Illustration de bell hooks

Illustration de bell hooks

Comment pratiquer l'intersectionnalité ?

Traduction 23 févr. 2022

Source: How Do You Practice Intersectionalism?

Auteurices: bell hooks et Randy Lowens

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: 2011

Cet entretien a été publié à la base dans le numéro 15 de la revue Northeastern Anarchist #15, en 2011. Randy Lowens, nom de plume de Don Jennings, est mort le 8 mars 2012 à Richmond, Kentucky. Randy était un soutien du NEFAC (North Eastern Federation of Anarchist Communists).

bell hooks, autrice états-unienne de textes féministes noirs importants comme De la marge au centre ou Ne suis-je pas une femme ? est morte en fin d'année dernière, le 15 décembre 2021. Certains de ses textes (6 sur 34, ce qui est très peu) sont accessibles en français.


En juin 2009, bell hooks a accepté un entretien. Nous nous sommes rencontré·es dans un café local et, autour de bagels et d'expressos, nous avons discuté de ses livres, de politique et de ses réflexions sur des événements récents tels que la récession économique. Je l'ai trouvée aussi franche en personne que sur le papier et avec un esprit subtil qui n'est pas toujours apparent (pour moi) dans ses écrits. Par exemple, après l'entretien, nous avons été abordés par un avocat local qui était curieux de savoir pour quelle publication elle s'était entretenue. Elle m'a fait les yeux doux et m'a dit : “Dites à l'homme pour qui est l'entretien”. En apprenant que j'étais anarchiste, l'avocate a débité des clichés familiers sur la désorganisation. hooks, un sourire au coin des lèvres, a répondu : “Oui, oui, c'est une question de licence pour l'individu !”

Randy: Nous nous entretenons avec bell hooks, autrice de De la marge au centre: théorie féministe; Outlaw Culture: Resisting Representations et de nombreux autres ouvrages. Vous êtes connue pour être une autrice prolifique: préférez-vous un de vos ouvrages ? Quel livre un·e lecteur·ice qui ne connait pas votre travail devrait-iel lire en premier ?

hooks: Mon travail est assez varié; il couvre un large spectre (NdT: thématique). Si vous cherchez un livre pour enfants, Be Boy Buzz est mon préféré. Si vous vous intéressez aux livres d'amour, All About Love est mon préféré. Si, au contraire, vous cherchez un livre théorique, Where We Stand: Class Matters est un de mes préférés. C'est une bonne chose de ne pas avoir à en choisir un seul. Le dualisme métaphysique occidental, je pense, nous demande toujours de choisir l'un plutôt que l'autre. J'ai de la chance. Je pense que c'est une bonne chose que mon œuvre aborde différentes choses sous différents angles.

Randy: Pourquoi ne pas mettre de capitales à votre nom ?

hooks: Quand le mouvement féministe était à son apogée fin 1960 jusqu'au début des années 1970, il était beaucoup question de s'éloigner de l'idée de la personne. On disait plutôt: discutons des idées derrière le travail, et les gens importent peu. C'était une sorte de motif gadget, mais nombre de féministes y souscrivaient. Beaucoup d'entre nous avons pris le nom de nos ancêtres féminines — bell hooks est le nom de mon arrière-grand-mère maternelle — pour les honorer et refuser notre unicité, notre exceptionnalité en tant que femmes. Ce que nous voulions dire, en fait, c'est que nous étions les produits des femmes qui nous ont précédé.

Randy: vos livres avec lesquels je suis le plus familier — les deux que j'ai cités — sont, dans l'ordre, un essai de théorie politique, et l'autre un travail de critique culturelle. Les voyez-vous de façon totalement différente ? Y a-t-il une frontière claire entre culture et politique ?

hooks: Ce qui diffère entre les deux, que ce soit sur le féminisme ou la classe sociale, c'est qu'il y a une intention de changer la façon dont les gens pensent une réalité politique [quand on produit de la théorie politique]; alors qu'avec la critique culturelle, le but est d'éclairer quelque chose qui est déjà là. Par exemple, j'ai trouvé que le film contemporain Collision était très insuffisant sur les questions de race et de classe. Ces éléments étaient déjà présents dans le film. En ayant une conversation à son sujet, j'ai mis en lumière pourquoi cette analyse était si faible. “Les gens sont comme ça; nous sommes toustes racistes.” C'est juste une façon convenue de ne pas vouloir nommer le pouvoir et la force institutionnelle du suprémacisme blanc. Nous pouvons toustes avoir des préjugés, mais nous ne faisons pas toustes partie d'un système qui se renforce, se réinvente et se réaffirme chaque jour de notre vie, de manière systématique.

Randy: Vous avez mentionné vos livres pour enfants. À notre dernière rencontre, vous prépariez la publication d'un livre, Happy to be Nappy ?

hooks: C'était mon premier livre pour enfants. Il me semble que j'étais plutôt en train de travailler sur Grump Groan Growl, livre sur la colère, quand nous nous sommes vus.

Randy: Je l'ai lu à ma fille, d'ailleurs.

hooks: C'est vrai ?

Randy: Avez-vous quelque chose à dire sur la distinction entre vos autres travaux et vos livres pour enfants ? Ces livres sont-ils politiques d'une certaine manière ? Nous avons un public politique.

hooks: Ils le sont, absolument. Les deux livres ont été écrits pour combattre le racisme, le patriarcat ou les deux. Be Boy Buzz a été écrit pour dire particulièrement : “Nous ne vivons pas vraiment dans une culture qui aime les garçons ou qui aime les enfants, et nous n'encourageons pas les garçons à être pleinement.” Je voulais écrire un livre non patriarcal qui proclamerait l'amour des garçons.

Randy : (Pause) Certaines de mes questions sont écrites de manière un peu verbeuse. (Rires)

hooks: Ne vous inquiétez pas pour ça.

Randy: Vous êtes connue, surtout dans nos cercles (NdT: militants), pour avoir popularisé la théorie intersectionnelle par opposition aux réductionnismes. Pouvez-vous nous dire comment celle-ci se traduit en pratique ? C'est-à-dire que votre réductionniste de classe typique a au moins une priorité ; une nationaliste noire a quelque chose à prioriser. Comment pratiquez-vous l'intersectionnalité ?

hooks: L'intersectionnalité nous permet de nous concentrer sur ce qui est le plus important à un moment donné. J'ai l'habitude de dire aux gens: si vous êtes dans une situation domestique où l'homme est violent — même si vous en avez une compréhension intersectionnelle — vous vous concentrez, vous mettez en évidence cette dimension patriarcale, si c'est ce qui est nécessaire pour changer la situation. Je pense que, encore une fois, si nous nous éloignons de la pensée d'une chose ou d'une autre, et si nous pensons: “chaque jour de ma vie où je sors de chez moi, je suis une combinaison de race, de genre, de classe, de préférence sexuelle et de religion” ou que sais-je encore, qu'est-ce qui est mis en avant ? Je pense qu'il est absurde d'imaginer que les gens ne comprennent pas ce qui est important pour eux à un moment donné. Par exemple, en ce moment, pour de nombreux états-unien·nes, la classe économique est mise en avant comme jamais auparavant en raison de la situation économique. Cela ne signifie pas que la race n'a pas d'importance, ou que le sexe n'a pas d'importance, mais cela signifie qu'en ce moment, dans la vie de beaucoup de gens, dans la vie des membres de ma propre famille, les gens perdent leur emploi, leur assurance. Je taquinais mon frère en lui disant qu'il était sans argent, sans abri, sans emploi. À l'heure actuelle, dans sa vie, le racisme n'est pas le facteur déterminant : c'est le monde du travail et l'économie. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas influencé par le racisme, mais lorsqu'il se réveille le matin, les questions de classe, d'économie et de pouvoir, telles qu'elles s'expriment, sont le moteur de son univers. Je suppose que j'aimerais que nous puissions parler de ce que signifie une politique d'intersectionnalité qui privilégie également la forme de domination qui nous opprime le plus à un moment donné.

Randy : Je me souviens de Murray Bookchin et de son analogie entre la société et l'écologie. Avez-vous été influencé par cela ?

hooks: Non.

Randy: Avez-vous une opinion sur le mouvement anarchiste actuel, dans le monde ou ici aux USA ? Il est presque inexistant ici dans le Sud.

hooks: Malheureusement, l'anarchisme a mauvaise presse. On n'en voit pas beaucoup de traces parce que les gens l'associent à un abandon insouciant, ce qui n'est pas le cas, nous le savons tous les deux. Je pense que nous devons éduquer les gens à la conscience critique de ce qu'est l'anarchisme. Je dirais aussi que, dans la pratique, beaucoup d'états-unien·nes sont anarchistes sans en revendiquer le terme.

Randy: Il est clair dans vos livres que vous vous opposez au capitalisme. Pensez-vous qu'il puisse être réformé, ou qu'il doit être renversé ? Vous considérez-vous dans une perspective révolutionnaire ?

hooks: En ce qui concerne la question du capitalisme, je me vois comme une personne qui soutiendrait le socialisme démocratique plutôt qu'un système capitaliste, parce que toute approche — ou l'économie participative, qui est un autre modèle important que des gens comme Michael Albert mettent en place — tout système qui nous encourage à penser à l'interdépendance économique, et à être capable d'utiliser les ressources mondiales d'une meilleure manière, pour le bien de toustes, serait meilleur pour le monde que le capitalisme. Le capitalisme détruit la planète, nous le savons. Mais disons que l'impérialisme et le capitalisme ensemble — autant le dire, la guerre est dans son essence une autre forme de capitalisme. Les guerres rendent les gens riches — et appauvrissent de nombreuses personnes, et elles prennent la vie de nombreuses autres. Nous savons qu'une grande partie des guerres qui ont lieu sont des tentatives d'un groupe pour s'approprier les ressources d'un autre groupe.

Randy: La compétition économique à son paroxysme.

hooks: Tout à fait.

Randy : J'ai été pris à partie par une féministe anarchiste pour avoir pris la liberté de vous appeler par votre prénom. La critique était la suivante : si vous aviez été un homme, je n'aurais pas été aussi prompt à le faire.

hooks: Je considère que c'est le genre de choses insignifiantes sur lesquelles les gens se concentrent et qui ont très peu de sens. Je ne pense pas que cela ait de l'importance. A mon avis, si quelqu'un lisait mon travail, il saurait que je n'ai pas de problème avec la façon dont je suis identifiée. Même lorsque les gens mettent des majuscules à mon nom, ça ne me fait pas paniquer, même si ce n'est pas mon choix. Je n'y suis pas attachée, et dans ce sens, je pense que nous devons choisir quelles sont les questions qui comptent vraiment ? Nous devons avoir confiance en cela. Vous devez savoir que si vous prononcez mon nom d'une manière qui me choque, je vous en ferais part. Mais vous devez aussi savoir ce que vous ressentez en m'appelant “bell”. Je pense qu'aux États-Unis, nous sommes obsédés par le personnel, d'une manière qui nous rend aveugles aux questions plus importantes de la vie. Je pense juste que si nous pouvions prendre toute l'obsession du personnel (inaudible), et du jugement personnel et que les gens se préoccupent de l'environnement, quel monde différent nous aurions. Ou la race... mettre fin au racisme. Je parlais de Cornel West une fois, et quelqu'un me disait: “Cornel n'est pas un prédicateur; il n'est pas ordonné.” - et un autre ami prédicateur m'a dit: “Je ne sais pas s'il est important qu'il soit ordonné.  Je l'ai vu faire un sermon. Beaucoup de gens se sont joints à l'église et il me semble que c'est la raison d'être d'un prédicateur.” Nous devons regarder la substance d'une chose plutôt que son ombre. Est-il plus important que vous, en tant qu'homme blanc, lisiez mon travail et appreniez de lui, ou que vous m'appeliez ainsi ? Je pense qu'il est plus important que vous lisiez mon travail, que vous y réfléchissiez et que vous lui permettiez de transformer votre vie et votre pensée d'une certaine manière. Il m'arrive d'être un peu énervée par les gens qui m'écrivent et me demandent de faire des choses, et qui orthographient mal mon nom.

Randy: J'ai lu, de quelqu'un d'autre, que votre travail est influencé par le postmodernisme. Est-ce vrai ? Avez-vous une opinion sur la fin de l'histoire en particulier ?

hooks: Non. Je pense que c'est le courant de pensée qui a le moins d'impact sur mon travail. Mon travail est surtout influencé par les circonstances concrètes de notre vie quotidienne. Dans la mesure où nous vivons dans un monde postmoderne et où il façonne les circonstances concrètes de notre vie quotidienne, je dirais que le postmodernisme affecte mon travail ou influence mon travail. Mais en général, je ne passe pas beaucoup de temps à penser au postmodernisme.

Randy: Pour la dernière question, je pense que nous l'avons déjà abordée dans une certaine mesure. Certains groupes politiques disent qu'ils sont contre le classisme, et cela me donne souvent l'impression qu'ils disent éviter les préjugés sur la base de la classe, mais qu'ils ne s'opposent pas au capitalisme structurel. Je pense que vous avez déjà parlé des aspects personnels contre les aspects systémiques de...

hooks: Avec Where We Stand: Class Matters, j'ai tenté de dire, entre autres: “Nous sommes un pays qui va plus facilement parler de race que de classe (NdT: économique).” Je pense que ce qui est si étonnant dans ce moment historique, c'est que la classe est mise au premier plan et nous devons réfléchir sur la nature du travail et de la hiérarchie. Quand je pense à l'industrie automobile et à la façon dont elle a attiré tous ces hommes noirs des États du Sud au Michigan et d'autres endroits pour gagner davantage d'argent qu'ils n'auraient pu en gagner dans les champs de coton ou le travail agricole du Sud... maintenant que les usines du nord ferment pour rouvrir dans le Sud, l'industrie automobile se concentre sur les Mexicains et autres travailleurs migrants afin de les faire venir travailler à bas prix sans bénéficier d'aucun avantage. Toutes ces choses sont étonnantes parce qu'elles obligent les gens de cette société à penser plus ouvertement la question de la classe et de l'intersectionnalité.

L'affaire autour de Joe le plombier (NdT: un militant républicain qui s'est fait connaitre en 2008 à la suite de sa rencontre avec Barack Obama) — et le fait de découvrir que tant de choses étaient fausses sur lui — a permis l'utilisation de la classe (de la suprématie blanche et de la classe) pour réveiller d'anciens préjugés, afin de permettre un déni du véritable impact des intersectionnalités et de la classe. Le travailleur blanc délocalisé a plus en commun avec le travailleur noir délocalisé qu'avec ces patrons blancs et ces gens de Wall Street qui déterminent leur destin... [ces patrons] dont la cupidité déterminent leur destin.

C'est intéressant de regarder tous les aspects où les étatsunien·nes moyen·nes, dont beaucoup n'ont pas été au lycée, pensent sérieusement à notre structure économique. Vous voyez la façon dont la classe ouvrière et les travailleur·euses pauvres ont été exploité·es par le système des cartes de crédit ? Je pense que les dix années à venir seront intéressantes pour les États-Unis. Pour les personnes comme moi, il est important et même vital de maintenir une éducation à la pensée critique autour des intersectionnalités, non pour qu'on puisse se concentrer sur une chose et blâmer un groupe, mais pour être capable d'avoir une approche holistique sur la manière dont l'intersectionnalité nous informe toustes: la blanchité, le genre, les préférences sexuelles, etc. Ce n'est qu'alors que nous pourrons avoir une vision réaliste du monde politique et culturel dans lequel nous vivons.

Randy: C'est tout pour moi. Avez-vous quelque chose à dire à notre audience, en toute liberté ?

hooks: Osez regarder les intersectionnalités. Osez avoir une approche holistique. Un des fondements de l'anarchisme, c'est d'aller à contre-courant des manières conventionnelles de penser nos réalités. Les anarchistes ont toujours été à contre-courant, et ça a été un lieu d'espoir.

Mots clés

MaddyKitty

Anarchiste et femqueer