Lettre aux Anarchistes Anticléricaux
Petite aide en préambule à la lecture de l'article
Certains passages bibliques étant cités, je vais expliciter la façon de les lire:
Exode 20:13 ou Exode 20.13:
Désigne le livre de l'Exode, chapitre 20, verset 13.
Je vous ajoute également un lien vers la bible, dans sa version oecuménique (la TOB: Traduction oecuménique de la bible).
https://lire.la-bible.net/79/lecture/chapitres/traductions
Introduction
En guise d'introduction je compte me présenter car je les entends d'ici, les anarchistes anti-théistes qui vont m'accuser de parler de ce que je ne connais pas, de manquer de respect aux victimes de sectes ou encore de faire l'apologie de terrorisme tant qu'on y est!
Je suis un apostat; c'est-à-dire que j'ai renié mon ancienne religion. Ou devrais-je dire mes anciennes religions. Car jusqu'à ce que ma mère rencontre mon beau père, j'étais catholique (agnostique) puis ce dernier nous convertit au christianisme évangélique; branche du protestantisme importée des États-Unis. J'ai perdu la foi, il y a maintenant plus d'un an mais je ne l'ai pas fait publiquement. Ce qui fait que j'assiste toujours à la messe chaque dimanche incognito, pour ainsi dire.
Je suis la première personne à pouvoir témoigner des méfaits de la religion dans mon éducation et pourtant je pense que l'exclusion des anarchistes religieux est motivée par le sectarisme et l'inculture religieuse plutôt qu'une réelle menace pour les mouvements anarchistes.
Qu'est-ce que "la religion"?
Le première erreur des anti-théistes est de considérer "la religion" (souvent une des trois religions abrahamiques, comme si tout autre religion n'existait pas) comme un monolithe qui assure une unité des dogmes partout dans le monde, en dépit de la culture, du contexte socio-politique, des conditions matérielles des croyant·es. Si c'est de cette "religion" dont vous parler dans vos arguments anti-théistes, vous avez créé un homme de paille qui ne correspond à aucune réalité.
Pour se concentrer sur le christianisme, il n'existe même pas une Bible universelle partagée par tous·tes les Chrétien·nes. En effet, la bible protestante ne contient pas les livres de Salomon, Judith, Tobit (et j'en passe!) présents, eux, dans la bible catholique. La Prière de Manassé et le Psaume 151 sont des exemples de textes présents que dans la bible des Orthodoxes. Et je n'ai même pas parlé des problèmes de traduction!
Deuxièmement, même dans les passages de la Bible communs à toustes les chrétien·nes, il y a des versets qui sont explicites comme « Tu ne tueras point » (Exode 20:13) mais il y a aussi des versets - voir des livres entiers de la Bible - qui ont une signification plus ambiguë. Par exemple, des versets comme « honore ton père et ta mère » (Matthieu 19:19). Or, comment « honorer quelqu'un » concrètement, dans la vie courante? Cela dépend des us et coutumes. Le livre de l'Apocalypse qui relate les visions de l'apôtre Jean est aussi au cœur de toutes les controverses chrétiennes. En ce qui concerne l'interprétation de ce livre, il y a deux écoles principales:
- celleux qui interprètent ce livre comme une prédiction de la fin des temps marquée par le retour de Jésus
- et celleux qui trouvent que le texte est une lettre d'espoir dédiée spécifiquement aux premières églises d'Asie Mineure victimes de persécutions romaines. Le langage ésotérique de ce livre serait donc dû à la peur de la censure car l'écrit serait sulfureux.
En conclusion, les différences d'interprétation de certains passages de la Bible peuvent donner lieu à des schismes au sein d'une même dénomination (ex: la Réforme protestante). Il y a même, de nos jours, des Américains protestants qui considèrent les catholiques comme aussi hérétiques que les païens (c’est-à-dire les athées). Et les anti-théistes essaient de mettre tout ce beau monde dans le même panier.
"Le croyant" selon l'imaginaire anti-théiste
Même si les chrétiens évangéliques forment un groupe démographique et politique assez uniforme avec leurs idées conservatrices et leurs affinités avec l'extrême-droite (après tout, iels représentent le cœur de l'électorat de Trump ou Bolsonaro)[1], on ne peut pas en dire autant des "grandes" dénominations qui comptent des millions de membres dans le monde entier et existent depuis des siècles. En effet, sous la même bannière "catholique", on a l'association LGBTI+ catholique David & Jonathan et le ministre de l'Éthique, Simon Lokodo autoproclamé "croisé catholique" qui avait comme projet de loi en 2019 de « tuer les Gays ».
Même au sein d'un groupe de croyant·es recevant les enseignements d'un même pasteur, le libre-arbitre et la réflexion de chacun ne sont jamais totalement annihilés. Si c'était le cas les apostats, comme moi, ou encore les schismes au sein d'une religion n'existeraient tout simplement pas. De plus, les anti-théistes affirment que la religion influence les idées politiques des croyant·es mais l'inverse est aussi possible.
Robert Cover, professeur de droit à Yale, affirme que toute loi s'inscrit dans une "grande histoire" que l'on se raconte et qui décrit comment la société devrait être, cette "grand histoire" qu'il appelle le nomos [2]. C'est pour cela que si on demande à un réactionnaire et à anarchiste de parler de la même liberté d'expression, le premier, parlera probablement des ravages de la cancel culture alors que le second parlera plutôt du besoin de ne pas tolérer l'intolérance [3].
Autre exemple, quand j'étais en conduite supervisée avec ma mère, il était hors de question que je conduise sans autorisation de conduite supervisée sur moi. Cependant, elle se moquait du code de la route quand il s'agissait de téléphoner au volant ou dépasser des limitations de vitesse. Car dans leur nomos, les personnes qui ont le permis ont droit à plus de "flexibilité" en ce qui concerne le code de la route, par rapport à celleux qui ne l'ont pas (conjugé à un peu d'adultisme sans doute).
Si on considère que les dogmes religieux font figure de loi — voire sont au-dessus de la législation d'un pays pour certain·es croyant·es — alors, on comprend, que, comme avec la loi, chaque croyant hiérarchise, ignore, interprète les différents dogmes religieux, en fonction de ce qui convient à leurs idéologies préexistantes.
Tout le monde a des idées contradictoires
Beaucoup d'anarchistes sont très révolutionnaires quand il s'agit de capitalisme et lutte des classes mais deviennent très réformiste dès qu'on parle de luttes antipsychiatrie ou anticarcérale.
Or, si il y a une chose que nous apprend la maïeutique de Socrate c'est que les contradictions dans les idées politiques de quelqu'un indiquent que:
- soit la personne n'a pas les connaissances nécessaires pour décrire sa pensée de façon cohérente ou avoir une pensée cohérente. Par exemple, les libéraux de gauche qui croient pouvoir abolir les systèmes de domination grâce à l'État et le capitalisme mais iels ne sont pas consciemment malveillants. Iels ne savent pas que le capitalisme et l'État sont des systèmes de domination au même titre que ceux qu'iels veulent abolir.
- soit la personne dissimule volontairement sa propre pensée à des fins malveillantes. On put citer les messages subliminaux (en anglais 'dog whistles') des groupuscules haineux qui ont pour fonction d'être compris des initiés mais acceptables aux yeux du grand public. Par exemple, en France, le terme « musulman·e » est devenu le synonyme politiquement correct de « maghrébin·e » mais dès qu'on accuse des politicien·nes de racisme, iels peuvent se réfugier derrière le fait que la religion n'est pas une race. Or, le fameux sondage Ifop pour le Journal du Dimanche sur le racisme en France en 2021 montre que certaines catégories de personnes sont trop nombreuses en France selon les répondant·es. Le taux de répondant·es qui pensent qu'il y a trop de « Maghrébins » et celleux qui pensent qu'il y a trop de « musulmans » sont tous les deux de 43%, preuve que, selon les répondants de ce sondage, les termes sont interchangeables [4].
C'est pour cela que, même si vous trouvez contradictoire le fait de concilier anarchisme et religiosité — ce qui reste à prouver — ce serait, au mieux, maladroit, au pire, malhonnête de penser que tous·tes les anarchistes religieux·ses s'inscrivent dans le deuxième cas et auraient donc des intentions malveillantes.
Sectarisme non-religieux et moralisation de la politique
Dans notre contexte actuel, où la « laïcité » sert de justification pour l'islamophobie d'État, les affiches anticléricales des anarchistes anti-théistes vont juste être récupérées par l'extrême-droite. En effet, personne ne va remettre en question les institutions chrétiennes ou le simple concept de religiosité en voyant ces affiches puisque la seule religion dont on parle sur tous les plateaux télé en ce moment c'est l'islam. (ex: « Il faut nommer les choses et avoir le courage de dire qu'il y a un problème avec la religion musulmane et non les autres », François Fillon[5]). On a là, un exemple de radicalité qui n'est pas stratégique mais ne sert que de posture à des anarchistes qui veulent signaler leur pureté militante à d'autres anarchistes.
Dans les mouvements anarchistes, on sait reconnaître les cultes de la personnalité et les caractéristiques sectaires du fascisme ou du Maoïsme mais il est important de les reconnaître dans les mouvements anarchistes eux-mêmes.
Car en exigeant que chaque activiste anarchiste soit athée (ou autre), on crée un phénomène de moralisation de la politique. Il devient donc du devoir politique de chacun·e de chasser de soi toute forme de domination, pour devenir de plus en plus "parfait·e" politiquement (ce qui est impossible). Le groupe devient de plus en plus petit et "radical", comme une secte.
J'utilise bel et bien le terme « secte » car [6]:
- je suis sûr que beaucoup d'anarchistes antithéistes basent leurs convictions anticléricales sur les écrits de Bakounine, notamment Dieu et l'État, 1882 (message séducteur mais réducteur)
- comme c'est Bakounine qui l'a dit on ne peut pas le critiquer (perte d'esprit critique en ce qui concerne les théories, méthodes et pratiques des mouvements anarchistes)
- comme on l'a vu plus haut, cela peut mener certaines personnes à se déconnecter totalement du contexte social et politique actuels
- finalement, le réseau militant se réduisant de plus en plus, les personnes commettant des faux pas sont impitoyablement exclues.
Conclusion
J'ai commencé sur une note personnelle donc finissons sur une note personnelle. Si après avoir lu cet article vous êtes toujours anti-théiste je voudrais, au moins, que vous vous rendiez compte de ce que vous exigez de vos camarades religieux·ses. En effet, perdre la foi peut être un événement traumatique puisque toute notre représentation du monde s'effondre. Le jour où j'ai renié ma foi a été suivi de nuits blanches, de cauchemars et de pensées intrusives qui me disent que Dieu va me punir pour cet affront suprême; le seul péché pour lequel on n'a pas le droit au pardon (Luc 12:10). De plus, comme je ne connais pas ma famille biologique, si je renie publiquement ma foi, je perds la communauté de croyant·es qui a toujours été ma famille de substitution. Je perds aussi un pan de ma culture avec car je suis une personne racisée issue de l'immigration.
Si malgré tout, vous pensez que ça vaut la peine de professer l'athéisme aux masses, faites-le dans le respect et en ayant conscience des répercussions mentales (dépression, stress post-traumatique etc) et matérielles (perte d'un réseau de support et de soutien) sur la personne en question. Intéressez-vous vraiment aux croyances de la personne au lieu de vous attaquer à un homme de paille car, la plupart du temps, les croyances des gens sont bénignes et servent juste de repères et de protection dans la vie. Et surtout, gardez pour vous votre condescendance (aux relents néocoloniaux quand lae croyant·e en question est racisé·e).
Et s'il y a une chose que vous devez retenir de cet article, c'est que les croyant·es ne sont pas idiot·es!
GOUËSET, Catherine & CHALUS, Aglaé de, Brésil: les évangéliques bénissent Bolsonaro. 28 Octobre 2018, L'Express. GLENZA, Jessica, How the religious right gained unprecedented access to Trump. 31 Janvier 2019, The Guardian ↩︎
COVER, Robert M. Nomos and Narrative, 1982 (https://digitalcommons.law.yale.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3690&context=fss_papers). Cette notion de nomos est très proche de la notion de "prénotion" d'Émile Durkheim qui désigne une représentation préscientifique du monde. Elle pose un obstacle entre nous et le monde (in DURKHEIM, Émile, Les règles de la méthode sociologique, op.,cit.) ↩︎
cf. « Paradoxe de la tolérance » de Karl Popper, développé dans La Société ouverte et ses ennemis. 1979, Éditions du Seuil ↩︎
Racisme en France: une prise de conscience mais les préjugés persistent. 14 Mars 2021, SudOuest.fr (https://www.sudouest.fr/justice/racisme-une-prise-de-conscience-paradoxale-avec-des-prejuges-persistants-1637861.php) ↩︎
https://www.lexpress.fr/actualite/politique/francois-fillon-nous-sommes-dans-une-guerre-de-longue-duree_2136786.html ↩︎
j'ai utilisé les critères de unadfi.org ↩︎