Whipping Girl - Avant et après : Classe et transformations du corps

Source : (trouvable sur les internets mondiaux)

Autrice : Julia Serano

Traducteurice : Maddykitty

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Whipping Girl, par Julia Serano

Le passage suivant est extrait du livre de Julia Serano, Whipping Girl, aux éditions Seal Press : “Chapter 3 - Before and After: Class and Body Transformations”.

Whipping Girl
“A foundational text for anyone hoping to understand transgender politics and culture in the U.S. today.” —NPRNamed as one of 100 Best Non-...

Les vies transsexuelles sont remplies d'obstacles : isolement pendant l'enfance, déni, dépression, coming out, gérer notre différence de genre dans un monde peu accueillant. Nous devons naviguer dans les limbes juridiques qui entourent le sexe qui figure sur nos permis de conduire et nos passeports, les toilettes que l'on peut utiliser en toute sécurité et les personnes que nous sommes autorisé·es à épouser. Nombre d'entre nous font face à de la discrimination à l'embauche, au harcèlement policier, et à une constante menace de violence. Et pourtant les médias s'y intéressent très peu. À la place, les émissions télé et les documentaires sur les personnes transsexuelles se concentrent surtout sur un aspect particulier de nos vies : nos transitions physiques.

Ces programmes semblent toujours suivre le même format, qui inclut des discussions rigoureuses sur l'ensemble des procédures médicales à disposition (hormones, opérations chirurgicales, électrolyse, etc.) et de nombreuses photos avant/après. Avant ma transition, je les trouvais prévisibles et stéréotypés, mais ils étaient aussi utiles d'une certaine manière. Puisque j'ai souvent pensé à changer de sexe, ils m'ont donné une certaine idée de ce à quoi je pouvais m'attendre si je voulais poursuivre sur cette voie. Mais bien sûr, j'étais une anomalie démographique. Il est clair que ces émissions sont faites par et pour les personnes qui ne s'identifiaient pas aux personnes trans présentes dans ces programmes et qui n'envisageaient pas elles-même de changer de sexe. À l'époque, je ne me suis jamais vraiment questionnée sur la raison qui poussait une audience non-trans à s'intéresser de si près aux processus de transition et aux procédures médicales en lien avec la transsexualité.

Après cinq ans de vie en tant que personne transsexuelle, je me suis rendu compte que ces documentaires et ces programmes télé révélaient une obsession sous-jacente plus profonde de la part de nombreuses personnes cissexuelles, qui va bien plus loin qu'une simple curiosité naturelle. Elles s'attardent surtout sur les aspects physiques du processus de transition lorsqu'on pense la transsexualité. Comme la plupart des personnes transsexuelles, j'ai mon lot d'anecdotes qui soulignent cette tendance :

  • Pendant une séance de questions/réponses lors d'un événement littéraire, après avoir lu un article sur le meurtre de Gwen Araujo, une femme trans, une personne présente m'a demandé si j'avais recours à l'épilation par électrolyse.
  • Après un atelier à destination de lycéens sur les normes de genre binaires et la façon dont nous projetons sur les autres nos conceptions du genre, une jeune femme m'a posé plusieurs questions pour savoir si oui ou non j'avais subi une “opération de changement de sexe”.
  • Après la création de switchhitter.net, un site internet dédié à mon coming out trans, j'ai reçu un mail agressif venant d'un inconnu qui se plaignait qu'aucune photo avant/après n'était présente sur le site, comme si la section questions/réponses de 3700 mots et la mini-autobiographie de 4500 mots qui décrivait mes expériences en tant que trans ne suffisait pas à cette personne. Il avait besoin de voir ces changements directement.

Bien entendu, celles-ci ne se limitait pas à des réflexions d'inconnu·es. Quand des ami·es, des collègues ou des connaissances ont découvert que j'étais trans, il n'était pas rare qu'iels me demandent des photos de moi “avant”, comme si j'avais toujours une photo de moi en garçon, au cas où. Je leur répondais souvent qu'avant ma transition je ressemblais exactement à ce à quoi je ressemble maintenant, sauf que j'étais un garçon. Ça ne les satisfaisait pas vraiment.
Ce qui me frappe le plus sur ce désir de voir des photos avant/après, ou d'entendre tous les détails sordides des procédures de réassignation sexuelle, c'est l'audace dont font preuve les gens. Après tout, ces gens doivent savoir que je me sentais mal en tant qu'homme, que c'est une partie épouvantable et souvent difficile de ma vie. Pourquoi ont-ils tant besoin de voir des photos de moi datant de cette période ? Pour moi, c'est aussi inconsidéré que si j'avais annoncé souffrir d'une dépression quelques années avant et qu'on me répondait : “Oh, as-tu des photos de cette période ?” Vraiment, y a-t-il moins respectueux et inapproprié que de demander à quelqu'un (en public, rien que ça !) si iel a subi une procédure médicale sur ses organes génitaux ? Qu'est-ce qui peut bien pousser ces personnes, par ailleurs bien intentionnées, à vouloir connaître les aspects physiques de ma transition au point de faire fi de la politesse et de la discrétion ?

Je n'en étais pas tout à fait sûre moi-même jusqu'à il y a environ deux ans, au plus fort de l'engouement pour la télé-réalité thématique sur la chirurgie plastique, lorsque des émissions comme Extreme Makeover, The Swan et I Want a Famous Face ont envahi les ondes. Ces spectacles semblaient répondre à un désir très similaire du public : assister à un processus de transformation physique spectaculaire accompagné de photos avant/après du sujet. C'est également à la même époque que les chirurgies de type gastroplastie ont reçu une grande attention de la part des médias, et de nombreuses émissions ont été consacrées au suivi de personnes qu'on qualifiait d' “obésité morbide” pendant leur opération et leur rétablissement. Elles se terminaient bien sûr par l'indispensable avant/après pour montrer combien de poids les sujets avaient perdu. Sur Discovery Health Channel, il y a même une série qui s'appelle Plastic Surgery : Before & After, qui combine souvent des chirurgies esthétiques à une gastroplastie dans le même épisode.

Ce qui m'a vraiment impressionné dans ces émissions, c'était la similarité de leur format avec de nombreux documentaires sur les personnes transsexuelles que j'avais vus. Ils mettent en scène :

  • Des sujets qui se sentent mal dans leur corps d'une manière ou d'une autre.
  • Des médecins sympathiques et compétents qui détaillent les procédures à venir.
  • Des prises de vue à l’hôpital le jour de l'opération et immédiatement après l'opération.
  • Et une scène finale après rétablissement où les sujets disent à quel point ils sont heureux du résultat, suivi d'une photo avant/après pour montrer la remarquable transformation dans son intégralité.
Présentation d'un avant/après pour l'émission Extreme Makeover

Ces émissions sont parfois accompagnées d'une musique plutôt inquiétante qui, associée au ton dramatique du narrateur, fait comprendre au spectateur qu'il assiste à quelque chose qui est à la fois tabou et merveilleux. La seule différence notable entre nombre de documentaires transsexuels et ces spectacles télé, c'est que les premiers nécessitent un peu plus d'information et d'explication sur les raisons pour lesquelles le sujet veut changer de sexe (ce qui supposerait que le désir de devenir plus mince ou plus attirant n'a pas besoin d'être expliqué).

Pourquoi donc les chirurgies plastiques, gastriques et les procédures de réassignation sexuelle reçoivent-elle un tel traitement dans ces programmes ? Ça ne concerne pas uniquement leur aspect technique. Après tout, il y a de nombreuses émissions qui montrent des techniques médicales et chirurgicales variées, mais elles sont bien plus sérieuses et bien moins sensationnalistes. On ne peut pas non plus dire que c'est la rareté de ces procédures qui conduit à la fascination du public pour celles-ci. Si la réassignation sexuelle est très rare, 9,2 millions d'interventions de chirurgie plastique esthétique et environ 140 000 pontages gastriques ont été réalisés en 2004.[1] Ce n'est pas non plus parce que ces émissions montrent des transformations de toutes sortes. Après tout, on voit de temps en temps des émissions sur les coulisses des maquilleurs et costumiers d'Hollywood, qui peuvent changer radicalement l'apparence d'un·e acteurice, mais on ne leur donne jamais l'aspect sensationnaliste que reçoivent ces autres types de transformation. Il existe également de nombreux programmes sans transformation chirurgicale (par exemple, Queer Eye for the Straight Guy et What Not to Wear), mais elles sont généralement plus décontractées et instructives et séduisent l'audience pour leur côté “tu peux faire ça chez toi”. Les émissions sur la chirurgie plastique et la réassignation sexuelle ont au contraire un côté plus froid et voyeuriste. Et si une femme qui change de couleur et de style de cheveux, ou un homme qui se rase la barbe, subissent une transformation importante, qui les fait souvent ressembler à une personne complètement différente, le public n'est pas encouragé à s'extasier devant leurs photos avant et après. C'est le cas avec les sujets de la chirurgie plastique et des programmes de changement de sexe.

Je dirais que la raison majeure pour laquelle les chirurgies plastiques, gastriques et la réassignation sexuelle ont des traitements similaires, c'est que leurs sujets traversent une barrière de classe : de peu attrayant à beau, de gros à maigre, et dans le cas des personnes transsexuelles, d'homme à femme ou de femme à homme.

Bien sûr, la question de l'attirance en tant que problème de classe imprègne une grande partie de ce que nous voyons à la télévision. Elle détermine qui peut être le protagoniste ou l'intérêt amoureux et qui finit par être le voisin ringard ou la relève comique. Et si les publicités télévisées peuvent nous encourager à acheter de nombreux produits de beauté qui sont censés nous rendre particulièrement attirant·es, ou des programmes de régime ou d'exercice physique supposés aider pour perdre nos 10, nos 20, voire nos 40 kilos en trop, il est communément accepté que nous avons certaines limites physiques qu'il ne faut pas dépasser. Ces limites déterminent généralement notre statut social attractif. En fait, les efforts considérables que beaucoup d'entre nous déploient pour obtenir des améliorations relativement modestes de notre apparence que l'on peut obtenir en faisant de l'exercice, en suivant un régime et en achetant des produits de beauté témoignent de la façon dont nous sommes jugé·es (et dont nous jugeons les autres) en fonction des normes conventionnelles de beauté et de taille.

Ainsi, lorsque quelqu'un franchit ces limites supposément infranchissables, iel change radicalement de classe sociale, passant de peu attirant à magnifique, ou de l' “obésité morbide” à mince, nos conceptions de la beauté et de l'attirance peuvent changer radicalement.

En tant que transsexuelle, je me retrouve tout le temps confrontée à ce phénomène, mais seulement avec le genre. Qu'on le réalise ou non, nous accordons une valeur, un traitement et une relation très différente aux femmes et aux hommes, même si ce n'est pas nécessairement fait de manière consciente ou malveillante. Au contraire, de la même façon que nos comportements face à la beauté et à l'attirance, ces préjugés nous sont pratiquement invisibles, car ils sont la trame de notre société. Ainsi, lorsque je dis à quelqu'un que j'étais un homme, iel est souvent d'abord abasourdi·e, comme s'il lui était difficile d'accepter qu'une personne qui semble si féminine ait pu être quelque chose qui lui semble totalement différent. Le fait qu'un seul individu puisse être à la fois femme et homme, laid ou beau, à différents moments de sa vie, remet en question les croyances que ces classes s'excluent mutuellement et sont naturellement distinctes l'une de l'autre.

Le fait de se retrouver face à une personne qui a franchi les barrières du genre ou de l'attirance peut nous aider à prendre conscience de la mesure dans laquelle nos propres préjugés, suppositions et stéréotypes créent ces classes dans un premier temps. Mais plutôt que de remettre en question nos propres jugements de valeur, ou de remarquer la façon dont nous traitons les gens selon leur taille, leur beauté ou leur genre, la plupart d'entre nous réagissent à ces situations de manière à renforcer ces frontières : nous nous concentrons sur la supposée “artificialité” de la transformation que le sujet a subie. Jouer sur les aspects “artificiels” du processus de transformation nous donne l'impression que les barrières de classe sont elles-mêmes naturelles, telles qu'on ne pourrait pas les dépasser sans l'aide de la médecine moderne. Bien sûr, il est vrai que les chirurgies plastiques et la réassignation sexuelle sont “artificielles”. Il en va de même pour les vélos d'appartement sur lesquels nous nous entrainons, les crèmes hydratantes ou antirides que nous appliquons sur nos visages, les teintures que nous utilisons pour nos cheveux, les vêtements que nous achetons pour compléter nos silhouettes. Mais les émissions de télé, les films, les magasins, les panneaux d'affichage publicitaire qui nous bombardent des images idéales sur le genre, la taille, la beauté le sont tout autant, et ils établissent les normes auxquelles nous tentons de nous conformer. Les systèmes de classe qui fondent l'attirance et le genre sont particulièrement “artificiels”. Et pourtant, seules les pratiques qui subvertissent ces classes (plutôt que de les réaffirmer) sont caractérisées de cette façon.

Les émissions qui mettent en scène des chirurgies plastiques, gastriques et des réassignations sexuelles sont conçues (consciemment ou non) de façon à exagérer la nature supposément “artificielle” de ces procédures. Ils donnent ainsi aux spectateurices la possibilité d'apprécier le spectacle de ces transformations dramatiques sans jamais chercher à questionner l'authenticité des frontières de classe qui sont en train d'être franchies. Plus le changement sera spectaculaire et plus le processus semblera inévitablement “artificiel”. C'est pourquoi les émissions sur les chirurgies plastiques montrent rarement des personnes qui sont d'emblée considérées comme attirantes, même si ces personnes représentent une partie importante du public qui a recours à de telles chirurgies. Elles ne suivent pas non plus des sujets qui souhaitent simplement se faire refaire le nez ou le ventre. Au contraire, ces programmes présentent presque toujours des personnes dont l'attirance est commune ou inférieure à la moyenne. Celles-ci subissent plusieurs interventions à la fois, et créent ainsi le changement physique le plus spectaculaire et le plus étendu possible.

De façon similaire, les sujets des émissions sur les réassignations sexuelles montrent rarement des hommes très féminins ou des femmes très masculines, bien que de nombreuses personnes avant leur transition entrent dans ces catégories. Mais ces transitions ne sont pas seulement spectaculaires, elles donnent aussi l'impression que la réassignation sexuelle ne fait que renforcer l'identité de genre “naturelle” du sujet, par opposition à la modification artificielle de son sexe biologique.

C'est peut-être pour cette raison que le sujet le plus souvent représenté dans ces programmes est une femme transgenre qui commence par être un homme vraisemblablement masculin. Outre les raisons pour lesquelles les médias se concentrent sur les femmes trans plutôt que les hommes trans (ce dont j'ai discuté dans le chapitre 2), d'autres raisons supplémentaires, notamment physiques, expliquent ce phénomène. Les femmes trans ont souvent plus de difficulté à être perçues dans leur sexe identifié que les hommes trans, non seulement en raison des limites du processus de transition MtF pour inverser certains des effets d'une exposition prolongée à la testostérone, mais parce que, dans notre culture, les gens se fient principalement aux indices masculins (plutôt que féminins) pour déterminer le sexe d'autres individus.[2] Par conséquent, certaines femmes trans ont besoin d'aller plus loin dans leur transition physique si elles souhaitent être prises au sérieux dans leur sexe identifié. Les émissions télévisées sur le changement de sexe que j'ai vues suivaient non seulement des femmes trans pendant leurs séances d'épilation, leur traitement hormonal et une chirurgie génitale (qui sont plutôt communs), mais aussi des procédures moins courantes, comme des augmentations mammaires, des opérations de réduction de la pomme d'Adam, ainsi que des séances de rééducation vocale pour réajuster leur voix grave. Elles montraient même parfois des femmes suivies par des coachs en comportement et des consultants en mode, même si l'on peut affirmer que l'écrasante majorité des femmes trans ne s'engagent jamais dans de telles démarches.

Le fait que ces programmes se concentrent sur les personnes trans qui subissent de nombreuses procédures médicales, ou qui prennent des leçons pour les aider à “passer” pour leur sexe identifié, tend à rendre invisibles les nombreuses personnes trans qui “passent” assez facilement après un traitement hormonal de substitution seul, ou qui choisissent de ne pas subir toutes les procédures communément associées à la transsexualité. De cette façon, non seulement ces transitions montrent des changements spectaculaires, ce qui renforce l'idée que le changement de sexe est “artificiel”, mais cela favorise également les préjugés du public selon lesquels les personnes trans ne font qu'imiter l'autre sexe plutôt que d'exprimer leur identité de genre naturelle ou leur sexe inconscient.

Et il n'y a rien qui aide davantage le public à confirmer ses propres préjugés sur le genre et l'attirance que les photos avant/après. Ces photos sont conçues pour accentuer les stéréotypes. Dans les émissions consacrées aux chirurgies plastiques et gastriques, le sujet porte presque toujours des vêtements usés et a la mine renfrognée sur la photo d' “avant”, et est bien habillé et souriant sur la photo d' “après”, ce qui renforce l'impression que la personne est devenue plus séduisante. Dans les documentaires sur les personnes transsexuelles, les photos “avant” de femmes trans les présentent toujours de la façon la plus masculine possible : elles sont représentées en jeunes garçons qui font du sport, ou en jeunes hommes avec une pilosité faciale et qui portent un costume de mariage ou un uniforme militaire. De la même façon, les photos “avant” des hommes trans incluent souvent des photos où, enfants, ils portent des robes d'anniversaire, ou des photos des albums de lycée qui les montrent avec des cheveux longs. Le choix de telles photos particulièrement stéréotypiques à la place d'autres photos potentielles (par exemple, des photos où le sujet a une apparence plus neutre ou variante) sert à affirmer la “naturalité” de l'assignation sexuelle des personnes trans, et de fait exagérer “l'artificialité” de leur sexe identifié.

En réalité, ces photos ne montrent pas toujours des différences de genre aussi nettes. Un jour, une amie qui m'a toujours connu en tant que femme est venu dans notre appartement et a vu des photos de moi et de ma femme Dani, pendant mon mariage, pour la première fois. Bien que je sois physiquement un homme et que je porte un costume sur ces photos (parce que nous nous sommes mariées avant ma transition physique), je ne semble pas tellement masculine. Au lieu de ça, je ressemble au garçon androgyne, petit et aux cheveux longs que j'étais. Mon amie semblait un peu déçu. Elle a marmonné :

C'est bizarre, parce que tu ressembles beaucoup aux photos, sauf que tu étais un mec.

De même, lorsque des amis de longue date m'ont vus pour la première fois après ma transition, leurs commentaires étaient assez semblables. Ils faisaient remarquer à quel point il était étrange que je leur semble être exactement la même personne, sauf que maintenant je suis une femme. C'est comme si notre obsession à placer les femmes et les hommes dans des catégories différentes de notre cerveau était si intense que nous avions du mal à imaginer qu'il soit possible pour une personne de changer de sexe sans devenir une personne complètement différente.

Aujourd'hui, lorsqu'on me pose des questions sur mon ancienne vie en tant qu'homme et sur les procédures médicales qui ont facilité ma transition en tant que femme, je réalise que ces personnes font un effort considérable pour préserver leurs propres préjugés sur le genre, au lieu de s'ouvrir à la possibilité que les femmes et les hommes ne représentent pas des catégories mutuellement exclusives. Quand on me demande des photos de moi avant, ou quel était mon ancien prénom (NdT : ou deadname), c'est parce qu'iels essaient de me visualiser en tant qu'homme afin d'ancrer mon existence au sexe qui m'a été assigné. Et quand iels mettent l'accent sur ma transition physique, c'est pour mieux imaginer que mon appartenance aux femmes est un pur produit de la médecine plutôt que quelque chose d'authentique, qui m'est propre.

Je sais que de nombreuses personnes de la communauté trans croient que ces émissions et documentaires sur la transsexualité ont un intérêt, et nous offrent un peu de visibilité et la chance rare d'être vues autrement que des blagues. Mais en réalité, ces émissions font davantage que nous réduire à nos transitions physiques et nos anatomies “altérées”. Pour le dire autrement, elles nous réduisent à l'état d'objets. Et si les personnes trans ont pris l'habitude d'autoriser les médias à faire usage de photos qui datent d'avant nos transitions chaque fois que nous apparaissons à la télé, cela ne fait que permettre aux spectateurices cissexuel·les de continuer à privilégier notre sexe assigné plutôt que notre identité de genre et notre sexe inconscient. Si nous voulons vraiment être pris·es au sérieux dans notre sexe identifié, nous devons non seulement refuser de céder à l'obsession des personnes cissexuelles de nous renvoyer à notre assignation de naissance, mais aussi les interpeller sur la façon dont elles objectivent constamment nos corps. Il faut les pousser à prendre au sérieux nos personnes et nos identités.


  1. American Society of Plastic Surgeons, “9.2 Million Cosmetic Plastic Surgery Procedures in 2004—Up 5% Growth Paces U.S. Economy Despite Reality TV Fad”, press release, 16 mars 2005 ; Nancy Hellmich, “Gastric Bypass Surgery Seeing Big Increase”, USA Today, 19 décembre 2005. ↩︎

  2. Suzanne J. Kessler et Wendy McKenna, Gender: An Ethnomethodological Approach (Chicago: University of Chicago Press, 1978), 142-153. ↩︎