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"Je ne suis pas marxiste"

Traduction 13 févr. 2022

Source: https://libcom.org/library/„je-ne-suis-pas-marxiste“

Autrice: Michael Heinrich

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: 04/04/2015


Quiconque se rend sur la tombe de Karl Marx au cimetière Highgate de Londres se retrouve en face d'un gigantesque piédestal surplombé d'un gigantesque buste de Marx. Il faut lever les yeux vers lui. Juste en dessous du buste, “Les travailleurs de tous les pays s'unissent” est écrit en lettres dorées, et juste en-dessous, en or également, “Karl Marx.” En dessous, une simple petite pierre tombale est placée dans le piédestal, qui nomme sans faste et sans or les personnes qui y sont enterrées : outre Karl Marx, il y a sa femme Jenny, son petit-fils Harry Longuet, et sa fille Eleanor et Helene Demuth, qui ont dirigé la maison Marx pendant des décennies.

Marx a choisi lui-même la pierre tombale après la mort de sa femme. Se montrer n'était pas son for. Il a explicitement demandé un enterrement discret, limité à un cercle restreint. Seules onze personnes y ont participé. Friedrich Engels a réussi à empêcher le parti social-démocrate allemand de dresser un monument à Marx au cimetière. Il a écrit à August Bebel que la famille refusait un tel monument, car la seule pierre tombale “serait profanée à leurs yeux si elle était remplacée par un monument”. (MECW 47, p. 17)

Environ 70 ans plus tard, il ne restait personne pour protéger la tombe de Marx. Le monument actuel a été commandé par le parti communiste de Grande-Bretagne et inauguré en 1956. Seul le règlement du cimetière a prévenu un monument plus grand. Les marxistes s'étaient affirmés contre Marx.

“Je ne suis pas marxiste,” écrivait Marx, plutôt agacé, à son gendre Paul Lafargue, lorsque ce dernier rapportait les agissements des “marxistes” français. Engels avait fait circuler cette déclaration de nombreuses fois, y compris dans des lettres à destination de revues – certainement pour un usage publique. La distance de Marx par rapport aux marxistes s'exprime également dans d'autres commentaires. Lors de son séjour en France en 1882, il écrivit à Engels que les “les 'marxistes' et les 'anti-Marxistes”' […] lors de leur congrès socialistes respectifs à Roanne et St-Étienne” avaient “tous deux fait leur possible pour ruiner mon séjour en France.” (MECW 46, p. 339)

En tout cas, Marx n'aspirait pas au “marxisme.” Mais pas seulement ça; lorsque l'économiste allemand Adolph Wagner fut le premier à traiter de la théorie de Marx dans son traité et écrivit sur le “système socialiste” de Marx. Ce dernier, outragé, nota dans ses marginalia qu'il n'avait “jamais établi de système socialiste.” (MECW 24, p. 533) Les  “Systèmes” et les visions du monde en “-ismes” ne lui plaisaient guère. On cherchera en vain des déclarations dans lesquelles il proposerait en père fondateur un “-isme.” Outre le fait qu'il se considérait comme un homme du “parti” (par lequel il n'entendait pas une organisation spécifique, mais plutôt l'ensemble des forces luttant contre le capitalisme et pour une émancipation sociale), Marx se voyait comme un homme de science. Le Capital, dans lequel il voyait “l'arme la plus terrible qui ait été lancée sur la tête de la bourgeoisie (propriétaires fonciers compris)” (MECW 42, p. 358), il le comptait parmi les “tentatives scientifiques de révolutionner la science.” (MECW 41, p. 436) [L'accent sur le “scientifique” est de Marx.] Et, lorsque Marx a écrit dans la préface du premier volume du Capital, “toute opinion basée sur la critique scientifique est la bienvenue” (MECW 35, p. 11), ce n'était pas un propos rhétorique. Marx était tout à fait conscient de la nature provisoire et faillible des assertions scientifiques. “De omnibus dubitandum” – “Doute de tout” – écrivait-il en réponse à la question sur la devise de sa vie dans un questionnaire à la mode que sa fille lui avait présenté. L'énorme masse de manuscrits laissés non-publiés, et les révisions parfois considérables d'écrits déjà publiés témoignent du fait qu'il n'a pas exempté son travail d'un tel doute. Dans l'histoire du Marxisme, cette œuvre a souvent été traitée d'une manière différente.

Historiquement parlant, les dernières œuvres les plus populaires d'Engels, surtout son Anti-Dühring, ont constitué le point de départ de la construction du “Marxisme.” Mais il est quelque peu partial de faire d'Engels l' “inventeur” du marxisme, comme l'a fait la maison d'édition Propyläen en donnant à la traduction allemande de la biographie d'Engels de Tristram Hunt le sous-titre “L'homme qui a inventé le marxisme.” L'édition originale anglaise porte le titre plus exact de “The Frock-Coated Communist.” Ce n'est que sous la pression de Bebel et Liebknecht qu'Engels s'est confronté dans les années 1870 aux vues de l'universitaire allemand Eugen Dühring, qui gagnait de plus en plus d'adhérents dans la social-démocratie allemande. Comme Dühring prétendait avoir rassemblé un nouveau “système” complet de philosophie, d'histoire, d'économie et de science naturel, Engels a dû le suivre dans tous ces domaines, non sans souligner dans la préface que son texte “ne peut en aucun cas viser à présenter un système alternatif au “système” de Herr Dühring” (MECW 25, p. 6) Mais cette allusion n'a servi à rien. Historiquement, l'Anti-Dühring devint le point de départ de ce “système” qui devint connu sous le nom de “Marxisme.” Son premier représentant important fut Karl Kautsky. Jusqu'à la première guerre mondiale, Lénine l'a également suivi sans aucune critique.

Alors qu'Engels se moquait encore de la prétention de Dühring à une “vérité finale et ultime” (MECW 25 p. 28), désormais une telle prétention, ainsi que tous les fantasmes d'omnipotence fondés sur elle, était le fait de nombreux marxistes: “La doctrine marxiste est omnipotente parce qu'elle est vraie.” Les simplifications introduites dans le marxisme social-démocrate avant la première guerre mondiale ont été poursuivies dans le Marxisme-léninisme qui est devenu un canon doctrinal en Union soviétique après la mort de Lénine.

Pour être tout à fait clair: mon intention n'est pas de discréditer chaque réalisation analytique et politique de Kautsky, Lénine et bien d'autres marxistes. Si l'on veut évaluer ces résultats, on doit les prendre individuellement. Ce dont je parle, ce sont les simplifications philosophiques présentées en tant que “Marxisme,” ces mélanges de matérialisme simple, d'idées bourgeoises du progrès, et d'hégélianisme vulgaire qui sont présentées comme “matérialisme dialectique” et “matérialisme historique” – termes qu'on cherchera en vain dans l’œuvre de Marx.

Les marxistes modernes, éclairés et non-dogmatiques objecteront immédiatement que le culte de la personnalité ne leur correspond pas, et que l'ancien marxisme dogmatique ne l'est pas non plus. Seul leur propre point de vue éclairé devrait compter comme “marxisme,” tout ce qui est désagréable – des conceptions déterministes de l'histoire à la réduction des rapports entre les genres comme “contradiction secondaire” en passant par le goulag stalinien – est censé n'avoir rien à voir avec le vrai, le marxisme réel. Cependant, si l'on se demande ce qui constitue le vrai marxisme, sa compréhension devient compliquée, et ce n'est pas une coïncidence. Si l'on tente d'étoffer de manière substantielle le terme "marxisme,” on est nécessairement confronté à un dilemme. Si l'on insère trop de contenu, alors la détermination devient trop concrète et finit facilement par contredire la science ultérieure. Le “lysenkoisme” n'en est que l'exemple le plus connu. Mais si l'on laisse les choses à un niveau vague et général, alors il y a un danger que ce qui est présenté comme marxisme reste au niveau des platitudes : tout ce qui est réel est matériel, l'histoire se développe à travers les contradictions, etc.

Pour certains marxistes, Georg Lukács est celui qui a rompu le nœud gordien. Même si certains résultats pris individuellement dans la théorie de Marx s'avèrent faux, selon Lukács, sa “méthode” demeure: le “matérialisme dialectique” comme méthode de recherche était sensé constituer le cœur du “Marxisme orthodoxe.” Même en faisant abstraction du fait qu'il y a peu d'accord entre les marxistes sur ce qui constitue réellement cette méthode dialectique dont on parle si volontiers, ce n'est pas non plus une véritable recommandation pour une méthode de s'y accrocher même si elle ne fonctionne pas. Je ne conteste pas qu'il existe des concepts raisonnables de matérialisme et de dialectique. Cependant, je doute qu'on puisse, à partir d'eux, jeter les bases d'une ontologie ou d'une méthode globale.

Si on ne peut pas offrir une détermination substantielle de ce qu'est le marxisme, il reste toujours la possibilité d'utiliser ce terme d'une façon purement descriptive. Ainsi, on peut trouver cette définition pour le mot-clé “Marxisme”: “le marxisme englobe toutes les pratiques qui, au cours des 150 dernières années, se réfèrent positivement, ou dans le sens d'une continuité, aux œuvres de Karl Marx ainsi qu'aux auteurs et militants qui se sont référés à Marx par la suite.” Quelques phrases plus loin, il est question du “harcèlement du Marxisme par le stalinisme et le fascisme.” Apparemment, le stalinisme n'est pas considéré comme partie du marxisme, bien qu'il se soit référé positivement “aux travaux de Karl Marx,” et la plupart des contemporains n'ont jamais douté que le stalinisme faisait partie du Marxisme, parmi lesquels de nombreux critiques, comme Ernst Bloch. Si on exclut rétroactivement le stalinisme du Marxisme, entendu dans un sens descriptif, on procède de la même manière que Staline, qui a également tenté d'effacer ceux qui sont tombés en disgrâce des archives historiques et des vieilles photographies.

Le fait qu'il ne soit pas facile pour les marxistes de déterminer ce qu'est le “Marxisme” actuellement, est aussi de la faute de Marx. Son travail comprend non seulement un certain nombre de textes publiés, mais également de nombreux manuscrits non publiés de son vivant. Tous les projets théoriques que Marx a poursuivis sont restés inachevés. Des manuscrits inédits comme Les manuscrits économiques et philosophiques de 1844 (NdT: connus sous le titre Manuscrits de 1844) ou le recueil de 1845/46 qui deviendra connu sous le nom de L'idéologie allemande sont incomplets et fragmentaires. De nombreux textes publiés sont soit des résumés provisoires, comme Le manifeste communiste de 1848, ou font partie de projets non-terminés comme le premier livre de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859) ou le premier volume du Capital (1867/1872). Les analyses politiques telles que Le 18 brumaire (1852) ou La guerre civile en France (1871) traitent de manière exhaustive de leur sujet, mais la théorie de l’État et de la politique à laquelle Marx aspirait n'est abordée que de manière incomplète et implicite. Marx n'a pas seulement laissé un projet inachevé, il a laissé un certain nombre de projets inachevés. Il n'est pas étonnant que la discussion de ces projets, de leur portée respective, de leurs lacunes et leurs relations mutuelles ait fourni une riche matière à débat, et continue de le faire.

En outre, les œuvres posthumes de Marx n'ont été publiées que petit à petit (et le sont toujours). Chaque génération de lecteurs a été confrontée à une œuvre différente de Marx, et à de multiples occasions dans le 20ème siècle, il a été proclamé que maintenant – finalement – on allait connaître le vrai Marx. Cependant, les œuvres posthumes étaient généralement fortement révisées par les éditeurs respectifs avant publication. C'était déjà le cas pour les second et troisième volume du Capital publiés par Engels, et c'est d'autant plus le cas pour les Manuscrits économiques et philosophiques et L'idéologie allemande publiés dans les années 1920 et dans les années 1930. Les textes de Marx et Engels ont été publiés complétement et pour la première fois sans ces interventions éditoriales dans la deuxième Édition complète Marx-Engels (MEGA) publiée depuis 1975, mais pour l'instant seule la moitié du contenu y est présentée.

Dans le développement historique des différents Marxismes, les textes de Marx et Engels jouent cependant un rôle limité. Très tôt, on s'est contenté de quelques formulations frappantes, comme celle selon laquelle l'histoire est toujours une “histoire des luttes de classe,” ou celle du “communisme” comme “le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses.” Le contexte dans lequel Marx a fait ces déclarations, et la façon dont elles ont pu être modifiées par les développements ultérieurs de la théorie de Marx – étaient de moindre intérêt. Pour le Marxisme, Marx n'était pas intéressant comme penseur qui apprenait et développait constamment ses conceptions théoriques, mais plutôt comme quelqu'un qui produisait des vérités finales – le “Marxisme.”

De nombreux marxistes modernes et éclairés maintiennent également une certaine distance par rapport à l'œuvre de Marx. On insiste souvent sur le fait qu'il ne s'agit pas de “faire de la philologie,” mais plutôt de traiter Marx de manière politique. Il n'est pas rare, cependant, que la distance par rapport à la philologie serve principalement à maintenir intacte sa propre notion de la théorie de Marx et du marxisme. Si, par exemple, on se réfère au concept de praxis dans les Thèses sur Feuerbach, que beaucoup considèrent comme le concept central de la théorie de Marx, en incluant le contexte spécifique du débat avec Feuerbach et les jeunes hégéliens, ceci enlève aux Thèses sur Feuerbach leur statut de document fondateur, ou si on souligne que dans le cas du Manifeste communiste, l'engagement réel de Marx avec le capitalisme commence après et rejette même certaines des thèses du manifeste, alors on ne se fait pas beaucoup d'amis. Il en va de même si l'on constate que toutes les affirmations du Capital ne sont pas gravées dans le marbre, qu'il existe par exemple des indications selon lesquelles, dans les années 1870, Marx aurait pu considérer de manière plus critique la “loi de la tendance à la baisse du taux de profit” formulée dans le manuscrit de 1864/65 du troisième volume du Capital. Tout cela est décidément trop “philologique.”

Encore une fois, pour être clair : le fait que la critique du capitalisme ne soit pas épuisée en philologie est banal. Mais le fait que si l'on veut travailler avec les concepts de Marx, il faut d'abord se les approprier de manière critique et pas seulement de manière superficielle, comme dans un manuel, est tout aussi banal. Mais le plus souvent, c'est précisément une telle appropriation critique qui fait défaut.

Un dernier point: parmi les chercheurs en sciences sociales critiques, et en particulier dans l'Assoziation für kritische Gesellschaftsforschung (NdT: l'Association pour la recherche sociale critique), Michel Foucault jouit d'une certaine popularité. Ses analyses de la relation entre pouvoir et savoir sont évoquées avec enthousiasme. Cependant, les marxistes – même les plus modernes et les moins dogmatiques – ont du mal à concevoir le marxisme comme un tel complexe savoir/pouvoir. Lors de la conférence organisaée par l'AkG, le marxisme comme moyen de domination n'était pas un sujet de discussion.

Il a été discuté en ce qui concerne le marxisme en RDA. Mais il n'y a pas que le stalinisme et l'histoire des partis communistes autoritaires qui appartiennent à ce thème, où l'histoire du marxisme est toujours aussi une histoire d'exclusion et de domination. Dans les groupes de gauche et dans les séminaires universitaires occidentaux, les certitudes supposées du “Marxisme” ont également produit de nombreuses démarcations entre ce qui était considéré comme “encore” ou déjà “plus du tout” marxiste, ce qui était inclus ou exclu des discours et des pratiques sociales.

Même si certains aiment le penser, la microphysique du pouvoir ne s'arrête pas où commence le Marxisme (occidental). La “lune de miel du marxisme académique” (Elmar Altvater) qui a existé dans les universités d'Allemagne de l'ouest dans les années 1970, et qui manque encore à certains, était dans une large mesure une pseudo-prospérité qui reposait sur les effets discursifs du pouvoir. Pour démontrer qu'on était à la pointe du progrès, il fallait – qu'importe le sujet – faire au moins une brève référence à “la contradiction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange.” Nombre d'analyses de la théorie de Marx et des contributions ultérieures s'appuyant sur elle ont été composées à cette époque et valent la peine d'être lues, mais également une énorme quantité d'absurdités.

Marx lui-même, en tout cas, ne cherchait pas à obtenir de certitudes absolues. Il était bien plus intéressé par l'activité critique consistant à saper les certitudes afin d'ouvrir de nouveaux espaces de pensée et d'action – dans lesquels on ne sait pas immédiatement quel sera le résultat correct.

Contrairement au “Marxisme” que Marx rejetait, avec ses certitudes identitaires, ce Marx critique, inachevé, a un effet extrêmement stimulant et subversif. Parmi ses analyses et ses concepts, ceux qui sont utiles, ceux qui peuvent contribuer à changer le monde, et ceux qui ne le peuvent pas, ne sont pas fixés pour toujours. Il faudra toujours discuter et faire de nouveaux jugements: “De omnibus dubitandum” (NdT: Doute de tout).

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste et femqueer