Photo représentant une personne masquée sous un drap comme un fantôme dont le visage est remplacée par une allée d'arcade en effet miroir.

La menace de l'ennemi intérieur

Opinion 15 juil. 2021

[Ceci est une opinion personnelle.]

Quand on fait partie de la communauté LGBTI+ (ou tout simplement quand on est féministe), on se heurte vite à une notion effrayante : l'ennemi intérieur, l'infiltré qui serait là pour détruire la communauté, se faisant passer pour ce qu'il n'est pas afin d'obtenir les privilèges inhérents au statut LGBTI+ et pouvoir abuser des membres de cette communauté.

Bon. Déjà y'a rien qui va. Parler de la communauté LGBTI+ comme d'un ensemble uni, aux mêmes valeurs, aux mêmes buts où regnerait l'adelphité et l'amour de son prochain c'est une douce utopie actuellement. Ensuite sous-entendre que des personnes extérieures (aka n'étant pas LGBTI+) puissent avoir un avantage quelconque à être reconnu comme tel, c'est juste à mourir de rire.

Le point le moins tiré par les cheveux de cet argumentaire, c'est le fait que des personnes extérieures puissent 'profiter' du statut de l'auto-détermination pour abuser des personnes LGBTI+.

Quand on entend ça, on pense de suite à une personne en particulier. L'homme dyacishet (blanc, valide, NT, etc. mais ici on se penche plutôt sur les liens directs avec l'orientation sexuelle et le genre).

Alors, déso de vous décevoir les lapinous mais, cet homme là, il a pas attendu la reconnaissance des vécus et des individualités pour rentrer dans la communauté. Il en a pas besoin car il existe un truc qui lui permet d'avoir le droit d'être partout et de plus ou moins faire ce qu'il veut sans conséquences : le PATRIARCAT (cishétéropatriarcat plus exactement).

Vous me suivez ? Bon alors on va décortiquer ensemble les conséquences de cette menace fantôme sur les groupes intra-communautaires.

Le plus récent et celui dont approximativement tout le monde se sert sans prendre attention aux conséquences est le cishet infiltré à cause des... aro/aces. Soit disant, les aro/aces ne vivraient aucune discrimination et ça permettrait à la menace fantôme de s'en prendre aux vrai·es discriminé·es (dans la plupart des cas, on sous-entend : les lesbiennes. C'est pas moi qui fait les règles, je me contente juste de réagir par rapport à ce que j'observe.). Aphobie bonjour. Les aros/aces font depuis longtemps partie des LGBTI+ (oui le A caché dans le plus c'est pas pour Abricot et encore moins pour Allié·es).

Ensuite, la menace fantôme (j'ai envie de l'appeler Philibert tiens). Donc Philibert, notre cishet infiltré en soum-soum dont le but est de détruire la communauté et d'abuser des pauvres innocent·es, se ferait passer pour... UN NON-BINAIRE (emoji qui hurle).

Et alors là, c'est le festival de l'enbyphobie à tous les étages. Entre celleux qui décident ce que signifie non-binaire de façon arbitraire pour tout le monde (sur quels critères ? Mystère et patate douce.), celleux qui disent que nous sommes des gamin·es bourgeois·es capricieux·ses, que nos identités ne sont pas matériellement valables (sauf cas spécifiques décidés comme ça sur le moment), blablabla. Bref, la non-binarité, si on ne rentre pas dans des critères spécifiques très binaires, c'est la porte ouverte parfaite pour Philibert. Philibert qui décide du coup de s'en prendre toujours aux mêmes victimes (bah oui, Phiphi est légitime à cause de ces sales queerous-libéraux là).

Je caricature à peine. Parce que ce discours sur ce qu'est ou pas la non-binarité, renvoie au discours sur qui a le droit ou pas de se définir comme transgenre. (Pour rappel : rejetter son genre assigné à la naissance est suffisant pour se définir comme transgenre. C'est pas moi qui le dit, c'est la définition même des mots cisgenre et transgenre.)

Si on descend encore d'un étage dans la rhétorique de la menace fantôme, on arrive à un sujet polémique aussi (enfin sur l'espace restreint du twitter autoproclamé matfem hein) : la bi/pansexualité.

C'est bien connu, les bi/pans sont juste des spicy straight qui font croire qu'iels sont discriminé·es comme les autres alors qu'iels sont juste des hétéro·as à paillettes. Biphobie bien le bonjour.

Bon. On va arrêter là les exemples, j'espère que vous avez compris ce qui se cache à première vue derrière la menace fantôme que représente notre vilain Philibert.

Et là, je pense que certain·es vont hurler en disant qu'iels sont de bonne foi, que j'exagère et que je raconte n'importe quoi, qu'il faut protéger les jeunes de la commu contre les vilains Philiberts, etc. Respirez un bon coup, je vais vous expliquer pourquoi cette rhétorique est dangereuse et totalement inutile de mon point de vue.

Quand on regarde d'un peu plus près, derrière Philibert l'épouvantail, il y a bel et bien des victimes de cette rhétorique qui sont tout sauf des Philiberts.

Je vais parler d'un exemple qui me concerne, la non-binarité.

Quand on cherche à chasser le cis-infiltré parmi les enbies, on se base sur quels critères en fait ?

Sur une identité de genre (ou passing) ? Donc tout ce qui va ressembler à notre Philibert va être rejeté, c'est-à-dire tout ce qui semble trop masculin. Oui, c'est bien connu qu'être non-binaire c'est forcément être androgyne ou alors être une meuf-lite.

La chasse à ce qui est masculin, c'est un flex très essentialiste et transphobe. Considérer que ce qui est masculin est par essence, fondamentalement mauvais, n'a pas de conséquences sur Philibert.

Par contre ça a des conséquences sur les mecs trans nb/transmascs à qui ont fait croire qu'iels sont automatiquement des oppresseurs privilégiés.

Ça a des conséquences sur la meuf trans pas encore out, ou qui n'a pas un 'cispassing' parfait.

Ça a des conséquences sur les enbies AMAB qui ne veulent/peuvent pas aller à l'opposé du pseudo spectre de genre.

Ça a des conséquences sur toutes les personnes qui ne rentrent pas dans le moule de la non-binarité binaire.

Bref, cette rhétorique de l'ennemi intérieur, de l'infiltré qui voudrait faire du mal à la communauté, qui galvauderait la transidentité, effaçant ainsi le vécu des vraies™ personnes transgenres, qui serait un affront à celles et ceux qui ont souffert avant nous pour nos droits, etc, c'est une chasse aux sorcières digne du MacCarthysme dans les méthodes.

Plutôt que de chercher un hypothétique ennemi commun, de vouloir forcer des étiquettes rigides sur tout le monde, de nier des vécus et des identités, on aurait pas mieux à faire ? Genre à tout hasard : faire tomber le cishétéropatriarcat ? Abolir les notions de genre et de sexe ? Un truc un peu révolutionnaire quoi.

Non, à la place vous préférez gatekeep des identités qui ne sont pas faites pour être rigides mais qui sont et ont toujours été mouvantes. Vous préférez reproduire un système binaire là où on cherche à s'en affranchir.

La théorie de l'ennemi intérieur est intrinsèquement essentialiste, transphobe et queerphobe au sens large.

Et tant que vous y croirez et que vous la maintiendrez, vous ne ferez que reproduire un système oppressif violent. Et on sera jamais du même côté.

Mots clés

June Gabriel

Anarchiste. Non-binaire. Queer. Féministe. Traducteur·rice à temps perdu.