mes plaies. Mais comme disait ma grand-mère, toutes les vieilleries ont eu une jeunesse. On met du temps à apprendre, c'est inévitable. Bien sûr, j'ai fait comme tous les autres, j'ai lu des trucs sur les violences sexuelles. Il y avait des mots genre « violeureuse », « consentement », « fétichisme », « prédation »... Mais les mots ne sont que des mots, au mieux un concept qu'on arrive vaguement à percevoir, une forme un peu floue dans un brouillard pluvieux…
Toute histoire a un début
Comme beaucoup de gens, j'ai commencé à tapiner parce que j'avais un grand vide à remplir et que ça résonnait en moi un peu comme une grande aventure. J'avais envie d'aller là… À cet endroit précis entre l'inconnu et le doute où la gravité nous attire vers quelque chose d'autre. N'importe quoi mais quelque chose d'autre. J'avais envie d'être emmené.e et de sortir de cette fucking prison où chaque être autour de moi prenait possession de mon corps pour faire des trucs un peu sexuels, en retirer une ressource de valorisation matérielle, de valorisation sociale... Je crois que j'avais un besoin viscéral de rémunération pour une fois et bêtement je me disais qu'il n'y avait pas de meilleures options me concernant.
L'immense difficulté de notre job c'est de… C'est d'apprendre en fait. D'apprendre un peu tout… Comment faire ? Comment se protéger. Comment arriver à vivre avec des horaires nawak. Comment dealer avec des contraintes qui sont difficilement audibles pour le commun des mortels. Y'a pas d'écoles pour ça, Y'a pas de manuel pour se préparer et même parler à des gens ayant un vécu commun ne va pas vraiment nous donner d'astuces sur comment nous, on pourrait vivre le truc.
Les hookers ont souvent été comme des étoiles : on brûle très fort et on meurt. Cela fait souvent de nous des personnes dévorées par leurs égos mais en vrai l'égo c'est notre meilleure arme pour survivre. Je ne dis pas qu'être des turbo connasses est une nécessité mais à minima s'autoriser à l'être ponctuellement est un truc qu'on devrait avoir dans sa trousse de secours. On survit à un monde hostile, le monde entier parle de nous en des termes peu valorisants sans vraiment se soucier de si on est dans la pièce. Alors oui je dirais : « Apprends à renforcer tes phalanges soeurettes, tu vas en avoir besoin… ».
Je ne suis pas là pour donner des leçons, je suis là pour être haïe. C'est plus facile je trouve. Plus facile d'avancer quand les gens nous détestent. Ça nous évite de regarder en arrière et d'être changée en statue de sel. Ça nous évite de sombrer dans l'immobilité parce qu'on a mal regardé quelqu'un.e. Nous ne sommes pas gênant.e.s, nous sommes la gênance car dans ce mouvement dans lequel on s’est lancé.e.s on ne nous a pas laissé d’autres refuges. Nos vies sont trop éloignées du commun des mortels pour qu’elles soient audibles pour les autres. Je me fous souvent de la gueule des clients qui ont une vision un peu mystique du tds mais il y a de ça. On a ce truc des gens qui ont goûté au divin, à une émotion précise qui rend notre discours inentendable. Nous sommes vu comme des créatures souffreteuses qui ne peuvent avoir conscience d'elles même. La souffrance quand on ne la porte pas mais qu’on la transcende a quelque chose d’étrange pour les autres j’imagine.
Et toute histoire a une fin
Nous finirons sûrement par agoniser dans notre coin. Seul·e·s, avec nos clients pour seul refuge. Ces gens qu’on se plaît à haïr, même si, sans elleux, personne ne paierait notre loyer, pas grand monde ne valoriserait nos corps, même abîmés ou étranges, et parfois même on aurait personne à qui parler.
Ce qu’on célèbre chez les TDS, c’est juste un fantasme qui est en nous. L’attention qu’on peut nous porter est liée à ce fantasme. Que ce soit à l’intérieur du taff ou en dehors, on ne nous accorde du crédit que dans la mesure où l’on est capable de faire fantasmer. C’est ce que le capacitisme1 construit, même dans des milieux censés nous protéger ou nous aimer : une tendance forte et sournoise à traiter chaque autre être humain comme un fantasme est à l'œuvre… Comme quelque chose que l’on désire ou que l’on oublie, que l’on aime ou que l’on méprise, qu'on aide à vivre ou qu’on laisse mourir.
En dehors du désir, nous n’existons pas. En dehors du fantasme, nous n’existons pas. Nous n’avons pas d’espace géographique dédié. Nous passons chaque jour, chaque heure, chaque minute à transmettre de l’amour, mais nous sommes des SDF du love. Encore et toujours. Les cultures crips² abordent souvent la question du contrôle des corps par la société. Harriet de Gouges³ affirme même : « On valorise certains corps au détriment d’autres. » C’est là tout l’enjeu de la valorisation : il s’agit d’un pouvoir en quantité limitée, qu’il faut s’approprier coûte que coûte.
Nous avons cette peur de la pute à 10 balles, de la personne qui se brade et que l’on méprise pour ça. Celle qui est prête à tout pour un billet, pour un ’dwich, pour une ligne… C’est tellement difficile de sortir de ça. Ça reste là, sous la peau, attendant de sortir. Alors dans le beau monde, on passe pour des belles, on passe pour des fortes. On laisse les autres jouer à ce jeu avec nous, à ce jeu du désir où on accepte d’être joli·e.s même quand ça nous dégoûte.
On pleure dans notre lit en pyjama, mais quand on sort, on essaye d’augmenter notre valeur. Socialement, nous restons assigné·e·s pute, et malgré nous, nous essayons d’augmenter la prime affichée au-dessus de nos têtes. Nous devenons jaloux·ses du miroir et pensons à comment on en est arrivé là. Comment on est arrivé à ce moment où les gens sont devenus plus attirés par notre reflet que par nous-mêmes.
Un jour, on acceptera notre laideur. Un jour, on embrassera notre refus de coller à l’ambiance. Un jour, on pourrira leurs soirées et on flinguera leurs décors. En attendant, l'essentiel est sûrement d’apprendre à dire non. L’essentiel est sûrement d’apprendre à être des créatures d’inconfort et non de confort. Même juste pour quelques jours, quelques heures, quelques minutes…
1 A ce sujet l’article wikipedia sur la notion de capacitisme est assez exhaustif sur le sujet et renvois à pas mal de sources intéressantes
2 Le terme crip vient de l’anglais “criple” qui veut dire “estropié”. Ce mot est utilisé dans une volonté de s’approprier un stigmate et d’en faire une force. C’est un mot qui est utilisé par certaines personnes défendant un monde pensé pour les personnes handicapés en autonomie des structures médicales et institutionnelles et très souvent une volonté de radicalité dans leurs approches. Il y a cet article de Charlotte de Puiseux qui est en général une bonne base pour commencer à s’approprier le sujet.
3 Harriet de Gouges est une militante anti validiste qui a produit un travail extrêmement précieux pour la communauté handi. On peut retrouver plein de ressources sur son site. N’hésitez pas à la soutenir et à relayer son travail !