Terfisme et misandrie

Je suis tombé·e sur un article hier, sur la question du militantisme anti-trans féministe.

J'aimerais revenir sur le fait que c'est la "misandrie" qui pose problème. Bien sûr, il faudrait considérer plus largement, non pas la façon dont la "misandrie" pose problème mais plutôt la façon dont l'essentialisme de genre pousse des femmes à penser que les hommes sont dangereux et les femmes dociles, mais je laisse cette question de côté, pour la traiter en dernier.

Misandrie

Déjà il faudrait pouvoir définir ce qu'est la misandrie. Est-ce une "haine des hommes" ? On pourrait répondre que, de la même façon que le "racisme antiraciste" de Fanon, la misandrie peut être une porte vers la politisation féministe. La misandrie est donc une forme de pratique qui peut amener vers le militantisme, une réponse à la misogynie, une autodéfense. Bien sûr, elle peut s'accompagner d'essentialisme, mais encore une fois, cet essentialisme, produit du patriarcat et de la "différence sexuelle", ne s'y réduit pas.

Alors pourquoi le TERFisme n'est-il pas une forme de misandrie ? Parce que la réponse essentialiste TERF ne produit pas une "haine des hommes", mais une haine des hommes qui ne s'intègrent pas à l'hégémonie masculine. Elles détestent les hommes féminins, les hommes gays, les hommes qui se travestissent, les hommes qui font du drag et par corolaire, les femmes trans qui sont supposées être des hommes.

Si la réponse apportée par les féministes qui s'approprient la question trans est nulle, pas efficace face au TERFisme, c'est parce qu'elles n'attaquent pas le nœud du problème : la psychiatrisation de la différence sexuelle.

Psychiatrisation de la différence sexuelle

De la même façon que l’Église a installé un rapport de coercition sociale pour servir la procréation, la médecine s'est insérée dans le mécanisme étatique pour corriger les pratiques qui empêchaient la reproduction de la population nationale quand la religion s'est sécularisée. Dès lors, l'homosexualité qui était pénalisée historiquement par le clergé, devient pénalisée par l’État et la médecine. Et si celle-ci n'a pas les moyens d'excommunier, elle veut corriger. C'est là que la psychiatrie entre en jeu. La psychiatrie est un des dispositifs de coercition sociale qui servent l’État, tout comme la prison et la police.

Comment donc traiter les hommes qui ne font qu'une partie du travail qui leur est alloué ? Si le prolétaire connait différents traitements aliénants, l'homme homosexuel, tout autant que l'homme racialisé, sont corrigés dans leur capacité à reproduire la force de travail (on pourrait développer la question raciale hétérosexuelle comme si elle n'était qu'un type d'homosexualité puisqu'elle ne produit pas de sujet blanc).

Comment corriger ce sujet qui ne produit pas l'attendu ? La violence sociale la plus directe, c'est l'homophobie bien entendu. Quand l’État entend laisser l'homosocialité s'exprimer en privé, il ne doit pas laisser celle-ci s'étendre dans l'espace public, puisqu'alors c'est la société qui autorise et encourage l'expression d'une sexualité non reproductive.

Mais il y a une violence institutionnelle qui elle s'encadre entre les murs du cabinet du psychiatre et des murs de l'institution hospitalière. D'ailleurs c'est peut-être moins, comme le dit Julia Serano, l'expression de la sexualité au sens direct qui gêne, que la façon dont est représentée l'homosexualité masculine (ou la bisexualité, qui pour le coup y ressemble), c'est-à-dire l'expression d'une certaine féminité là où il est attendu que les hommes soient virils pour concourir à l'entrée dans l'hégémonie masculine.

C'est là que le mécanisme de coercition s'inscrit, dans le reflux de la "féminité" masculine, dans son traitement médicamenteux, l'électrochoc et la correction psychosociale. Quand l'antipsychiatrie fait du psychiatre un policier, elle ne se trompe pas dans les termes.

L'expression plus directe de féminité, qui est traquée chez l'homme, se prolonge dans la sphère non-institutionnelle, par l'homophobie, la transphobie et le cissexisme.

Et si l'homosexualité semble davantage acceptée, le trouble de la frontière h/F  est toujours pénalisé socialement et psychiatriquement. C'est là que le TERFisme intervient.

Ce qui manque dans l'analyse de ce qu'est le mouvement TERF, c'est la façon dont la question raciale s'y inscrit. Cependant, je pense qu'on peut dire qu'elles visent n'importe quelle femme trans, mais que la victimisation des hommes trans se limite à ceux qui sont blancs. Ceux-ci sont considérés comme des traitres par certains groupes et sont punis par les TERFs pour refuser de participer à la reproduction de la suprématie blanche. Et leur punition se traduit par la volonté de développer une frontière étanche pour les personnes transmasculines, avec la participation enthousiaste des psychiatres. On pourrait également parler de l'engouement pour l'antisémitisme de certain·es militant·es anti-trans quand à leur adhésion pour les théories du complot "transactiviste" (abordé dans l'autre billet venant du blog que j'ai cité avant, ou alors dans la traduction de l'article "Comment l'extrême-droite transforme les féministes en fascistes").

TERFisme et hégémonie féminine

Est-ce que le TERFisme est une expression de "crise de la féminité" ? On pourrait se poser la question. Quand les TERFs demandent à ce qu'on les consulte sur qui a le droit d'accéder au statut de sujet femme (donc sur la place accordée à celles qui ont le droit de s'exprimer), il y a bien une inquiétude, exprimée précocement dans les mouvements féministes, que ce soit chez les femmes WASP qui participent au lynchage des hommes noirs, chez les suffragettes qui ne s'occupent de pousser la question du vote que pour les femmes blanches, chez les féministes de la 2ème vague qui se frottent à la question de leur racisme. Si certaines sont confrontées régulièrement à cette altérité qui les oblige à remettre en cause leur hégémonie, il n'est pas rare que ce soit à la carte. Le féminisme "universel", bien installé en France, est l'expression de cette position hégémonique des femmes blanches/de classe moyenne, qui parlent de sororité, font violence aux femmes prolétaires et/ou queer.

Le TERFisme fait partie de ces féminismes qui tentent de garder leur hégémonie. Et si la majorité des mouvements féministes ne sont pas TERFs, l'essentialisation et la frontière h/F y sont bien installées. Que ce soit dans la question du féminisme lesbien, où le lesbianisme serait l'expression unique du féminisme, parce que les hommes sont violents et où la bisexualité est une traitrise à la cause, une "apolitisation" féministe, alors même que les femmes bisexuelles peuvent s'inscrire dans cette transformation individuelle. L'hétérosexualité n'est plus considérée que comme une position politique, tandis que les masculinités queer sont toutes considérées comme "toxiques", parce que "reproduisant" le couple hétérosexuel. Si c'est d'abord la misogynie qui permet de mettre sous le tapis les violences sexistes, c'est également la question de la sexualité qui cache la question du genre. La sexualité s'y inscrit totalement, et pour mettre en avant les questions trans, il est nécessaire d'arrêter de mettre en avant la question de qui couche avec qui, alors que les questions de pouvoir sont intrinsèques au concept de genre.

Par exemple, les expressions et les identités de genre GNC ou trans ont plus d'impact que la sexualité. Celles-ci sont poussées à la marginalité dans le système genré. Celui-ci doit se limiter à des femmes féminines et des hommes masculins, voire virils mais pas trop. Pour peu qu'une femme soit masculine, elle est rapidement écartée des autres femmes, qu'importe sa sexualité. Mais si elle exprime une sexualité non-hétérosexuelle, elle peut également être considérée comme trop masculine. Elle sera d'emblée considérée comme dangereuse pour les autres femmes, et sa place dans la construction des "espaces féminins" sera remise en question. Quand les TERFs disent faire le tri visuellement, donc être capables de savoir qui est un homme qui se fait passer pour une femme, ce sont ces femmes, qu'elles soient trans, intersexes, non hétérosexuelles ou avec une expression de genre GNC. De la même façon, les hommes féminins sont corrigés par les hommes qui sont conformes aux attendus du genre. Ils sont harcelés, agressés sexuellement, afin de corriger leurs "travers".

Peut-être que cette hégémonie féminine et cette hégémonie masculine, fruits du patriarcat et de la volonté de sceller la frontière h/F, sont dédiées à défendre cette frontière, comme une police du genre. Mais ce ne sont pas seulement les personnes qui arrivent à y entrer, mais toute personne qui y tend, qui reproduisent des comportements policiers. C'est pourquoi certaines personnes non hétérosexuelles contribuent au cissexisme, et à ce que Julia Serano appelle le sexisme oppositionnel, c'est-à-dire tout comportement qui vise les marges de la norme patriarcale.

Le TERFisme comme produit patriarcal

Pour conclure ce petit billet d'opinion, où j'espère avoir réussi à développer certaines réflexions, j'aimerais donc rappeler que le TERFisme n'est pas le produit de la "misandrie". D'ailleurs, c'est même le contraire.

‘Gender critical feminist’ Posie Parker wants men with guns to start using women’s toilets
Posie Parker, a so-called ‘gender critical feminist’, has suggested armed men use women’s public bathrooms to ‘protect’ them.

Quand, en 2021, Posie Parker (de son vrai nom Kellie-Jay Keen-Minshull), appelle des hommes à faire la police des toilettes, est-elle en train de détester "les hommes" ? Ou vise-t-elle spécifiquement des personnes marginalisées ?

Quand les TERFs font la liste des femmes trans prisonnières pour refuser leur place dans des prisons pour femmes (comme on le fait en France d'ailleurs), est-ce par détestation des hommes ? Non, elles visent des personnes marginalisées et qui subissent doublement la marginalisation en prison.

Quand les TERFs visent toute personne qui a l'air trop masculine et qui participe à des compétitions de femmes, le font-elles par détestation des hommes ? Toujours pas, elles le font parce que peu de femmes trans réussissent à participer à des compétitions, parce qu'elles sont marginalisées et qu'il est normal, selon elles, qu'elles le restent.

Ces inquiétudes sont également vraies chez les personnes qui ne militent pas contre les personnes trans, elles s'inscrivent dans le cissexisme.

Je pense que beaucoup de personnes transféminines peuvent exprimer leur expérience de la misandrie, non seulement dans leur processus politique, mais aussi dans leur transition. J'ai haï non pas les hommes, mais le fait d'être un homme, non pas parce que c'était laid, non pas parce qu'ils sont violents, mais parce qu'il m'était demandé de participer à l'hégémonie masculine alors que je n'étais pas un homme. En tant que féministe et personne genderqueer, je ne ressens aucune haine des hommes, je ressens une haine profonde vis-à-vis du système patriarcal.

Ça me permet de revenir sur une position que j'ai pu adopter quand j'ai commencé à constater des problèmes vis-à-vis des positions politiques essentialisantes dans la communauté LGBTI+. J'ai cru à un moment, également, que le problème venait de la misandrie. Mais il n'a jamais été que l'essentialisation des groupes marginalisés socialement. Et puisqu'on nous pousse à la compétition pour accéder au statut de flics du genre, à tout moment, n'importe quelle personne peut vous obliger à être ou assez femme, ou assez homme, qu'importe sa sexualité ou son identité de genre. Le problème n'est pas "les hommes", le problème c'est le patriarcat, la façon dont il configure les groupes de sexe, la façon dont ceux-ci sont traversés par la race, le handicap et les positions économiques.