Construire un anarchisme non-eurocentré dans nos communautés

Traduction 23 juil. 2021

Source: https://theanarchistlibrary.org/library/jose-antonio-gutierrez-d-ashanti-alston-building-a-non-eurocentric-anarchism-in-our-communities

Auteurs: Ashanti Omowali Alston et José Antonio Gutiérrez Danton

Traducteurice: MaddyKitty

Merci à Riley pour la relecture.

Ce qui suit est une interview d'Ashanti Alston Omowali, un militant anarchiste afro-américain, qui a commencé son militantisme politique dans les années 60 au sein du Black Panther Party. Il était également membre de l'Armée de libération des noirs et, en raison de ses activités révolutionnaires, a passé plus d'une décennie en prison. En prison, il a évolué vers l'anarchisme et après sa libération, il a participé à de nombreuses initiatives et publications libertaires, et est l'un des fondateurs d'Anarchist People of Color (APOC), un réseau qui rassemble des anarchistes de couleur dans l'ensemble des États-Unis. Ashanti participe également à un certain nombre d'initiatives allant de la solidarité avec les prisonniers politiques aux États-Unis à l'Institute for Anarchist Studies.

Cette interview a été réalisée le 9 mars 2009, pendant son séjour en Irlande lorsqu'il est venu comme conférencier pour le Dublin Anarchist Bookfair 2009. Dans l'interview, nous parlons de l'initiative APOC, des liens entre l'exploitation et d'autres formes d'oppression, de la nécessité d'aller au-delà de l'eurocentrisme et de la place des personnes de couleur et des luttes du tiers-monde dans la formation d'un mouvement vraiment internationaliste qui prend en compte toutes les expériences, quel que soit leur lieu. Il réfléchit également aux racines et à l'héritage du mouvement de libération noir et à ses propres expériences.

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Comment et pourquoi est venue l'idée d'Anarchist People of Color?

Aux États-Unis, le mouvement anarchiste, je dirais, depuis les années 90, a beaucoup grandi et beaucoup de gens voulaient savoir de quoi il s'agissait, y compris beaucoup de personnes de couleur. Ils ne voulaient pas prendre part aux mouvements révolutionnaires traditionnels, comme les mouvements marxistes-léninistes ou nationalistes, car il était exigé d'eux une rigidité idéologique et une loyauté totale pour y adhérer. Mais les gens qui se dirigeaient vers l'anarchisme à partir des communautés noires, latines et asiatiques, et même des communautés indigènes, ont fait l'expérience du racisme au sein des groupes anarchistes.

Il y avait du bon, dans le sens où ils pratiquaient une démocratie directe, et ils pouvaient être actifs dans les manifestations de rue, mais ils se voyaient « exotisés » au sein de ces groupes blancs prédominants, parce qu'ils étaient d'origine africaine, asiatique, latino ou descendants d'autochtones et qu'ils étaient traités comme s'ils étaient spéciaux. Ce n'était pas une bonne expérience. Ou alors le racisme des anarchistes blancs était tout simplement trop dur à supporter, et ils ne luttaient pas contre le racisme.

Donc, à un moment donné vers la fin des années 90, l'appel a été lancé pour organiser une conférence qui serait réservée aux anarchistes de couleur, aux anti-autoritaires de couleur, ou aux personnes qui s'intéressaient à quelque chose au-delà des modes d'organisation traditionnels. En 2003, c'était la première conférence de l'APOC. Et je dirais qu'environ 300 personnes sont venues à Detroit, dans le Michigan, aux États-Unis, dans une université appelée Wayne State University. C'était une conférence importante, qui a permis à beaucoup d'entre nous de se voir pour la première fois, où nous avons réalisé que nous avions beaucoup en commun, et que nous devions travailler à partir d'une fondation où nous savions que nous nous respecterions, et une façon de travailler dans nos communautés d'une manière plus saine.

Vous parlez de devoir faire face à des pratiques discriminatoires ou racistes au sein du mouvement anarchiste, qui souvent n'étaient pas des pratiques explicites mais faisaient, on pourrait dire, partie d'une culture. Comment pensez-vous que ce racisme ancré dans la culture des gens peut être combattu au sein du mouvement et de la société en général ?

Dans le mouvement anarchiste, nous demandions essentiellement aux anarchistes blancs de lutter contre le racisme au sein de l'organisation anarchiste. Beaucoup d'entre eux ne comprenaient pas qu'être né dans une société raciste, et être né blanc dans cette société, ce n'était pas seulement être élevé avec un sentiment de supériorité. Ça vous donne des privilèges, et nous voulions qu'ils affrontent ce fait dans nos interactions, car la plupart des personnes issues du mouvement anarchiste viennent de milieux privilégiés. Alors faire face au fait qu'ils ont des comportements qui pour nous sont très offensants, très insultants, car ils n'ont jamais vécu le genre de circonstances dans lesquelles nous avons dû vivre, et nous voulons simplement être avec vous et ne pas reconnaître que lorsque nous retournons dans nos communautés, nous sommes le dos au mur, mais lorsque nous sommes avec vous, les choses sont plutôt bien et vous voulez juste que tout soit toujours plutôt bien. Aux États-Unis, les communautés de couleur sont verrouillées. Nous devons donc combattre le racisme non seulement dans les institutions, que ce soit dans les écoles, sur la question de l'emploi, ou la brutalité policière, mais le combattre également au sein des institutions anarchistes, comme moyen de lutter contre le racisme aux États-Unis en général.

Les femmes ont expérimenté la même chose au sein du mouvement, et elles ont été poussées à former des groupes exclusivement féminins. Comment comprenez-vous la relation qui existe avec d'autres types d'oppression qui interagissent avec la lutte des classes, mais dans lesquels la lutte des classes à elle seule n'explique pas tout. J'ai l'impression que certains secteurs au sein du mouvement anarchiste semblent être aveugles à ces autres formes d'oppression, qu'en pensez-vous ?

C'est quelque chose que j'ai appris, et que j'apprends encore en lisant et en écoutant les autres. Nous devons considérer le fait que la majorité de notre compréhension de l'anarchisme vient d'Europe. Et je ne pense pas qu'on se rende compte que ça nous a peut-être beaucoup appris, sur une autre façon de vivre et de s'organiser, ou sur l'ouverture aux différences. On ne comprend pas vraiment qu'en sortant d'Europe, ça va nous apporter aussi une autre perspective sur la lutte des classes, à laquelle ils veulent adhérer à la façon d'un commandement biblique. Si d'autres luttes sont anarchistes et qu'elles ne sortent pas des luttes de la classe ouvrière, cela ne les rend pas moins anarchistes parce qu'elles ne sont pas prises en charge par des ouvriers. Des paysans peuvent y prendre part, ou des gens tirant leur travail de la terre d'autres manières. Donc pour moi, on ne peut pas simplement lire les classiques anarchistes venant d'Europe, mais il faut apprendre des expériences vécues par d'autres et des écrits sur leurs expériences. Même si ces expériences et écrits ne viennent pas de gens qui disent « Je suis anarchiste ». Mais vous pouvez dire à peu près à partir de leurs écrits et de leurs expériences que ce sont des luttes anarchistes. Ce sont elles qui jouent un grand rôle encore aujourd'hui en étant à l'avant-garde de certaines des luttes les plus difficiles contre l'impérialisme.

Vous avez mentionné le Chiapas comme une grande influence pour vous. Comment pensez-vous que la lutte du peuple du Chiapas est liée au type d'anarchisme que vous défendez ?

Je pense que la lutte des zapatistes a joué un grand rôle car elle nous a fait prendre conscience que la pensée révolutionnaire peut provenir de plusieurs catégories sociales. Par exemple, au Chiapas, sud-est du Mexique, qui est l'une des régions les plus pauvres du Mexique, c'est un peuple majoritairement maya qui a été effacé par le capitalisme et l'impérialisme. Et pourtant, il y a à cet endroit une lutte qui produit aujourd'hui la réflexion la plus avant-gardiste sur la révolution. Pour moi, la lutte zapatiste a vraiment rendu important, par exemple, non seulement les luttes des communautés ethniques, mais la lutte des femmes, la lutte dans les universités, les luttes dans le domaine culturel, et comment tout cela fait partie d'un tableau plus large. Mais quand ils disent que nous pouvons créer un monde où de nombreux mondes existent, ils veulent aussi que nous reconnaissions qu'aucun monde ne peut venir et dominer tous les autres, “J'ai la solution, voici la seule voie révolutionnaire à suivre”.

Vous mentionnez un autre point important: la pensée socialiste classique a été une lutte pour une pensée hégémonique, uniforme. Pourtant vos points de vue viennent à l'opposé, c'est-à-dire la diversité. Comment pensez-vous que le mouvement anarchiste peut façonner cette vision de la diversité avec le besoin d'unité de lutte, afin que nous puissions parler d'un mouvement qui, tout en étant uni, préserve cette diversité ?

Eh bien, il est intéressant de noter que certaines des choses qui m'ont permis de regarder les luttes dans le monde et même les luttes dans ma propre communauté différemment, c'est que je lis beaucoup de pensées révolutionnaires issues de certaines des luttes de libération plus anciennes et de certaines des luttes universitaires les plus récentes qui ont pu avoir lieu en France et en Allemagne. Nous avons donc affaire à des gens comme Michel Foucault, ou à des penseurs allemands qui parlaient par exemple d'hégémonie et d'autres concepts différents à l'intersection de différentes oppressions et la façon dont nous devons regarder le monde d'une manière plus complexe. Ce que ça m'indique, c'est que si l'anarchisme veut être vivant, si l'anarchisme veut rester vivant, il doit être ouvert à la différence, il doit être ouvert pour s'enrichir des luttes des autres, de la pensée des autres, des pratiques des autres qui défient même certaines des croyances fondamentales de l'anarchisme proprement dit.

Donc pour moi encore, la notion de la différence chère aux zapatistes devient très importante. Il y a des luttes de personnes de différents mondes, de différentes réalités, et pourtant nous pouvons trouver un moyen de cohabiter dans le même espace et mettre en avant nos points communs, mais d'une manière qui respecte la spécificité des luttes. Donc si je suis Africain en Amérique, si je suis afro-descendant à New York, je veux être impliqué avec les Mapuche, je veux être impliqué dans les luttes en Afrique, en Asie, dans le mouvement républicain irlandais, de façon à être vu comme je suis, et inversement. Nous réalisons que nous pouvons toujours avancer d'une manière commune qui fait tomber les empires qui affectent toutes nos vies.

Mais nous devons le faire de manière à ne pas avoir à soumettre une partie de notre identité, ce qui fait de nous ce que nous sommes. Nous ne sommes pas tous des ouvriers, nos identités sont multiples d'où que nous soyons, et nos histoires spécifiques et notre espace-temps spécifique font de nous ce que nous sommes. C'est de cette façon que ressort notre richesse et il faut la respecter. Nous n'avons pas à nous soumettre comme pendant la révolution russe, la révolution chinoise et même je dirais la révolution cubaine. Toutes ces grandes révolutions impliquaient que les gens se soumettent à une ligne de masse. Si vous ne vous y pliiez pas, si vous viviez encore de manière traditionnelle ou ce qu'ils peuvent appeler "la jungle", ou de façon tribale, le pouvoir d'État vous dira “non, acceptez la modernité ou nous vous anéantirons”. Aujourd'hui, nous voyons que ce n'est pas la façon dont nous voulons procéder.

Ce que vous dites fait sens pour apprendre des expériences des autres. L'anarchisme était un mouvement très fort au début du XXe siècle, puis il a décliné et maintenant il revient certainement avec un grand potentiel. Mais quelque part, il semble que nous ignorions largement ce qui s'est passé en termes de luttes au milieu. Oui, nous faisons référence à la Révolution espagnole, à la Révolution russe mais nous oublions qu'entre-temps, tout le continent africain était en révolution. Tout comme la Russie et l'Espagne, elles n'ont pas conduit au socialisme anarchiste, mais il en est ressorti quelque chose en termes d'expérience, de leçons et de plein d'autres choses. Pensez-vous qu'il y a des expériences comme celle-ci qui peuvent enrichir la pensée anarchiste aujourd'hui ?

Tout à fait. Tant que nous ne nous éloignons pas de toutes les luttes classiques qui reviennent inlassablement, que ce soit la Chine, la Russie ou l'Espagne, nous oublions qu'il y a très probablement des luttes qui nous entourent. Partout dans le monde elles peuvent nous fournir des exemples. Ainsi par exemple aux États-Unis, nous qui sommes dans le mouvement nationaliste noir, dans le mouvement de libération noir, nous avons étudié les exemples des communautés marrons des continents nord-américain et sud-américain, d'Africains qui ont rompu avec l'esclavage, qui en de nombreux cas ont pu se rapprocher des communautés indigènes et former des communautés libres, des communautés en résistance, de résistance. Ils valent la peine d'être étudiés. Par exemple, en Afrique, vous avez également la guerre des femmes Igbo. Si on veut voir une lutte anti-autoritaire menée par des femmes contre le colonialisme britannique, il faut s'intéresser à la guerre des femmes Igbo de 1929 au Nigeria.

Ce ne sont là que quelques exemples de la façon dont les gens ont géré leurs besoins économiques, les besoins de se nourrir. Dans les endroits en Afrique où vous avez des frontières, vous avez des gens qui par nécessité, disent “Eh bien, dégagez les frontières. Nous voulons commercer avec des gens de l'autre côté de la frontière parce que nous étions liés à eux jusqu'à ce que les Européens aient érigé une frontière artificielle sur nos terres”. En défiant les frontières, ils créent de nouvelles expériences anti-autoritaires où ils disent que nous n'avons pas besoin de frontières. Les frontières sont l'oppression. Les personnes d'amérique latine disent tout le temps à propos de la frontière entre le Mexique et les États-Unis que ce ne sont pas elleux qui traversent la frontière, c'est la frontière qui les traverse. Parce que cette frontière est artificielle, la frontière a été mise là pour les opprimer et maintenant les États-Unis ont l'audace de dire que les Mexicains qui entrent aux États-Unis sont illégaux, alors qu'ils viennent sur ce qui est historiquement leur propre terre.

Il y a donc beaucoup de choses que nous devons revoir et étudier, et pas seulement nous limiter à certains domaines qui, selon nous, ne peuvent que nous donner un exemple d'une sorte de lutte anarchiste appropriée ou de révolution anarchiste.

Dans la tradition anarchiste américaine, vous avez des anarchistes remarquables qui étaient aussi des personnes de couleur. Je pense à des gens comme Ben Fletcher, Lucy Parsons, qui était aussi une femme. Pensez-vous qu'ils ont apporté une contribution sensible au mouvement en tant que tel? Que retiendriez-vous de leur expérience et de leurs enseignements ?

Les travailleurs aux États-Unis ne savent toujours rien ni de Ben Fletcher, ni de Lucy Parsons. Mais Ben Fletcher faisait partie de l'IWW, les Industrial Workers of the World, une organisation qui était très puissante aux États-Unis pendant les années 1910, 20 et probablement jusqu'aux années 30. Ils étaient très efficaces parce qu'ici il y avait un mouvement révolutionnaire qui s'est également battu pour inclure de nombreux groupes ethniques différents. Il y avait donc des autochtones qui étaient membres des IWW, il y avait des personnes afro-descendantes, il y avait des gens qui parlaient espagnol, des Italiens, tout le monde allait vers les IWW. Mais beaucoup de gens ne savent pas que ce mouvement a mené une bataille acharnée contre ce qu'on peut appeler l'aristocratie ouvrière, jusqu'au gouvernement et aux entreprises de l'époque, qui les réprimaient de façon impitoyable.

Ce que peu de personnes savent, c'est que Lucy Parsons avait un héritage multiple. Elle était mexicaine, africaine et autochtone, et bien qu'à un moment de sa vie, elle a nié être afro-descendante, pour beaucoup de gens à l'époque, il était évident qu'elle l'était. Pourtant, c'était une femme extraordinaire, qui a joué un rôle très important dans la croissance du mouvement anarchiste aux États-Unis. Elle a également fait des choses scandaleuses. Elle a épousé Albert Parsons, un confédéré, qui était du côté des racistes qui voulaient asservir les Noirs. A un moment donné, comme pour les soldats qui sont allés à au Vietnam, il a pris conscience que c'étaient les États-Unis et les capitalistes qui étaient l'ennemi. Lui et Lucy Parsons se sont mariés et ils ont déménagé à Chicago. Tous deux sont devenu de fervents partisans de l'anarchisme pour la classe ouvrière. Même si Lucy Parsons avait des problèmes avec les gens qui l’appelaient noire, elle s'est toujours prononcée contre le lynchage et pour les droits des personnes afro-descendantes aux États-Unis. Elle entre donc dans l'histoire du mouvement anarchiste comme une figure clé, mais peu de gens à ce jour connaissent Lucy Parsons. Elle était une femme courageuse.

Mais comme pour elle, pour Ben Fletcher, toutes ces autres personnes (NdT: oubliées)... il y avait aussi un amérindien très important qui a été assassiné. Il y a beaucoup d'autres héros et héroïnes que nous devons connaître, en particulier les gens de couleur, pour voir que beaucoup de gens ont été inspirés par des idées anarchistes, ce qu'elles sont essentiellement « nous n'avons pas besoin de patrons même s'ils se considérent eux-mêmes comme des patrons révolutionnaires ; nous devons coopérer, nous devons être communautaires, nous devons comme on dit aujourd'hui chercher l'horizontalité dans tout ce que nous faisons ». Je cherche donc aujourd'hui à diffuser des informations sur des personnes comme Ben Fletcher et Lucy Parsons.

Vous le savez mieux que moi, mais les deux figures clés du mouvement afro-américain semblent être Malcolm X et Martin Luther King. Que prendriez-vous et qu'apprendriez-vous d'eux ? Et que rejetteriez-vous ?

Ils étaient certainement deux leaders très importants. J'inclurais également parmi eux des personnes comme Ella Baker, Fannie Lou Hamer et quelques autres. Ella Baker était une figure centrale du mouvement des droits civiques, où elle a poussé les étudiants et les jeunes à rejeter les anciens dirigeants noirs qui étaient tenus par les pasteurs noirs, les prédicateurs, parce qu'ils n'arrêtaient pas de retenir les étudiants. Et Ella Baker, qui était une vieille femme à l'époque, a dit aux étudiants : « vous devez devenir votre propre leadership » et elle a plaidé pour un type de leadership basé sur la communauté. Elle voulait que les gens s'éloignent des prédicateurs charismatiques ou du leadership des instruits. Fannie Lou Hamer était juste cette femme noire pauvre qui s'est impliquée dans le mouvement des droits civiques et est devenue une leader si dynamique, parce qu'elle a apporté tout ce qu'elle a appris, être juste une personne ordinaire de la communauté, une croyante, dans le mouvement. Elle se souciait des gens.

Malcolm X et Martin Luther King étaient liés avec ces personnes. L'un des prédicateurs critiqués par Ella Baker était en fait Martin Luther King ! Parce qu'il faisait partie de ces prédicateurs, peu importe à quel point il était grand à bien d'autres égards. Et là, vous avez Ella Baker qui dit aux étudiants « soyez vos propres leaders, peu importe à quel point ils sont brillants et charismatiques, soyez les vôtres ». Mais Martin Luther King était aussi génial à d'autres égards. Parce que, tout comme Malcolm X, ils ont tous deux montré que lorsqu'ils étaient mis au défi par une réalité qu'ils avaient du mal à accepter, ils étaient prêts à la regarder et à changer leur façon de penser et changer leur façon de l'aborder. Ainsi, lorsque Martin a confronté l'échec du mouvement non-violent, il a eu une réflexion clé sur le rôle de la violence. Quand il a commencé à regarder la scène internationale, il s'est intéressé à la guerre du Vietnam. Lorsqu'il a été mis au défi d'examiner le rôle des travailleurs, ou l'activité des travailleurs, il a commencé à soutenir les travailleurs. Comment il a commencé à s'opposer à la guerre du Vietnam, comment il a commencé à soutenir les travailleurs, comment il repensait sa position sur la non-violence; c'est pour ces trois choses que beaucoup d'entre nous pensent que le système l'a fait tuer. Il était évident même pour le FBI qu'il allait changer sa position sur la non-violence.

De même, Malcolm nous a mis au défi de ne pas nous limiter à penser aux droits civiques. Malcolm a dit que “les droits civiques, c'est quand vous laissez tout entre les mains de l'ennemi. Nous devons en sortir, nous devons avoir notre propre réflexion”. Malcolm X nous a également mis au défi de penser que si nous voulons être libre, nous devions être prêts à le faire par tous les moyens nécessaires. Cette partie « tous les moyens nécessaires » est devenue très populaire. Elle nous a permis de vraiment penser que si nous voulons être libres, même si cela signifie faire tomber le système américain, nous devons être prêts à engager notre vie dans cette direction. Malcolm aussi, quand il a vu qu'il avait tort, a eu le courage d'y faire face, de l'admettre et d'aller de l'avant. Beaucoup d'entre nous considèrent Malcolm comme quelqu'un qui n'est pas assez buté pour poursuivre sur une voie alors qu'il est clair qu'elle ne fonctionne pas. Lorsque son mentor, Elijah Muhammad de Nation of Islam, a manifestement commencé à trahir ses propres enseignements, il a fallu que Malcolm trace son propre chemin. Quand finalement il a dû y faire face, il a rejeté les pratiques de son mentor et s'est débrouillé seul comme c'était nécessaire. Il a eu beaucoup d'importance dans l'accession à la pensée révolutionnaire. Lorsqu'il est allé en Afrique et dans d'autres parties du monde, il est revenu en parlant de révolutions socialistes. Il a rapporté des messages disant que les gens se dirigeaient davantage vers le socialisme et s'éloignaient du capitalisme. La plupart d'entre nous n'y pensaient pas. Nous voulions juste nous débarrasser du racisme, mais il nous a fait comprendre qu'il y avait un lien entre le racisme et le capitalisme, qu'on ne peut pas se débarrasser de l'un sans se débarrasser de l'autre. Malcolm était vraiment important.

Si les deux s'étaient réunis, nous ne savons pas quel visage aurait eu la lutte. Mais nous devons avancer, nous devons juste apprendre d'eux et apprendre de nos propres erreurs, aller de l'avant et comprendre comment nous pouvons gagner. Ils sont morts, c'est à nous de continuer maintenant. L'avenir est à nous, mais ils seront toujours là, près de nous.

Si vous ne deviez garder qu'une chose comme apport important de votre période dans les Panthers (NdT: le Black Panther Party), ce serait quoi?

Ok, alors ce serait assis en prison comme je l'ai fait. C'est une longue période, 12 ans de prison. Et pendant tout ce temps, tu transformes cette prison en université ; tu dois réfléchir, tu dois réfléchir au passé. Cela m'a aidé à voir les forces et les faiblesses du Black Panther Party (BPP). Je pense que les deux sont essentiels pour moi à ce jour, car il me semble qu'elles sont toujours d'actualité aujourd'hui.

La force du BPP était que nous étions prêts à réfléchir à la révolution. Nous avons compris le rôle de la critique et de la lutte et nous étions prêts à aller dans nos communautés avec des programmes. Nous n'étions pas le type d'intellectuels qui se contentent de réflexions, jour après jour. Si vous tenez quelque chose que vous estimez être bien, mettez cette chose en pratique. La pratique vous dira si cela fonctionne ou non, si ce n'est pas le cas, vous retournez à la planche à dessin.

Je pense que les faiblesses du BPP étaient que nous étions jeunes. Notre ennemi était très expérimenté et nous n'avions pas un « programme de décolonisation » assez fort. Nous faisions ce travail dans nos communautés, nous combattions des ennemis, nous essayions consciemment de faire sortir ce système de notre corps et de notre esprit, et de nos relations les plus intimes. Je pense que ce sont ces choses que nos ennemis utilisent pour nous abattre : le sexisme, l'autoritarisme, la peur de la liberté, la peur de la mort, toutes ces choses. Nous n'avions pas de moyens de les traiter et je pense que cela nous a beaucoup affaiblis.

Vous parlez de la relation intime entre le capitalisme et le racisme, le sexisme et d'autres types d'oppression. Je pense que c'est une relation difficile, car ils ne sont pas nécessairement liés de manière évidente et à tout moment. Pensez-vous qu'il y a un seul lien principal entre eux ? Comment interagissent-ils dans un cadre capitaliste ? Comment pouvez-vous mettre en place un programme pour mettre fin à l'exploitation tout en mettant fin à toutes sortes d'oppression et qui serait le but principal de l'anarchisme ?

En prison, j'ai beaucoup lu sur la psychologie révolutionnaire et féministe, sur la théorie critique qui a donné beaucoup de compréhension sur l'autoritarisme et beaucoup d'écrivains étaient des juifs qui ont survécu aux camps de concentration. Mais ce que cela m'a aidé à comprendre, et cela remonte à Franz Fanon, c'est que l'oppression s'intériorise, que vous ne combattez pas seulement un système là-bas, en dehors de vous, c'est comme quand les anarchistes disent "tu dois tuer le flic dans ta tête ». Le système capitaliste est aussi en vous. Donc, je pense que l'une des leçons les plus importantes que j'ai retenue en prison a été de penser et de réfléchir au mouvement. Nous devons trouver des moyens de combattre le système à l'intérieur de nous, l'ennemi à l'intérieur de nous, tel qu'il ressort dans nos relations. Et je parle de relations très largement, car il ne s'agit pas seulement de relations familiales, personnelles, intimes, amicales, mais aussi de vos relations avec vos camarades, et de quelles manières vous agissez sur les oppressions au sein de vos relations.

Il est donc important, bien sûr, d'être antisexiste, mais nous ne pouvons pas simplement adopter une position verbale antisexiste ; nous devons vraiment comprendre ce qui se passe chez nous les hommes, ce qui dans nos agissements oppresse les femmes et d'autres personnes qui sont moins fortes. L'âgisme oppresse les enfants. Nous disons que nous voulons mettre fin à la société suprémaciste blanche, mais en même temps nous considérons tous les groupes ethniques qui ne font pas partie de la race blanche comme inférieurs à nous. Nous ne le réalisons peut-être pas, nous le faisons de manière inconsciente. Lorsque nous organisons même le type d'organisation le plus simple, un mouvement d'entraide, nous devons être conscients de ce que nous faisons les uns avec les autres au sein de cette organisation, afin de mettre fin au système que nous essayons de faire tomber.

Donc si je suis dans une organisation avec des femmes, je veux être conscient de mon sexisme. Si je fais partie d'une organisation mixte en termes de groupes ethniques, je veux savoir qui a historiquement eu le moins de place au sein de ce groupe. Si je suis dans une organisation avec des personnes queer, je veux être très attentif. Si je ne suis pas une personne queer, que dois-je faire pour arrêter d'oppresser cette personne et pour qu'elle ne se sente pas en danger. Parce qu'en tant qu'anarchiste, je veux être dans une organisation qui, d'une certaine manière, crée le genre de monde que nous voulons. Donc si j'élève mes enfants, je ne veux pas les élever traditionnellement, de la même manière que mes parents m'ont élevé... Je veux faire très attention à les élever de la manière la plus libre possible, aussi insensé que cela puisse être parfois, mais je veux m'assurer que leur individualité et leur initiative soient respectées. Je vais faire attention, je suis le parent. Mais je vais aussi m'assurer de ne pas les obliger à m'obéir, comme une préparation autoritaire au monde dans lequel nous allons les relâcher. Nous voulons élever des enfants anti-autoritaires, nous voulons élever des enfants qui ont un amour et un respect profonds pour la vie. Et en même temps, nous devons récupérer ces mêmes choses en nous-mêmes parce que nous ne réalisons jamais à quel point nous les avons perdues.

Comment pensez-vous que les Anarchist people of color peuvent jouer un rôle positif pour faire de ce mouvement dont vous parlez une réalité vivante ?

Je pense que l'APOC peut faire deux choses : nous voulons pousser les anarchistes blancs et les anarchistes en général à approfondir leur compréhension de l'oppression et des pratiques libératrices. Mais aussi, au sein de nos communautés, nous savons que nous devons faire face à des oppressions auxquelles d'autres n'ont pas nécessairement à faire face : par exemple, dans la communauté noire, je dois faire face à la faible estime de soi de ma communauté qui a une histoire de quatre cents ans d'esclavage et de chaque institution raciste américaine visant à nous rabaisser dès notre naissance. Cela rend mon combat à bien des égards national, parce qu'il y a certaines choses que nous devons faire pour aider à augmenter notre estime de soi. Nous devons voir que nous pouvons nous auto-organiser sans qu'aucune personne blanche ne soit impliquée, et en même temps, nous sommes toujours ouverts à tout type de coalition avec d'autres groupes, avec des groupes blancs.

Je pense aussi qu'aux États-Unis, les anarchistes de couleur peuvent montrer la voie en termes de prise de conscience des oppressions que nous exerçons sur les autres. Nous essayons donc d'être particulièrement conscients de l'oppression des femmes, de l'oppression des queer, de l'oppression des jeunes. Nous sommes très actifs dans nos communautés, nous avons souvent l'impression d'être dos au mur, de sorte que nous n'avons pas accès aux mêmes solidarités que d'autres groupes. Mais nous voulons que les autres groupes, en particulier les groupes blancs, sachent que si nous sommes dos au mur, nos tactiques et notre stratégie peuvent être plus agressives à certains moments. Mais quels qu'ils soient, nous voulons le soutien de nos camarades blancs. Nous ne voulons pas que des intellectuels privilégiés nous disent : « Eh bien, nous n'aimons pas ce que vous faites, alors nous n'allons pas vous soutenir ; nous n'aimons pas que vous essayiez d'empêcher la police de vous abattre dans les rues avec des armes à feu en vous armant ». Nous voulons qu'ils comprennent que quoi que nous décidions de faire, nous avons un cerveau, nous ne sommes pas plus bêtes que d'autres et nous pouvons tracer notre propre chemin.

Ils auraient dû apprendre, en étudiant les mouvements de libération du passé, que chaque personne a le droit à l'autodétermination, chaque peuple doit être respecté et peut trouver sa propre voie à suivre, que cela corresponde aux prescriptions ou aux compréhensions d'autres groupes ou pas. Chaque forme de société libre ne sera pas la même, mais nous espérons que chaque société libre sera une société qui ne permet à aucune élite de mettre les masses de gens dans une position d'exploitation ou d'oppression à nouveau. J'envisage une société qui permet aux sociétés musulmanes, chrétiennes, hindoues, motards, peu importe, de pouvoir créer leurs propres sociétés tout en faisant toujours partie de la même communauté. Nous utiliserons les ressources de manière respectable, cela ne doit désavantager personne d'autre, même si nous vivons au-dessus d'un champ d'uranium ou de pétrole. Nous pouvons penser à ces choses maintenant, mais nous ne voulons pas être dans une position où ceux qui pensent qu'ils ont une lecture claire sur une chose particulière peuvent nous dire quoi faire.

Comme vous le dites, il existe de nombreuses luttes, telles que la lutte de libération nationale, que beaucoup de gens rejettent parce qu'elles ne correspondent pas nécessairement à ce schéma parfait d'une lutte anarchiste, mais ils ne sont pas disposés à suivre le peuple pour voir jusqu'où nous pouvons aller. J'ai l'impression que vous avez couvert de nombreux problèmes sur les luttes et la résistance de la communauté, mais j'aimerais savoir s'il y a quelque chose que vous voudriez ajouter pour conclure l'interview, sachant qu'elle sera peut-être lue par des camarades sur de nombreux continents ?

Je veux surtout vous remercier pour cette opportunité de parler avec des camarades d'ici jusqu'au Brésil. Je pense qu'il est important que les gens comprennent que l'anarchisme doit être dynamique, ouvert au changement, s'il veut être pertinent. Ça doit être comme le jazz, je parle beaucoup de jazz US. Le jazz vient de communautés africaines pauvres aux USA, où nous avons créé des choses à partir de rien. Évidemment, une partie de l'expérience européenne et une partie de l'expérience noire se rejoignent et créent ce truc appelé jazz, qui est l'improvisation. Pour moi ce n'est que de l'anarchie. Les membres du mouvement anarchiste doivent comprendre que l'anarchisme prend différentes formes partout dans le monde et tout au long de l'histoire, qu'ils utilisent ou non ce nom. Si nous nous concentrons uniquement sur la question de savoir si un groupe s'identifie publiquement comme anarchiste ou non, nous ne sommes pas différents des chrétiens et des nationalistes, et d'autres groupes que nous sommes si prompts à repousser. Je viens d'une famille baptiste et je dis aux gens que je suis proche de l'église, même en tant qu'athée, car c'est une communauté, incluant le pasteur. Si les gens ne peuvent pas voir l'anarchisme dans leur vie quotidienne, le mettre en scène de différentes manières, comment les gens vivent et se traitent les uns les autres, nous ne verrons jamais comment nous pouvons nous saisir du moment opportun.

Si ce moment de crise doit être saisi uniquement par des personnes devant se déclarer de l'anarchisme de Kropotkine ou de Bakounine, ça n'aurait vraiment aucun sens. Mais si nous pouvons voir que les gens peuvent s'emparer de leur vie simplement en adhérant à ce qu'ils font vraiment au jour le jour sans autorité, nous verrons que l'anarchisme est probablement présent plus que nous ne pouvons l'imaginer. Ainsi au Brésil, par exemple, vous avez des luttes avec le mouvement des paysans sans terre et ce que font les anarchistes là-bas, en Colombie, au Mexique, aux États-Unis et à travers le monde jusqu'ici, en Irlande. Là-bas il y a des luttes quotidiennes, des communautés vivent leur vie, et il est important de prendre conscience que notre tâche est de trouver le moyen de rassembler tout cela. Mais nous devons le faire dans le respect des luttes de chaque peuple, donc nous ne pensons pas que nous devons aligner tout le monde sur une interprétation particulière. J'espère voir une grève générale advenir ici (NdT: en Irlande), mais je ne pense pas qu'il soit nécessaire de la transformer en moment anarchiste. Le moment anarchiste, pour moi, adviendra quand plusieurs milliers d'Irlandais·es se rendront compte que les solutions aux problèmes de l'Irlande sont entre les mains des Irlandais ordinaires ; que ceux qui sont banquiers, ceux qui sont au gouvernement, ceux qui exercent le pouvoir sur le peuple irlandais doivent être rejetés. S'ils peuvent voir cela, les anarchistes auront réussi.

Si aux États-Unis, avec Obama comme président, les gens sortent de son mandat avec cette crise qui affecte les États-Unis et voient simplement que le pouvoir appartient au peuple, ce sera un moment anarchiste. Comme l'a dit Malatesta : « Ce n'est pas important que tout le monde rejoigne votre organisation, mais il est important que nous sensibilisions les gens au fait qu'ils doivent être leurs propres libérateurs, leurs propres dirigeants, leur propre autorité. Nous devons créer les conditions où plus jamais, certaines personnes, à cause de l'argent, à cause de l'armée ou de la politique, ne pourront plus contrôler nos vies. »

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MaddyKitty

Anarchiste. Femme non-binaire et vnr