Asexualité, aromantisme, micro-identités et problèmes de définitions
Avant-propos
Lorsque, vers 2013/2014, je commençais à questionner mon genre et mon orientation sexuelle (jusque là cisgenre et hétéro bien sur), j’ai très vite trouvé sur internet des ressources que l’on qualifierait de "MOGAI" (Marginalized Orientations and Gender identities And Intersex), représentatif d'un état d'esprit que l'on attribue volontiers au tumblr de la fin des années 2000, début de années 2010. Ces ressources se caractérisaient par la recherche de définitions représentant au mieux toutes les nuances et la complexité des rapports au genre et aux sexualités, doublé et une propension à multiplier les termes en conséquence, de peur d'en oublier ou d'en invisibiliser. Si bien que ces posts devenaient des listes de nouveaux mots accompagnés de leurs définitions, appelés, souvent avec mépris, "micro-identités".
Cet article n'aura pas pour but de les défendre corps et âme, ni de les descendre absolument. Je dois avouer que ces nomenclatures tentaculaires m'évoquent une certaine nostalgie, une époque ou tout était plus simple et où l'évocation de son identité n'était ni insensé, ni courageux mais juste un ressenti possible de plus; et même si je sais que cette naïveté en a énervé plus d'un-e, je ne peux m'empêcher d'y voir quelque chose d'assez libérateur et de révolutionnaire. Cependant, si un tel foisonnement a pu permettre de libérer la parole concernant les problématiques LGBTIA (ou folles dans le cas des xénogenres ou neurogenres), il reste un ensemble de discours situés, parfois contradictoires ou biaisés. Ainsi, un regard critique vers le passé de nos concepts (les définitions MOGAI de l'asexualité et de l'aromantisme, mais également celles qui leurs sont antérieures ) me semble important.
Je traiterai ici spécifiquement les concepts aro/aces (les notions de sex favarable/favorable/indifferent, de spectre et quelques micro-identités associées) mais ma démarche est similaire à cette vidéo sur les micro-identités de genre Millions of Dead Genders: A MOGAI Retrospective, que je vous conseille par ailleurs. Elle est, je pense, complémentaire à cet article.
Les critiques des micro-identités
Avant d'aller plus loin, je tenais à me positionner face à des critiques courantes des micro-identités (avec lesquels je suis d'accord ou moins d'accord).
On les voient souvent comme une dérive libérale ou néo-libérale des mouvements LGBTIA. Si "libéral" n'est malheureusement que rarement défini clairement, l'idée sous jacente est que ces étiquettes s'apparentent à une forme de développement personnel. On va fouiller dans ces listes pour espérer se trouver soit même, éplucher ses ressentis dans ce qu'ils ont de plus subjectifs et individuels, sans se laisser de pistes de questionnement vis à vis de la situation interpersonnelle, la difficulté que pourrait représenter ou non un coming-out, l'accès à certains droits (une vision sociale de l'identité). "Libéral" semble aussi souvent s'opposer à "politique". Les micro-identités partent du principe que chaque ressenti implique un rapport aux autres, à la société également queer, là où il me semble légitime d'opposer à cette vision que la question des pratiques et des besoins (relationner avec tel personne, ne plus vouloir tel ou tel chose, avoir accès à des hormones, à un changement de prénom, etc.) rassemblent à l'inverse de façon plus pertinente et politique (et forge une sentiment d'appartenance identitaire plus palpable). Cependant, cette critique du "libéralisme" des micro-identités s'accompagne souvent d'un catastrophisme que je ne partage pas. Il me semble malhonnête de prétendre que ces discours "remplacent" quoi que se soit, sont hégémoniques ou le fruit d'une génération particulièrement égocentrique (les accusations psychologisantes sont souvent les moins précises...). Le grand publique ne perçoit pas du tout ces débats, et les personnes dont l'activité militante se résume à partager ces définitions ne proposent qu'un discours parmi d'autres dans nos communautés (qui n'ont jamais été uniformes). Peut-être est-il le plus "accessible", mais il est aussi souvent la porte d'entrée vers d'autres discours, ressources et pratiques militantes.
Je trouve cette aversion vis à vis de la multiplication des étiquettes d'autant plus disproportionnée qu'elle n'a jamais été perçue comme une menace intra-communautaire lorsqu'il s'agissait de la culture gay ou lesbienne (comme bear, leather, stone butch, bambi lesbian ect.), toutes aussi individuelles et non basés sur des oppressions spécifiques en tant que tel. Mon hypothèse est qu'il s'agit d'une culture plus ancienne, concernant des groupes des personnes queers plus large (là où tumblr touchait principalement des ados à cette époque) et qu'elle est arrivée jusqu'à nous, français-e-s, via des films ou des livres comme stone butch blues, une culture bien plus légitime que celle de tumblr donc.
Cela étant dit, on peut souligner que des étiquettes extrêmement précises, ou bien trop vagues ont une utilité limité par rapport à des témoignages ou périphrases plus fournis. Des définitions d'une ou deux phrases simplifiant et figeant trop des rapports complexes au genre et/ou à la sexualité, d'autant plus que même avec des mots clés adéquats, il était difficile de trouver des modèles ou des témoignages sans parler directement à d'autres personnes aro/aces.
Trop de néologismes rendent également la lecture compliquée pour les non initié-e-s et entraine un certain élitisme. Je suis toujours peiné-e de voir des gens s'excuser de ne pas connaitre "tous les termes", surtout quand cette complexité juste apparente, la plupart des micro-identités aro/aces reflétant des problématiques très concrètes (être aro et aimer l'idée de romance, être ace et se masturber, aimer l'idée de sexe sans avoir envie de passer à l'acte ect.)
Enfin, un foisonnement anarchique et une mauvaise transmission des savoirs ont nécessairement entrainé des redites au niveau des concepts, et généré des mots pas ou peu repris. Ce n'est pas forcément mal en soit. Aujourd'hui le temps a passé, et l'on peut voir quels mots sont restés ou non. Dans la partie suivante, j'aimerais développer une réflexion plus poussée, en décrivant et situant le milieu d'émergence des micro-identités aro/aces, pour expliquer en quoi les impératifs de celui-ci ont modelé les concepts qui en sont sortis, ce qui permettra également de mieux comprendre leurs limites et pourquoi certains termes sont encore utilisés et d'autres, non.
Des savoirs situés
A l'instar des forums de l'AVEN, le tumblr aro/ace était un lieu de discussion et d'auto-support dans le questionnement. Les problématiques rencontrées concernaient alors principalement des jeunes se découvrant aro/aces, donc potentiellement en détresse et/ou confusxes, la tête remplie de stéréotypes repoussoirs et aliénants concernant l'absence de sexualité (comme le puceau tardif, la femme frigide, la folle à chat, ect. que je qualifierai ici simplement "d'acephobes" ou "d'aroacephobes", stigmatisant l'absence de sexualité). Ces ados sortant du placard étaient aussi pour beaucoup dans des cercles sociaux (collège/lycée) ou des situations, comme le couple, où ne pas avoir ou vouloir de rapports sexuels est difficilement envisageable, explorant les limites et les possibilités de l'asexualité et de l'aromantisme en conséquence.
C'est marquant à ce titre de voir la quantité de définitions aro/aces qui prennent la forme de "être ace, mais quand même faire tel chose", "être ace mais vouloir tel chose":
• Cupiosexuel: Personne qui ne ressent aucun désir sexuel mais qui a des relations sexuelles.
• Aegosexualité: Personne ace qui se déconnecte de son désir sexuel, elle peut avoir des fantasmes mais sans vouloir faire partie de celui-ci.
• Autochorissexualité: Une personne qui apprécie des choses telles que la pornographie ou l'érotisme mais ne se visualise pas comme faisant partie de la situation et ne désire pas en faire partie. (alternativement, peut aussi concerner la masturbation)
On trouve également un grand nombre de mots proposant des visions moins "radicales" ou absolues de l'asexualité, c'est le cas de la greysexualité (personnes ressentant que très rarement de l'attirance sexuelle) ou de la demisexualité (ressentir de l'attirance sexuelle uniquement après qu'un lien émotionnel fort s'est noué), laissant une porte ouverte qui peut être rassurante quand la problématique de "comment je peux être sûr-e qu'avoir du désir sexuel/tomber amoureuxse ne m'arrivera pas plus tard ?" ou "je ne suis pas sûr-e que ce que j'ai ressenti était du désir sexuel/de l'amour" font partie de notre questionnement. Ces étiquettes peuvent aussi (relativement) être mieux comprises et acceptés par les proches ou partenaires quand il existe une pression à ce niveau. Il ne s'agit pas ici de remettre en cause le fait que ces identifications puissent être stables, ou que dire que les gens se définissant grey ou cupio le font pour de "mauvaises" raisons (à priori je ne suis pas dans leurs têtes, je ne peux pas le savoir), mais plutôt d'attirer l'attention sur le fait que la conscience de son identité se constitue au fil de nos expériences, où les problématiques que j'ai mises en avant existent.
Les mots que j'ai listés plus haut ont sans aucun doute été forgés au fil des discussions, alors que les mêmes sujets d'inquiétudes ou d'incompréhensions vis-à-vis de son asexualité ou aromantisme revenaient. Encore aujourd'hui, je vois très souvent ces micro-identités utilisées dans des espaces d'auto-support que je fréquente, preuve selon moi qu'ils répondent à des besoins précis qui existent encore aujourd'hui, comme la difficulté à se dire asexuel ou à refuser du sexe quand par ailleurs on aime le porno, que la masturbation nous bloque pas, ou que globalement, on ne correspond pas aux clichés aliénants et acephobes du manque de sexualité/désir sexuel. Je regrette cependant que la norme hétéro ne soit jamais frontalement adressée, là où beaucoup de questionnements sont en fait des négociations entre nos ressentis et ce que permet notre environnement social potentiellement LGBTIAphobe et pétri de culture du viol, la création d'identités spécifiques, presque cliniques laisse, ces aspects-là de coté. Pire, alors que la question du coming out asexuel pose souvent la question de ne plus, ou moins faire de sexe (en général ou dans le contexte d'un couple), ce lien ne sera jamais formellement fait. La tendance sera plutôt de vouloir mettre en avant une diversité des rapports au sexe des aces ("tous les rapports au sexe sont possibles, il existe des aces qui couchent, les aces sex favorable sont légitimes"), en mettant sous le tapis les attentes sociales liées au couple et au fait l'on nous éduque déjà à penser qu'avoir envie de faire du sexe (avec une personne du sexe opposée) est de toute façon un ressenti légitime et même plus légitime que les autres. Bien sûr, les rapports au sexe et au couple sont divers (pour les personnes aro/aces ou non d'ailleurs), mais c'est ne plus faire de sexe exposera à une psychiatrisation et/ou médication, des violences sexuelles et conjugales correctives. Ce genre de considérations étant absentes de ces ressources, elles ne donnaient pas d'outils particuliers sur le consentement ou comment identifier et réagir face à des situations d'abus. Il existait ainsi des rhétoriques comme "On peut être ace et coucher pour faire plaisir à son partenaire", sans doute plébiscitées et rassurantes (surtout pour les partenaires de personnes aces), ce sont des redites de discours que l'on voit dans des situations d'abus conjugaux qui mettent en avant le confort et le plaisir de l'autre avant d'interroger les envies et besoins de la victime.
Ces définitions "inclusives", quand elles mettent tout sur un pied d'égalité et ne s'accompagnent pas d'une analyse plus poussée de l'hétérosexisme sonnent à mes oreilles comme des explications consensuelles face à des personnes aro/aces tiraillées entre des stéréotypes aroacephobes qui les font douter vis à vis de leur légitimité à se dire aro/aces, leurs besoins et ce que cela pourrait impliquer comme violences correctives si iels les verbalisaient.
Pour être honnête, je pense que l'accusation de libéralisme à l'encontre des micro-identités vient en partie de là, même si je qualifierais plutôt cela de dépolitisation de l'asexualité et de l'aromantisme. De plus, on peut replacer ce manque de politisation dans la démarche assimilationniste de l'AVEN, gagnant alors en visibilité et en poids médiatique. Ces discours (à l'instar d'autres, produits par des associations gays institutionalisées) se caractérisent surtout par le fait qu'ils ne questionnent pas particulièrement les dynamiques de genre (ne parlant pas spécialement de consentement, de culture du viol, d'asexualité masculine ou féminine et d'en quoi ces vécus pourraient être particuliers et important à différentier), réaffirment un "born this way" asexuel (et donc une vision biologisante et essentialiste des sexualités), et cherchent à s'éloigner du Trouble du Désir Sexuel Hypoactif (TDSH), donc, du pathologique (voir à ce propos "L’asexualité et la politique féministe de « ne pas le faire »: Chapitre 2 : Produire les faits : Asexualité empirique et l’étude scientifique du sexe". et Rhétorique de « l’asexualité n’est pas une maladie » et perspectives anti-psychiatriques). L'AVEN et les groupes aces l'ayant suivis place la question de la visibilité comme revendication principale et comme fin en soit, au détriment de la notion de droit, particulièrement de celui à être abstinent-e, ou l'accès à la PMA ou au logement en tant que personne célibataire.
Les questions de l'essentialisme et du rejet de l'association avec la pathologie sont cependant à nuancer car si des discours séparant nettement asexualité et trouble ("l'asexualité n'est pas une maladie") étaient massivement partagés sur ces réseaux, des micro-identités comme caedsexuel (une personne qui n'a plus d'attirances sexuelles à cause d'un traumatisme) ou affectusexuel (une personne dont l’attraction sexuelle est affectée par sa neuroatypie comme l'autisme) tendent à complexifier la compréhension de l'asexualité et de l'aromantisme en laissant possible une expression conjointe de son asexualité et de sa maladie/trouble mental, ne laissant pas la question des liens entre neuroatypie/psychoatypie et identités non-hétéro aux conservateurs LGBTIAphobes (les utilisant à des fins réactionnaire). Elles ouvrent la possibilité de d'étendre la définition d'asexuel-le dans des narratifs qui ne sont pas coupés du social (par exemple, l'asexualité liés à des traumatismes sexuels), ce qui remet en cause les rhétoriques de légitimation par le "born this way" et l'essentialisation du genre et de l'orientation sexuelle.
On peut donc voir que des discours concurrents et contradictoires peuvent exister dans cet "esprit tumblr", au gré des demandes et des besoins de validation des utilisateurices, besoins extrêmement liés au contexte hétéro-patriarcal et psyvalidiste. Si on leur reproche d'être des concept inutiles, force est de constater qu'ils sont assez fonctionnels pour des personnes peu ou pas politisées questionnant leur orientation sexuelle (sinon ils ne seraient plus utilisés). Ces concepts charrient néanmoins des biais, en voyant généralement l'identité comme quelque chose de très abstrait, coupé du social et des rapports de dominations, ils ne prennent pas assez en compte les analyses féministes de l'hétérosexualité ou de la culture du viol. C'est donc naturellement quand on essaye de généraliser leur emploi en tant que grille d'analyse politique que cela coince. La partie suivante mettra donc en avant quelques exemples des limites de cette nomenclature hors d'un contexte d'auto-support, non pas dans l'objectif de l'enfoncer, mais de proposer des définitions d'asexuel-le et d'aromantique plus fertiles d'un point de vue théorique.
Problèmes de définitions
Alors que j'étais en train de produire un lexique pour ce fanzine, je me suis retrouvé-e embêté-e face à la tournure "peu ou pas de désir sexuel", "tomber rarement ou pas amoureuxse" des définitions de spectre asexuel et aromantique. Les "peu" ou "rarement" ici se rapportent surement à une norme, mais c'est quoi la norme ? Le "3 rapports/semaine" qui serait la moyenne en France ? Ca ne correspond en réalité pas à grand chose et je pense que même parmi les gens non-aces, peu se rapprochent de ce ratio. On est ici typiquement face à un discours, un modèle de sexualité "idéale" qui ne correspond pas vraiment aux pratiques, mais entretient plutôt un imaginaire hétéro-patriarcal de ce qu'est "un bon couple". Mais est-ce que ces "peu/rarement" ne se rapporteraient pas à une norme plus pratique justement ? On rentrerait dans ce "spectre" à partir du moment où on nous fait comprendre qu'on "est pas assez". C'est une définition plus intéressante mais elle pèche d'un point de vu théorique par rapport aux dynamiques de genre dans les sexualités (sous entendu ici, hétérosexualités). En effet, comme l'explique Annie Potts, les différences de genre se traduisent dans le cadre de la sexualité en « notions de la sexualité masculine active et de la sexualité féminine docile, avec les femmes qui « aspirent » à satisfaire les « besoins » sexuels masculins, et risquent à chaque réticence de leur part d’être étiquetées « prudes » ou « frigides »» (The Science/Fiction of Sex. A Feminist Deconstruction of the Vocabularies of Heterosex, 2002, 44). Si bien que l'idée de frigidité peu être mobilisée contre toutes les femmes (hétéro, bies/pans, lesbiennes, ou aro/aces). Concernant les hommes asexuels, il s'agira plutôt d'étiqueter et de punir des échecs à performer une masculinité hétérosexuelle satisfaisante au yeux d'autres hommes ou de la famille, mais avec les mêmes problèmes de porosité entre hommes hétéro et bis/pans/gay/asexuels, brouillant plus encore plus les limites entre aces et non-aces, aro, non-aros.
Je me trouvais donc incapable de définir de façon satisfaisante "zedsexuel" (non-aro/ace), sinon en disant que c'était une personne ni asexuelle, ni aromantique, tout en ayant définit que l'asexualité et l'aromantisme concernaient aussi des gens qui pouvaient ressentir du désir sexuel ou être amoureuxses, mais qui n'étaient pas zed. Les définitions étaient totologiques.
Si la notion de spectre est plébiscitée dans un contexte d'auto-support, où la comphet (injonction à l'hétérosexualité), se traduisant par l'impression de n'être "jamais assez" est récurrente dans les questionnements aro/aces (alors même que les personnes correspondent aux définitions les plus strictes de l'asexualité et de l'aromantisme), elle devient difficilement objectifiable théoriquement à cause de l'arbitraire de ce que l'on considère comme "peu/rarement". Et cela devient encore plus compliqué quand il est question d'objectifier une oppression des aroaces: prend-elle aussi en compte le spectre ? Dans quelle mesure ? Si l'asexualité/l'aromantisme sont dévalorisés, qu'est ce qui est valorisé ? Le fait d'être zed ou le fait d'être hétéro ? les 2 ? Les aro/aces sont-iels oppressé-e-s par l'hétérosexualité ou l'amatonormativité (système de valeur qui valorise les relations amoureuses et sexuelles -hétéro ou non- au détriment des relations amicales) ?
Je m'interrogeais donc aussi sur pertinence d'opposer zed à aro/ace, là où la majorité du temps, on n'altérise pas les aro/aces car non-zed, mais parce qu'en dehors d'une certaine hétérosexualité reproductive. A ce titre, le concept d'amatonormativité, qui opprimerait spécifiquement les aro/aces me semble largement être une redite des critiques féministes de la culture du viol et de l'hétérosexualité (fuckzone vs friendzone). Voir l'amatonormativité comme une des composantes de l'hétérosexualité pose également les personnes lesbiennes, gays et bies en allié-e-s des aro/aces (et vis et versa) et non comme "zed" au même titre que les hétéros, ce qui est un point de convergence indispensable selon moi.
En définitive, je suis d'accord avec l'idée que "avec certaines définitions, tout le monde est aro/aces", mais pas avec celle, souvent sous-jacente que cette "zone de gris" remettrait fondamentalement en cause la pertinence d'une catégorie asexualité/aromantisme séparée de l'hétérosexualité. Car si on va au-delà la fragmentation que suggèrerait la multiplication de ces identités, en comparant nos expériences communes, on verrait des récurrences assez claires qui permettent à des subjectivités asexuelles et aromantiques d'émerger, en creux de l'injonction au sexe et au couple qui structurent la norme hétérosexuelle.
Quelle(s) définition(s) pour l'asexualité et l'aromantisme ?
Des figures féminines ou masculines désexualisées ou en dehors des possibles relationnels existent. Je les ai évoquées, elles sont depuis les années 70, dans la culture occidentale, liées à la pudibonderie, à la frigidité pour les femmes ou à la honte, à l'échec ou la maladie pour le "puceau tardif". Ces représentations négatives font parties des discours hétéronormatifs dans la mesure où ne pas être en couple ni faire de sexe, c'est surtout ne pas faire de sexe hétéro, ne pas être mère ni disponible sexuellement pour les femmes et sera perçu comme un manque de virilité (pour ne pas dire une féminisation) pour les hommes: c'est un déclassement.
Les mots asexualité et aromantisme sont aussi parfois chargé d'une charge plus politique, comme le note Eunjung Kim dans Asexuality in disability narratives, "De nombreuses personnes sont assignées à des vies non sexuelles et non reproductives en raison de leur âge, de leur handicap, de leur santé, de leur race, de leur sexe, de leur classe ou de leur apparence." Cette conception de l'asexualité et de l'aromantisme comme une situation matérielle imposée n'est pas directement liée à l'orientation sexuelle (on peut y être assigné-e indépendamment de notre orientation sexuelle ou de nos pratiques réelles), mais représente un ensemble de problématiques complexes liées à l'aliénation dans la sexualité. Alok Vaid-Menon évoque ainsi son rapport, non pas festif mais confus et blessé à "[son] asexualité" (bien qu'iel ne se définisse pas asexuel-le) dans "What’s R(ace) Got To Do With It?: White Privilege & (A)sexuality": "il a toujours été difficile pour moi de fantasmer avec des scénarios sexuels impliquant mon propre corps, car je n'ai jamais eu de représentations auquel me référer pour mon propre plaisir. Le voyeurisme devient ici moins un choix qu'une position coercitive : j'ai l'impression d'avoir été programmé-e pour assister à des actes sexuels, toujours à distance. [...] [asexualité ne m'a] jamais paru adéquate pour exprimer ce conglomérat d'angoisses, de pouvoir, d'histoires, de récits et de paradoxes qui me viennent à l'esprit lorsque je pense à mon genre et à ma sexualité [...] Cette "distance", j'essaie de me réconcilier avec elle depuis des années : comment articuler ce mélange de pouvoir, de honte, de désir et de peur qui me met mal à l'aise lorsque je me considère comme un corps sexuel [...] Cette condition anxieuse de ne pas être capable de différencier le traumatisme de la vérité - cette position particulière de ne jamais pouvoir se séparer du pouvoir qui continue à façonner chacun de nos désirs, envies et actions. [...] Le dilemme de ce corps queer racisé tient dans son incapacité à se voir à travers ses propres yeux." Iel regrette que ces récits n'aient pas voix au chapitre dans les communautés asexuelle, tournées vers les récits d'affirmation d'une identité avec laquelle on naîtrait mais qui serait invisible, en opposition à son vécu de l'asexualité comme aliénante, imposée par des structures sociales oppressives dont la suprématie blanche.
Il est donc important de soulever ces nuances car cette façon de présenter les choses coupe l'herbe sous le pied à l'idée que "l'asexualité n'existe pas car les gens ne savent pas ce que c'est". Il est également important de noter que la démarche de valoriser l'asexualité et l'éloignant de ce stigma ("être ace ça ne veut pas forcément dire ne pas coucher", "être aromantique ne veut pas forcément dire détester la romance ou le couple") est contre productif car elle ne remet pas en cause la racine hétéro-patriarcale de ces discours aroacephobes (pourquoi ça serait mal de ne pas coucher ? Ne pas être en couple ? Pourquoi ça serait négatif d'être puceau ? Frigide ?), qui retomberont de toute façon sur les aro/aces, qui, effectivement, ne couchent pas ou ne veulent pas être en couple.
De plus, la séparation nette entre ressentis (désirs/attirances) est pratiques sexuelles, entretenue par des assertions comme "le célibat ou l'abstinence sont des choix, l'asexualité/l'aromantisme ne le sont pas" n'est pas si évidente en pratique parce que la distinction choix/non-choix n'est pas simple à une échelle individuelle. Nos parcours, désirs et choix sont toujours plus ou moins déterminés socialement (par ce qui est valorisés, les normes, les traumatismes).
Avant les années 2000 et l'hégémonie d'une conception réduite de l'asexualité et de l'aromantisme (concernant un désir sexuelle ou l'attraction romantique vu comme "essentielle", dans le sens indépendant des pratiques), les autrices féministes ayant théorisé sur l'asexualité et l'aromantisme, de Madeleine Peltier à Breanne Fahs, faisaient volontiers dialoguer ces différents niveaux et posaient d'entrée de jeu la question de "qu'est ce que veut dire ne pas faire (pour les femmes concernant les autrices citées) ?", dans toutes la nuance de ce que peut regrouper "ne pas faire" (quels pratiques sexuelles sont attendues ? Dans quels contexte ? Avec qui ? Est-ce que le sexe lesbien est considérer par la société comme "le faire" ? Qu'est ce qu'un couple ? ect.)
Il faut noter à ce titre que de plus en plus, le terme asexuel-le (ou aroace) est utilisé pour signifier que l'on ne cherche pas de partenaire sexuel, ni a être en couple (ou dans des termes atypiques) dans des lieux de socialité où c'est un acquis que si. Il informe donc sur une position sociale particulière, et sur quel rapport à l'autre est envisageable ou non (je l'utilise personnellement en ce sens).
Quand l'identité asexuelle se cumule avec une autre (gay, bi/pan, lesbienne, hétéro, ect.), cela signifie généralement que le couple peut nous intéresser, mais que le sexe ne sera pas un acquis (ou inversement pour aro gay, aro lesbienne, bi aro ect.). On fait souvent le procès aux aces se présentant ainsi que ça concerne leurs vie privé et leurs pratiques sexuelles (quand il ne devient pas prétexte à des blagues ou propositions graveleuses), il faut également voir qu'on pourra leurs reprocher de "ne pas avoir prévenu l'autre plus tôt". Ce sont des injonctions contradictoires, il n'y a jamais de bons moments pour ce genre de choses.
Enfin la figure de l'asexuel-le hétéro (ou plutôt en couple hétéro) est brandie pour appuyer l'idée que l'asexualité ou l'aromantisme ne serait pas si structurants que ça, ou en tout cas que cet "hetero-passing" les protégerait totalement de l'hétéro-sexisme. C'est un débat brulant que je trouve souvent stérile. En effet, je ressens une pression déplacée à vouloir prouver (ou ridiculiser) l'appartenance des aro/aces à une "communauté LGBTIA" fantasmée dans son unité dans ""l'oppression" (quelque soit ce que l'on entend par "oppression"), plutôt que de réfléchir honnêtement aux représentations et aux besoins réels des un-e-s et des autres. J'exposerais donc enfin quelques exemples qui démontrent que même en couple hétéro, les aro/aces ne sont pas perçu-e-s et traités comme de "vrai-e-s" hétéro, montrant donc la nécessité de reconnaitre la vulnérabilité et les besoins spécifique une catégorie "ternaire" dans la bicatégorisation hétéro/homo liée au "couple hétéro vs couple gay/lesbien".
Dans la vidéo humouristique de Broute Etre asexuel et en couple (hétéro), la mise en scène présente le fait qu'un l'homme (cis) asexuel soit agressé sexuellement par sa copine comme une situation cocasse due à son asexualité. Une mise en scène similaire n'aurait pas était envisageable si le personnage avait été hétéro: si ce personnage est perçu et traité différemment, c'est bien parce que c'est son identité asexuelle qui est en jeu. De manière générale, la frustration supposée du ou de la partenaire (et donc le fait qu'iel agresse sexuellement) sera bien mieux comprise que l'asexualité de la personne ace, jusque devant la justice qui prévoit un devoir conjugal, complexifiant les rapport de genre dans le couple quand c'est l'homme qui est ace, mais surexposant surtout les femmes aro/aces aux violences conjugales. Dans un second temps, la figure de la femme frigide fait partie de la culture du viol qui pèse sur toutes les femmes, toutes n'y sont pas assignées au point que cela sorte de la sphère privée (et devienne l'affaire de sexologues ou de médecins). On ne peut pas politiser des pratiques médicales dégradantes comme des prises de sang, de médicaments, l'obligation de parler de sa vie sexuelle à des pro de santés si on voit les aro/aces en couple hétéro comme des hétéro "comme les autres". Ce risque est très vite intériorisé et la peur de passer pour "casser", l'expérience de se sentir absolument indésirable car on sait que l'on ne voudra/pourra pas à coucher est également une constante. Elle entraine une culpabilité tenace face à la souffrance supposée de l'autre, créant déjà une asymétrie dans la relation. Tout ces éléments se traduisent concrètement dans la prévalence au suicide des personnes asexuelles: 62% d'entres elles ont déjà eu des pensées suicidaire, 15% ont déjà tenté de se suicider selon le Asexual community survey summary report. La surexposition au violence sexuelle, à la psychiatrisation mais également les liens entre asexualité/aromantisme est le fait de subir une oppression qui désexualise dont parle Vaid-Menon peuvent expliquer cette prévalence.
Lire à ce sujet: Détester l'asexualité masculine: un registre féminin de défense de l'hétérosexualité
L'asexualité est donc une orientation redéfinissant cette même catégorie: elle peut être gay/lesbienne ou hétéro mais également une troisième "voie", entrainant des problématiques et une conscience de soi difficile à caser selon cette grille de lecture binaire (à l'instar de la bisexualité). La démarche de la séparer absolument de pratiques comme l'absence de sexualité, le célibat ou les structures relationnelles atypiques en la rattachant avant tout au désir, au ressenti vu comme essentiel est assez récente. Elle vient de l'AVEN et de tumblr, et est dépolitisante car elle tend à faire accepter l'asexualité et l'aromantisme sans remettre en question la place de la pathologisation du refus de sexe, du mépris pour l'asexualité dans l'idéologie hétéro-patriarcale et la culture du viol. Elle ne permet pas non plus de comprendre la notion d'asexualité imposée comme un outil de domination (raciale, validiste, transphobe, intersexophobe etc.)
Pour conclure
Ce que l'on appelle "micro-identités aro/aces" n'est pas un bloc uniforme, mais un mouvement charriant un ensemble de concepts et de discours parfois contradictoires, créés pour l'auto-support. Ainsi, il est simpliste et paresseux de dire qu'elles sont de manière univoque libérales, dépolitisées ou juste ridicules. On peut resituer leur émergence dans un contexte plus large où le militantisme de l'AVEN gagnait en visibilité, et on y retrouve des biais similaires (absence de problématisation concernant le sexisme, ou de revendications plus poussées que juste de la visibilité par exemple; qui elles, sont une forme de dépolitisation de l'asexualité et de l'aromantisme). J'ai l'impression que l'on est surtout face à une incompréhension générationnelle, ou à la rencontre impossible entre deux cultures militantes qui gagneraient à être plus réflexives sur la façon dont sont produits les savoirs.
Aujourd'hui, la perception sociale de l'absence de désir sexuel, d'attrait pour le couple et de l'absence de sexualité sont extrêmement proches, à la fois dans les discours, mais peuvent également être poreuses dans certains parcours individuels. Etre désexualisé-e, assigné-e à une identité asexuelle et aromantique est un déclassement dans une société hétéro-patriarcale et est a ce titre structurant dans les parcours personnels (marqués par la culpabilisation, les violences conjugales, sexuelles jusqu'à la psychiatrisation), et crée donc les conditions d'émergences de subjectivités asexuelles et aromantiques.