Sur Adrienne Rich, Kathleen Stock, Janice Raymond et la création de la lesbienne trans comme monstre
Autrice: Alison Rumfitt
Traducteurice: MaddyKitty
Un peu de contexte : Adrienne Rich était une féministe radicale, connue pour son texte Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence (construisant les bases conceptuelles de l'hétérosexisme et le continuum lesbien, qu'on peut lire comme une forme de sororité) et Janice Raymond est surtout connue pour ses livres sur la transsexualité (The transsexual empire, le premier livre qu'on peut qualifier de manifeste TERF, auquel a répondu Sandy Stone dans son livre The Empire Strikes Back: A Posttranssexual Manifesto) et la prostitution (sur un registre d'exclusion/infantilisation des personnes travailleuses du sexe).
[CW transphobie et transmisogynie]
“Une femme en forme de monstre...”, c'est de cette façon que commence le poème ‘Planetarium’ d'Adrienne Rich, “un monstre à l'apparence d'une femme”. C'est une image précise, accrocheuse pour l'ouverture d'un poème. On joue immédiatement avec l'idée que la forme d'une femme est monstrueuse, avec ce que Barbara Creed appellera plus tard le ‘féminin monstrueux’, en ce sens que les monstres sont souvent féminisés, parce que la société trouve qu'il est plus effrayant pour un monstre dans un film d'horreur d'être une femme puissante qu'un homme puissant, c'est bien plus irréel et troublant. C'est, je dois dire, un propos très trans. Impressionnant, quand on sait la proximité de Rich avec la construction d'un féminisme anti-trans. Elle est citée dans cet ouvrage majeur de la transphobie qu'est The Transsexual Empire arguant que les femmes trans sont des “hommes qui ont renoncé à la possession de leur virilité, ultime possession dans une société patriarcale, par la castration” (113). Et pourtant qu'est-ce qu'une femme trans pour une féministe transphobe sinon un « monstre sous forme de femme » ?
Le 7 juillet (NdT: 2018), la docteure Kathleen Stock, une philosophe féministe autoproclamée, tweetait un lien vers un article avec cette légende “quelques très bonnes questions sur Alex Drummond, la ‘lesbienne’ autoproclamée et conseillère de Stonewall, qui ne prend pas d'hormones et n'a subi aucune opération, a une barbe et porte tout au plus un peu d'eye-liner et une jupe de temps en temps.” Pour Stock, le fait que Drummond ne prenne pas d'hormones et n'ait subi aucune opération chirurgicale (évidemment elle n'est pas claire, mais elle parle bien de vaginoplastie ici), ait une barbe et porte de l'eyeliner et une jupe ‘de temps en temps’ rend indéniable le fait que l'existence de Drummond en tant que femme devrait être questionnée, et l'implicite de mettre ‘lesbienne’ entre guillemets signifie qu'elle a déjà décidé si Drummond était une femme ou non.
Stock prétend avoir beaucoup lu sur la transidentité, bien qu'elle utilise le terme ‘transgenrisme’ dans le titre de son article ‘Arguing About Feminism and Transgenderism’, un mot privilégié par les néo-nazis numériques (NdT: dans les espaces numériques), et essaie d'inventer son propre moyen pour distinguer les femmes cis et trans* (“les femmes qui ne sont pas trans (WNT) et celles qui sont trans (TW)”). Je dirais qu'elle a parfaitement compris nos définitions et les a rejetées, pour je ne sais quelle raison, bien qu'il soit agréable que sa façon de distinguer soit actuellement centrée sur les femmes trans davantage que sur les femmes cis : dans ses termes, tu es une femme trans ou tu ne l'es pas. Elle réfute ensuite diverses affirmations de personnes trans sur ce qui fait des femmes trans des femmes, y compris le fait qu'aimer les choses « féminines » ne fait pas de vous une femme, puis se lance dans l'énigme habituelle Gender Critical (NdT: un synonyme de TERF) qui consiste à dire qu'aimer la féminité ne fait pas de vous une femme. Plus tard, dans le tweet précédemment cité, elle contrôle le sexe de Drummond en se basant sur le fait qu'elle ne porte pas toujours de jupe et de maquillage. Ce n'est pas nouveau bien sûr, c'est l'un des principaux arguments contre le féminisme Gender Critical.
Revenons à ‘The Transsexual Empire’, puisqu'il le faut, où Raymond écrit à propos des lesbiennes transgenres comme Drummond : « L'homme androgyne et la lesbienne-féministe transsexuellement construite trompent les femmes de la même manière, car ils leur font croire qu'ils sont vraiment l'une des nous — non seulement dans leur comportement mais en esprit et en conviction » (100). La façon dont Raymond construit ‘la lesbienne trans’, similaire à celle de Stock, en fait forcément une fraude, qui a adopté une identité dans laquelle elle n'est pas la bienvenue et que non seulement son corps est implicitement violent — elle affirme également que « Tous les transsexuels violent le corps des femmes en réduisant la vraie forme féminine à un artefact, en s'approprier ce corps » (104) — mais que son esprit, ses manières, son existence même est violente, appropriative et trompeuse. Elle analyse ainsi le langage corporel lié aux femmes trans* : « ..la façon dont un transsexuel est entré dans un restaurant pour femmes avec ses [sic] bras autour de deux femmes, une de chaque côté, avec cette forme de possession typiquement masculin » (102). On ne sait pas exactement pourquoi entrer dans un espace, les bras autour de deux femmes, est mal, mais il est suggéré ici qu'aucune lesbienne cisgenre ne pourrait faire cela, ce qui semble pour le moins peu probable. Bien sûr, il existe un codage très différent entre un homme dont les bras sont autour de deux femmes et une femme faisant la même chose, mais pourquoi cet exemple atterrit plus du côté de l'homme qui fait cela que de la femme qui fait cela n'est pas clair, au-delà d'être vraisemblablement un affichage public consensuel et ludique de la sexualité. De plus, l'hypothèse selon laquelle dans cet exemple le pouvoir de la situation dérive entièrement de la femme trans au centre de ce trio est bizarre ; il est tout à fait possible que ces deux femmes cis mettent leurs bras autour d'elle, l'englobant des deux côtés, plutôt qu'elle le fasse en premier. Vraiment, l'argument sur lequel le gender critical se repose pour parler de la lesbienne trans revient à construire leurs propres récits sur de vagues exemples comme celui-ci, encore et encore, jusqu'à ce que le corps lesbien trans soit rendu horrible.
I am an instrument in the shape
of a woman trying to translate pulsations
into images for the relief of the body
and the reconstruction of the mind.
Ci-dessus se trouve la fin du poème de Rich que j'ai utilisé pour ouvrir ce billet, et je terminerai sur une analyse plus approfondie de celui-ci pour l'efficacité narrative, afin de vous donner l'impression qu'il s'agit, en fait, d'un argument cohérent. Ce n'est pas le cas, et ce n'est pas censé l'être : c'est une collection de diverses pensées que j'explorerai plus loin, mais je souhaitais écrire quelque chose de rapide en lien avec des événements récents. Mais laissez-vous berner par cette astuce toute simple, d'accord ? Parce que le poème de Rich continue de sembler englober mon expérience de lesbienne trans. Être un « instrument sous la forme d'une femme essayant de traduire des pulsations », pour moi, me semble référer à l'expérience d'essayer de vous façonner en tant que femme pour être acceptée, d'essayer de comprendre ces choses que les gens disent être absolument intrinsèques à l'être d'une femme, mais cela ne signifie presque rien. Je pense que cela ouvre la voie à une dernière remarque intéressante : une grande partie de la rhétorique qui vient des lieux communs gender critical n'est même pas entièrement anti-trans, mais qu'elle est utilisée comme anti-trans. Même le choix du terme « gender critical » est vraiment une chose très trans à vrai dire. Qui est plus critique à l'égard du genre que nous ? Ce n'est pas non plus nouveau, mais c'est aussi peut-être la voie à suivre pour commencer à démanteler ces arguments, pour dire vraiment que toute notre existence est... "pour le soulagement du corps/et la reconstruction de l'esprit".