Socialisme, anarchisme et Féminisme

Source: https://theanarchistlibrary.org/library/carol-ehrlich-socialism-anarchism-and-feminism

Autrice: Carol Ehrlich

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: janvier 1977

L'article de Carol Ehrlich, “Socialism, Anarchism, and Feminism”, a été d'abord publié sous le nom de Research Group One Report 26 par le groupe Research Group One.


« Vous êtes une femme sous le capitalisme. Vous êtes énervée par: votre travail, vos factures, votre mari ou ex-mari, l'école de vos enfants, le travail domestique, être jolie, ne pas être jolie, être regardée, ne pas être regardée (et de toute façon, pas écoutée), etc. Si vous pensez à toutes ces choses, à la façon dont elles s'assemblent, à ce qu'il faudrait changer et que vous cherchez des mots afin de relier ces pensées ensemble dans une forme condensée, vous êtes à deux doigts d'être ‘féministe socialiste.’ »

– Barbara Ehrenreich, “What is Socialist Feminism?”, Win Magazine, June 3, 1976, p.4.

Tout indique qu'un grand nombre de femmes proposent le féminisme socialiste comme la solution au problème persistent du sexisme. Le “Socialisme” (dans son étonnante variété) est très populaire en ce moment, parce qu'il a beaucoup à offrir: le souci des travailleur·euses, un corpus de théories révolutionnaires dans lequel les personnes peuvent se retrouver (qu'elles les aient lues ou pas), et des exemples vivants de sociétés industrialisées qui ne fonctionnent pas de la même manière que les États-Unis d'Amérique et ses satellites.

Pour de nombreuses féministes, le socialisme est attirant parce qu'il promet de mettre fin aux inégalités économiques des femmes prolétaires. En outre, pour les femmes qui pensent qu'une analyse féministe exclusive est trop restreinte pour comprendre l'ensemble des inégalités actuelles, le socialisme promet d'en élargir le cadre, tout en évitant un éloignement de perspectives radicales.

Les femmes, pour de bonnes raisons de fait, considèrent que le “féminisme socialiste” peut ou pas faire sens en tant que théorie politique. Les féministes socialistes semblent être à la fois pertinentes et radicales — du moins, la plupart ont de l'antipathie pour le réformisme et les pièges individualistes dans lesquels semblent trébucher de nombreuses femmes.
Pour nombre d'entre nous, non-romantiques, la nation amazone (NdT: Ehrlich utilise le terme de “Amazon Nation” pour décrire et regrouper les récits du féminisme culturel), avec ses armées de matriarches puissantes chevauchant au soleil, est irréelle, mais inoffensive. L'obsession actuelle pour la Grande Déesse et d'autres objets de culte, la sorcellerie, la magie et les phénomènes paranormaux, est plus préoccupante. En tant que féministe concernée par la transformation de la structure de la société, je trouve ça tout sauf anodin.

Point un: plus de 14 000 femmes sont allées à Boston en avril 1976, pour assister à une conférence sur la spiritualité féminine, traitant en grande partie des questions abordées plus haut. Cette énergie investie en chant, en échange des dernières idées païennes et à assister à des ateliers sur la danse du ventre et des rituels menstruels, n'aurait-elle pas pu être mieux investie dans un sens davantage féministe?

Point deux: D'après les reportages d'au moins une revue féministe, un groupe de sorcières a tenté de faire léviter Susan Saxe hors de prison. Si elles pensaient sérieusement libérer Saxe de cette façon, elles sont totalement déconnectées des réalités de la domination patriarcale. Si c'était dans le but de faire une blague potache, pourquoi personne n'a ri?

Le réformisme est un plus grand danger pour les intérêts des femmes que ces jeux paranormaux étranges. Je sais que “réformiste” est une épithète pouvant être utilisée de façon malhonnête ou peu utile — principalement pour démontrer sa pureté idéologique, ou pour dire que des travaux politiques de n'importe quel type n'en valent pas la peine, parce qu'ils peuvent être récupérés. En réponse, certaines féministes ont démontré qu'un bon type de réformes peut conduire à la construction d'un mouvement radical.[1]

De la même manière, certaines stratégies réformistes gaspillent l'énergie des femmes. Elles suscitent l'attente de grands changements, mais sont trompeuses ou aliénantes. Les élections politiques en sont le meilleur (ou le pire) exemple. Certain·es socialistes (trompé·es par la notion de gradualisme — NdT: qui s'oppose à la logique révolutionnaire) s'y laissent prendre. Les anarchistes le savent. Vous ne pouvez pas vous libérer par des moyens non-libérateurs; vous ne pouvez pas élire un nouvel ensemble de politiciens (qu'importe la sororité) pour diriger le même ensemble institutionnel corrompu — qui à leur tour vous dirigeront. Lorsque le groupe majoritaire de l'Organisation nationale des femmes (NOW) – la branche radicale de cette organisation – demande aux femmes de les suivre « hors du réformisme, dans la révolution » par des moyens qui incluent la politique électorale, elles finiront toutes par se noyer dans les méandres de celle-ci.

Les élections politiques sont des pièges évidents, ordinaires. Même des personnes non-radicales ont appris à les éviter. Il y a un autre problème, plus subtil, celui du capitalisme déguisé en pouvoir économique féministe. Considérons, par exemple, le Feminist Economic Network. Le nom peut sembler trompeur. Apparemment, c'était un réseau d'entreprises mis en place pour ronger le capitalisme de l'intérieur, en créant des structures économiques autosuffisantes pour les femmes. Cette idée est séduisante. Cependant, le premier projet majeur de la FEN a ouvert à Détroit, en avril 1976. Pour un abonnement annuel de 100$, des femmes privilégiées pouvaient nager dans une piscine privée, boire dans un bar privé, et obtenir des réductions dans un ensemble de boutiques. La FEN payait ses employées femmes 2,50$ de l'heure pour y travailler. Sa directrice, Laura Brown, annonçait cette initiative comme “le début de la révolution économique féministe.”[2]

Lorsque deux des mêmes vieux jeux – la politique électorale et le capitalisme branché – sont étiquetés “révolution”, c'est que le mot a été renversé. Il n'est pas surprenant qu'un socialisme teinté de féminisme semble être une source de raison révolutionnaire pour de nombreuses femmes qui ne veulent pas être des sorcières, des guerrières primitives, des sénatrices ou des petites bourgeoises, mais qui veulent mettre fin au sexisme tout en créant une société transformée. Le féminisme anarchiste pourrait fournir un cadre théorique significatif, mais trop de féministes n'en ont jamais entendu parler, ou bien le rejettent comme l'auxiliaire féminin d'hommes lanceurs de bombes.

Le féminisme socialiste fournit un ensemble de foyers politiques. D'un côté, il y a les quartiers crasseux et exigus des sectes de la vieille gauche comme le Parti communiste révolutionnaire (anciennement Union révolutionnaire), la Ligue d'Octobre et le Parti international des travailleurs. Très peu de femmes les trouvent habitables. D'un autre côté, un bon nombre de femmes s'installent dans des établissements tentaculaires et éclectiques construits par des groupes de gauche plus récents tels que le New American Movement, ou par divers « syndicats de femmes » autonomes.

Les nouvelles féministes socialistes ont mené une campagne plutôt efficace et énergique de recrutement, afin de trouver des femmes non-alignées. Au contraire, les groupes de la Vieille Gauche, inflexibles, ont largement rejeté l'idée que des lesbiennes, des séparatistes et tout un panel de féministes débraillées et inconvenantes puissent travailler avec les nobles héritiers de Marx, Trotsky (quoique les trotskystes sont imprévisibles), Staline et Mao. La plupart rejettent l'idée d'un mouvement de femmes autonome qui s'intéresse aux nombreux problèmes des femmes. Pour eux, il est plein de femmes “bourgeoises” (la plus accablante de toutes les épithètes marxistes !), déterminées à “faire leurs propres trucs” et ce mouvement “divise la classe ouvrière”. C'est une curieuse supposition que de penser que les travailleur·euses sont plus bêtes que les autres. Certains vouent une antipathie féroce aux lesbiennes: les groupes plus notoires sont la Ligue d'Octobre et le Parti communiste révolutionnaire, mais ils sont loin d'être les seuls. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, la ligne anti-lesbienne suit celle des pays communistes. La RCP, par exemple, a publié un communiqué au début des années 70 (avant que ce ne soit un parti politique, quand elle s'appelait encore l'Union Révolutionnaire) qui annonçait que les homosexuel·les étaient “coincé·es dans le bourbier de la décadence bourgeoise”, et que la libération homosexuelle était “contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne”. Les groupes de la Vieille Gauche sont mal à l'aise avec l'idée que les femmes puissent être opprimées en dehors du “prolétariat”. La classe ouvrière, bien sûr, est un concept merveilleusement flexible : dans les débats actuels à gauche, elle va des ouvriers manuels à l'ensemble des personnes vendant leur force de travail, ou qui dépend de quelqu'un qui le fait. Ça nous concerne presque toustes. (Du coup, si 90% d'entre nous forment l'avant-garde, pourquoi n'avons-nous pas déjà eu une révolution?)

Les nouvelles féministes socialistes ont essayé de conserver un noyau de pensée Marxiste-Léniniste, de façon inventive, moderne et de le greffer au féminisme radical contemporain. Les résultats sont parfois étranges. En juillet 1975, les femmes de la New American Movement, ainsi qu'un certain nombre de groupes autonomes ont tenu la première conférence nationale sur le féminisme socialiste. Sans trop de publicité, on s'est surpris à voir tant de femmes (plus de 1600, malgré les refus) vouloir passer le weekend du 4 juillet à Yellow Springs, État de l'Ohio.

A la lecture des discours donnés lors de la conférence, tout autant que dans les commentaires d'autres femmes présentes[3], les organisatrices n'avaient pas une idée claire de ce qu'elles entendaient par “féminisme socialiste”. Les principes d'unité ébauchés avant la conférence contenaient deux points qui ont toujours été associés au féminisme radical, mais qui constituaient une pensée typiquement opposée à une perspective socialiste. Le premier principe stipulait: « Nous reconnaissons le besoin et soutenons l'existence du mouvement autonome des femmes à travers le processus révolutionnaire ». Le second disait: « Nous reconnaissons que toutes les oppressions, qu'elles soient basées sur la race, la classe, le sexe, ou le lesbianisme, sont interconnectées et les luttes pour la libération doivent être simultanées et coopératives ». Le troisième principe notait simplement que « le féminisme socialiste est une stratégie révolutionnaire »; et le quatrième et dernier principe appelait à ouvrir des discussions “dans un esprit de lutte et d'unité”.

C'est un incroyable buffet de principes savoureux — un menu fait pour plaire à pratiquement tout le monde. Mais quand les féministes “socialistes” servent le mouvement des femmes indépendant comme plat principal, et quand elles annoncent que l'oppression de classe n'est qu'une oppression parmi d'autres, pas plus importante que les autres, alors (comme les critiques marxistes le diront) ce n'est plus du socialisme.
Cependant, les féministes socialistes ne suivent pas jusqu'au bout les engagements du féminisme radical. Si elles l'avaient fait, elles auraient accepté un autre principe: les structures non-hiérarchiques sont essentielles à la pratique féministe. Ce dernier point était bien trop compliqué à accepter pour n'importe quel·le socialiste. Le féminisme radical est bien plus compatible avec un type d'anarchisme qu'il ne l'est avec le mouvement socialiste. Ce type c'est l'anarchisme social (aussi connu comme anarchisme communiste), et non ses variantes individualistes ou anarcho-capitalistes.

Ce ne sera pas une nouveauté pour les féministes déjà familières avec les principes anarchistes — mais peu de féministes le sont. C'est compréhensible, l'anarchisme passant de mauvaise presse à pas de presse du tout. Si les féministes étaient familières avec l'anarchisme, elles arrêteraient d'envisager sérieusement le socialisme comme moyen de combattre l'oppression sexiste. Les féministes doivent se montrer sceptiques avec toute théorie sociale qui vient avec son lot de leaders et de suiveurs, qu'importe à quel point cette structure centralisée est supposée être “démocratique”. Les femmes de toutes classes, races et circonstances de vie ont été dominées pendant trop longtemps pour vouloir échanger un ensemble de maitres contre un autre. Nous savons qui a le pouvoir et (à quelques exceptions près) ce n'est pas nous.

Nombre d'anarchistes féministes contemporaines ont souligné les connexions entre l'anarchisme social et le féminisme radical. Lynne Farrow disait « le féminisme pratique ce que l'anarchisme prêche ». Peggy Kornegger estime que “les féministes ont été inconsciemment anarchistes en pratique et en théorie depuis des années”. Et Marian Leighton déclare que “Il n'y a qu'un pas à faire pour le féminisme radical avant de basculer consciemment dans l'anarcho-féminisme.”[4]

Nous construisons l'autonomie
Le processus d'une synthèse grandissante
Pour chaque créature vivante.
Nous diffusons
La spontanéité et la création
Nous apprenons les joies de l'égalité
Dans nos relations
Sans domination
Entre soeurs.
Nous détruisons la domination
Sous toutes ses formes.

Ce chant est apparu dans la revue féministe radicale It Aint Me Babe[5] dont l'entête comportait cette ligne “abolir toutes hiérarchies”. Ce n'était pas une revue anarchiste (ou anarchiste féministe), mais les connexions sont frappantes. Cela illustrait en grande partie ce qu'était la libération des femmes dans les premières années du mouvement de renaissance. Et c'est cet esprit qui sera perdu si l'hybride féministe socialiste prend racine ; si le culte de la déesse ou de la Lesbian Nation convainquent les femmes de mettre en place de nouvelles formes de domination-soumission.

Féminisme radical et anarchisme féministe

Toutes les féministes radicales et toutes les féministes anarchistes sociales sont concernées par des enjeux communs: l'autonomie corporelle; les alternatives à la famille nucléaire et à l'hétérosexualité; de nouvelles méthodes de garde d'enfants pour libérer les parents et les enfants; l'auto-détermination économique; la fin des stéréotypes de genre dans l'éducation, dans les médias et dans les lieux de travail; l'abolition des lois répressives; la fin de l'autorité, de la propriété, et du contrôle des hommes sur les femmes; fournir aux femmes les moyens de développer des compétences et des attitudes positives; et ce que les Situationnistes ont appelé “la réinvention de la vie quotidienne”.

Il y a, de fait, beaucoup d'enjeux sur lesquels les féministes radicales et féministes anarchistes sont d'accord. Mais les féministes anarchistes se préoccupent de quelque chose de plus. En tant qu'anarchistes, elles travaillent à mettre fin à toutes les relations de pouvoir, à toutes les situations dans lesquels les gens peuvent être en situation de domination par rapport aux autres. Contrairement aux féministes radicales non-anarchistes, elles ne croient pas que le pouvoir dans les mains des femmes peut mener à une société non coercitive. Et contrairement à la majorité des féministes socialistes, elles ne pensent pas que quelque chose de bon peut venir d'un mouvement de masse avec une élite dirigeante. Leur but n'est pas de “saisir” le pouvoir, comme les socialistes aiment à le préconiser, mais de l'abolir.

Contrairement à une croyance populaire, tous les anarchistes communistes sont socialistes. Ils veulent retirer la richesse des mains de quelques-uns pour la redistribuer à l'ensemble de la communauté. Ils croient que les gens doivent coopérer ensemble, comme une communauté, plutôt que de vivre en individus isolés. Pour les anarchistes, cependant, les questions centrales sont toujours le pouvoir et la hiérarchie sociale. Si un État — même un État représentant les travailleur·euses — perdure, il remettra en place des formes de domination et certain·es ne seront plus libres. Les individus ne sont pas libres parce qu'iels survivent, ou qu'iels vivent confortablement. Iels sont libres seulement quand iels ont le pouvoir sur leur propre vie. Les femmes, bien plus que la plupart des hommes, ont peu de pouvoir sur leur propre vie. Gagner cette autonomie, et insister pour que tout le monde puisse l'avoir, c'est l'enjeu majeur des féministes anarchistes.

Le pouvoir pour personne, et pour tout le monde: Pour chacun·e le pouvoir sur sa propre vie, et non sur les autres.

— Manifeste de Lilith, par la Women’s Majority Union of Seattle, 1969. Réimprimé dans Robin Morgan (ed.), Sisterhood is Powerful. N.Y.: Random House, 1970, p.529.

Sur la pratique

Voici pour la théorie. Et la pratique? Encore une fois, le féminisme radical et le féminisme anarchiste ont plus en commun qu'avec le féministe socialiste.[6] Les deux travaillent à construire des institutions alternatives, et prennent les politiques personnelles (NdT: le personnel est politique) au sérieux. Les féministes socialistes sont moins enclines à penser que ces points sont vitaux pour la pratique révolutionnaire.

Développer des formes d'organisation alternatives, c'est construire des cliniques d'auto-assistance, au lieu de se battre pour mettre le radicalisme à la tête d’hôpitaux; c'est publier des revues et des médias féministes, à la place de médias et de revues commerciales; vivre en collectivité, au lieu d'être isolées dans la famille nucléaire; des centres d'accueil pour victimes de viol; des coopératives alimentaires; des garderies contrôlées par les parents; des écoles gratuites; des coopératives d'imprimerie; des radios alternatives, etc.

Pourtant, il ne sert à rien de construire des institutions alternatives si leur structure mime un modèle capitaliste et hiérarchique avec lequel nous sommes si familières. Beaucoup de féministes radicales l'ont reconnu tôt: c'est pourquoi elles ont travaillé à réorganiser la façon dont les femmes voient le monde et elles-même (à travers le groupe de conscientisation), et pourquoi elles ont travaillé à réorganiser les formes de relation professionnelle et interpersonnelle (à travers de petits groupes, sans chef, où les tâches tournaient et les compétences et le savoir étaient partagés). Elles tentaient de le faire dans une société hiérarchique qui ne fournit aucun autre modèle hormis celui de l'inégalité. Une connaissance de la théorie anarchiste et de ses modèles d'organisation aurait été utile. Avec ce savoir, les féministes radicales auraient pu éviter certaines des erreurs qu'elles ont faites — et auraient pu mieux surmonter certaines des difficultés qu'elles ont rencontrées en essayant simultanément de se transformer elles-mêmes et la société.

Prenez par exemple le débat toujours courant à propos des “femmes fortes” et la question étroitement liée du leadership. La position féministe radicale peut être résumée de cette façon:

  1. Les femmes ont été mises à l'écart parce qu'elles s'isolaient les unes des autres et sont associées aux hommes dans des relations de domination et de soumission.
  2. Les hommes ne libéreront pas les femmes; les femmes doivent se libérer elles-même. Ça ne peut pas fonctionner si chaque femme tente de se libérer elle-même. De fait, les femmes doivent travailler ensemble sur un modèle d'entraide.
  3. “La sororité est puissante”, mais les femmes ne peuvent pas être sœurs si elles répètent des modèles masculins de domination et de soumission.
  4. De nouvelles formes d'organisation ont été développées. La principale forme est le petit groupe sans leader; les comportements les plus importants sont l'égalitarisme, l'aide mutuelle, et le partage de compétences et de connaissance.

Si de nombreuses femmes ont accepté cette position, davantage encore ne l'ont pas fait. Certaines se sont opposées dès le début; d'autres ont vu qu'il était difficile de mettre cette position en pratique, et en ont conclu qu'un tel idéalisme ne fonctionnerait jamais.

Un soutien idéologique a été fourni pour celles qui ont rejeté les principes mis en avant par les militantes “inconsciemment anarchistes” dans deux documents qui ont rapidement circulé dans les revues et organisations de la libération des femmes. Le premier, le discours d'Anselma dell'Olio[7] au second congrès de Unite Women, qui s'est tenu à New York, en mai 1970. Ce discours, intitulé Division et auto-destruction dans le mouvement des femmes: une lettre de démission, donne les raisons du départ de dell'Olio. Le second document est un texte de Joreen, La tyrannie de l'absence de structure, qui parait pour la première fois en 1972 dans The Second Wave. Les deux ont soulevé des questions de pratique organisationnelle et personnelle qui étaient, et sont toujours, extrêmement importantes pour le mouvement des femmes.

« Je suis venue faire mon chant du cygne au mouvement des femmes... J'ai été détruite... J'ai appris il y a trois ans et demi que les femmes avaient toujours été divisées, étaient auto-destructrices et remplies d'une rage impuissante. Je n'ai jamais imaginé que je verrais le jour où cette rage, masquée derrière un pseudo-égalitarisme radical sous la bannière “pro-femme”, se transformerait en un fascisme anti-intellectuel terriblement vicieux à gauche, et utilisé à l'intérieur d'un mouvement pour attaquer ses soeurs ainsi, avec la subtilité d'un tribunal kangourou du Ku Klux Klan. Je veux bien sûr parler de l'attaque personnelle, ouverte et odieuse, que chaque femme du mouvement a eu à subir. Des femmes ont péniblement réussi tout degré d'accomplissement, ont été soumises... Si vous êtes... performante, vous êtes directement étiquetée comme une opportuniste à la recherche de sensations fortes, une mercenaire impitoyable, prête à acquérir sa gloire et sa fortune sur les corps morts de ses sœurs altruistes qui ont enterré leurs capacités et sacrifié leurs ambitions pour la plus grande gloire du féminisme... Si vous avez le malheur d'être franche et éloquente, vous êtes accusée d'être assoiffée de pouvoir, élitiste, raciste, et enfin la pire épithète de toutes : identifiée à un homme. »

Quand Anselma dell'Olio a fait ses adieux avec colère au mouvement, cela a produit deux choses: pour certaines femmes, cela a soulevé la question de savoir comment les femmes peuvent mettre fin aux relations de pouvoir inégales entre elles sans se détruire. Pour d'autres, c'était le contraire — cela fournissait une justification simple pour toutes les femmes qui dominaient d'autres femmes d'une manière peu sororale. Quiconque s'est impliqué dans la libération des femmes à cette époque sait que la déclaration de dell'Olio a été déformée par certaines femmes exactement de cette manière : dites-vous affirmée, forte ou talentueuse, et vous pouvez cacher votre méchanceté, votre manque d'empathie, ainsi que vos comportements oppressifs. Les femmes qui se présentaient comme des héroïnes tragiques détruites par leurs « sœurs » envieuses ou malavisées (et, bien sûr, beaucoup moins talentueuses) pouvaient compter sur une réponse sympathique de la part d'autres femmes.

De la même manière, les femmes impliquées dans le mouvement à ce moment savent que ce dont a parlé dell'Olio est arrivé, et ça n'aurait pas dû être possible. La connaissance de la théorie anarchiste n'est, bien entendu, pas suffisante pour prévenir des attaques sans discernement sur des femmes. Il est difficile d'apprendre de nouveaux modes de relations, de travailler ensemble. Un tel savoir anarchiste aurait pu — juste pu — prévenir certaines de ces erreurs destructrices.

Ironiquement, ces erreurs ont été motivées par l'aversion des féministes radicales pour les formes conventionnelles de pouvoir, et les relations personnelles inhumaines qui résultent de la hiérarchie. Quand les féministes radicales et les féministes anarchistes parlent d'abolir le pouvoir, elle veulent se débarrasser des institutions, de toute forme de socialisation, de tous les moyens par lesquels certaines personnes exercent une forme de coercition sur d'autres — et acceptent de l'être.

Un problème majeur s'est posé dans la définition de la nature de la contrainte dans le mouvement des femmes. L'hostilité envers la figure de la femme “forte” est née parce qu'elle est potentiellement capable de contraindre d'autres femmes moins éloquentes, moins confiantes, moins convaincantes qu'elle. La coercition est souvent bien plus subtile que la force physique ou la sanction économique. Une personne peut bien en contraindre d'autres sans leur prendre leur emploi, ou les frapper, ou les mettre en prison.

Les femmes fortes partaient avec un énorme avantage. Elles en savaient parfois plus. Certes, elles avaient depuis longtemps surmonté la socialisation paralysante qui mettait l'accent sur un comportement passif, timide, docile et conformiste — un comportement qui enseignait aux femmes à sourire quand elles n'étaient pas amusées, à chuchoter quand elles avaient envie de crier, à baisser les yeux quand quelqu'un les regardait fixement avec agressivité. Les femmes fortes n'avaient pas peur de parler en public ; elle n'avaient pas peur d'assumer des tâches « masculines » ou d'essayer quelque chose de nouveau. Ou c'est ce qu'il semblait.

Mettez une femme “forte” dans le même groupe affinitaire qu'une femme “faible”, et elle devient un problème: Comment ne domine-t-elle pas? Comment partage-t-elle ses compétences et sa confiance durement acquises à sa sœur? De l'autre côté – comment la femme “faible” apprend-elle à agir en son propre nom? Comment peut-on même concevoir une entraide dans une situation à sens unique? Une “sororité” quand le membre “faible” ne se sent pas égal au membre “fort”?

Ce sont des questions complexes, qui n'attendent pas de réponses simples. Nous pouvons sans doute nous rapprocher du slogan anarchiste “un peuple fort n'a pas besoin de leaders”. Celles d'entre nous qui avons appris à survivre en dominant les autres, comme celles d'entre nous qui avons appris à survivre en acceptant la domination, avons besoin de nous resocialiser, être fortes, sans jouer le jeu de la domination/soumission, en contrôlant nos actions sans contrôler celles des autres. Ca ne peut pas être fait en élisant les bonnes personnes dans une instance, ou en suivant la bonne ligne d'un parti politique; ça ne peut pas non plus être fait en se prostrant et en réfléchissant à nos péchés. Nous nous reconstruisons et reconstruisons notre monde par l'activité, des succès partiels, des échecs, et d'autres succès encor. Pendant ce temps nous grandissons et devenons plus autonomes.

Si Anselma dell'Olio critiquait la pratique personnelle des féministes radicales, Joreen a soulevé de lourdes questions sur la structure d'organisation. La tyrannie de l'absence de structure[8] montre que les groupes “sans structure” n'existent pas, et les personnes qui le prétendent se mentent à elles-même. Tous les groupes ont une structure; la différence est de savoir ou non si cette structure est explicite. Si elle est implicite, il est certain qu'il y a une élite implicite qui contrôle le groupe — et tout le monde, les leaders comme celles qui suivent, vont rejeter ce contrôle ou ne pas le voir. C'est la “tyrannie” de l'absence de structure. Pour la dépasser, les groupes doivent mettre en place des structures explicites, ouvertes, qui doivent rendre des comptes à toutes.

Toute féministe anarchiste sera d'accord, je pense, avec son analyse – jusqu'à ce point, mais pas plus loin. Car ce que Joreen dit également, c'est que le soi-disant « groupe sans chef et sans structure » est incapable d'aller au-delà de la parole pour passer à l'action. Non seulement son manque de structure explicite, mais aussi sa petite taille et l'accent mis sur l'éveil de la conscience (la parole) devaient le rendre inefficace.

Joreen n'a pas dit que les groupes de femmes devraient être structurés hiérarchiquement. En fait, elle appelait à un leadership “diffus, flexible, ouvert et temporaire”; elle appelait à des organisations construites sur la responsabilité, la diffusion du pouvoir entre le maximum de personnes possible, la rotation des tâches, le partage de compétences et la diffusion d'informations et de ressources. Ce sont de bons principes d'organisation anarchistes! Mais son dénigrement de la conscientisation et sa préférence allant aux grosses organisations nationales et régionales sonnent comme un appel au maintien de structures hiérarchiques.

Les grosses organisations délèguent le pouvoir et la capacité de décision à un nombre restreint de personnes — à moins bien sûr, qu'on ne parle de coordinations de collectifs, ce que Joreen n'a pas mentionné. Comment une organisation comme NOW, avec ses 60 000 membres en 1975, peut-elle faire tourner les tâches, partager les compétences et assurer que l'information et les ressources soient disponibles à toutes? C'est impossible. De telles organisations ont des président·es, un comité, un bureau national et une cotisation — dont certain·es sont dans des sections locales et d'autres sont des membres isolés. Peu de ces organisations ont un fonctionnement en démocratie directe et peu enseignent à leurs membres de nouvelles façons de travailler et d'interagir les un·es avec les autres.

Comme pour tant d'autres choses qui semblent faire sens, la logique est fautive. L'“oppression sociétale” est une réification, une exagération, paralysante et exagérée, qui est grande principalement dans le sens où les mêmes oppressions s'appliquent à beaucoup d'entre nous. Mais les oppressions, aussi omniprésentes et prévisibles soient-elles, nous sont presque toujours infligées par quelqu'un – même si cette personne agit en tant qu'agent de l'État, ou en tant que membre de la race, du sexe ou de la classe dominante. Les assauts massifs de la police contre nos forces rassemblées sont peu nombreux ; même le policier ou le patron ou le mari qui remplit son rôle sexiste ou autoritaire nous croise à un moment donné de notre vie quotidienne. L'oppression institutionnalisée existe, à grande échelle, mais elle a rarement besoin d'être attaquée (en fait, peut rarement être attaquée) par un grand groupe. Les tactiques de guérilla par un petit groupe - parfois même par un seul individu - feront très bien l'affaire en représailles.

La mentalité de la Tyrannie de l'absence de structure a eu un autre impact regrettable (sinon provenant directement de l'article), elle a nourri les stéréotypes sur l'anarchisme. Les anarchistes sociaux ne sont pas opposés à une structuration: iels ne sont même pas opposé·es au leadership, tant qu'il n'y a ni récompense ni privilège, et qu'il est temporaire et spécifique à une tâche particulière. Cependant, les anarchistes, qui veulent abolir les structures hiérarchiques, sont souvent dépeint·es comme ne voulant aucune structure. Malheureusement, cette image d'un groupe de femmes anarchistes désorganisées et chaotiques, à la dérive, a fait son chemin. Par exemple, en 1976, la revue Quest a réimprimé une transcription éditée d'une interview que Charlott Bunch et Beverly Fisher avaient donnée au Feminist Radio Network en 1972. Dans un sens, ce qui était le plus intéressant dans cet entretien, c'était que les éditeurs de Quest considéraient ces enjeux comme toujours actuels en 1976.[9] (« Nous voyons les mêmes rejets de leaders et la glorification de l'absence de structure qui existaient il y a 5 ans. » (p. 13)). Mais ce que Bunch avait à dire à cette époque était également extrêmement intéressant : selon elle, l'accent mis sur la résolution des problèmes de structure et de leadership était « un désir anarchiste très fort. C'était un bon désir, mais un désir irréaliste » (p. 4) Les anarchistes, habitués à être qualifiés d'« utopistes », constateront que l'irréalité de tout cela résidait apparemment dans les problèmes qu'avait le mouvement des femmes à s'organiser — problèmes de leadership caché, d'avoir des « leaders » imposés par les médias, de la difficulté à atteindre des femmes intéressées mais non engagées, de la surreprésentation des femmes de la classe moyenne ayant beaucoup de temps libre, de la faiblesse du mouvement, de la rareté des groupes de travail spécifiques auxquels les femmes pourraient se joindre, de l'hostilité envers les femmes qui essayaient de faire preuve de leadership ou d'initiative. C'est une lourde accusation ! Pourtant ces problèmes bien réels n'ont pas été causés par l'anarchisme, pas plus qu'ils ne seront corrigés par une avant-garde ou le réformisme. En qualifiant ces difficultés organisationnelles d'“anarchistes”, les féministes ignorent une tradition riche tout autant que des solutions proposées — bien qu'elles ne semblent pas les connaitre. Bunch et Fisher présentent un modèle de leadership dans lequel tout le monde participe aux décisions; et le leadership temporaire et spécifique à une situation particulière. Fisher y critique NOW pour son « leadership hiérarchique, non responsable devant l'ensemble des membres » (p. 9), et Bunch déclare « le leadership, ce sont des personnes qui prennent une initiative, prennent les choses en main, apportant des idées et de l'imagination pour démarrer quelque chose, et mettre en avant des compétences particulières dans différents domains. » (p. 8). De quelle façon suggèrent-elles qu'on évite de faire taire ces femmes sous de fausses notions d'égalitarisme? « La seule façon pour les femmes d'arrêter de rabaisser les femmes fortes, c'est qu'elles le soient elles-mêmes » (p. 12). Ou, comme je l'ai dit plus tôt, un peuple fort n'a pas besoin de dirigeants. Tout juste !

Situationnisme et féminisme anarchiste

Transformer le monde et changer la vie sont une seule et même chose

– Internationale Situationniste, De la misère en milieu étudiant, réédition Champ Libre. 1re édition en 1966, A.F.G.E.S.

Le personnel est politique

– Carol Hanisch, “The Personal is Political”, Notes from the Second Year. N.Y.: Radical Feminism, 1970, pp. 76–78.

Les anarchistes ont l'habitude d'entendre qu'ils manquent d'une théorie qui aiderait à créer une nouvelle société. Au mieux, disent leurs détracteurs avec condescendance, l'anarchisme nous dit ce qu'il ne faut pas faire. Ne pas permettre la bureaucratie ou l'autorité hiérarchique; ne pas laisser un parti d'avant-garde prendre les décisions; ne me marche pas dessus. Ne marche sur personne. Selon cette perspective, l'anarchisme n'est pas une théorie du tout. C'est un ensemble de mises en garde, les voix de la conscience libertaire – toujours idéaliste, parfois savoureux, parfois anachronique, mais un rappel nécessaire.

Il n'y a pas vraiment de réalité à cette objection. Encore une fois, il y a différents pensées anarchistes qui apportent un cadre théorique pour analyser le monde et la façon de le changer. Pour les féministes radicales qui veulent franchir cette « étape dans le développement théorique conscient de soi »[10], le cadre théorique avec le plus grand potentiel réside peut-être dans le situationnisme.

Pour une analyse féministe anarchiste, l'intérêt du situationnisme réside dans sa combinaison entre un socialisme conscient de la primauté de l'oppression capitaliste avec un accent anarchiste sur la façon de transformer la vie publique et privée. Le point sur l'oppression capitaliste est important : trop souvent, des anarchistes ne semblent pas conscients que ce système économique exploite une majorité de personnes. Mais bien trop de socialistes, particulièrement des marxistes, ne voient pas le fait que les gens sont dominés dans chaque aspect de leur vie: le travail, ce qui passe pour des loisirs, la culture, les relations personnelles – tous ces aspects réunis. Seuls les anarchistes insistent sur le fait que les individus doivent transformer les conditions de leur vie eux-même — personne ne peut le faire pour eux. Ni un parti politique, ni un syndicat, ni par des “organisateurs”, personne d'autre.

La “marchandise” et le “spectacle” sont deux concepts de base du situationnisme. Le capitalisme a transformé les relations sociales en relations marchandes: le marché dirige tout. Les individus ne sont pas seulement des producteurs et des consommateurs dans le sens économique restreint, mais l'ensemble de leur vie est basé sur des relations marchandes. La société « est consommée comme un tout – l'ensemble des structures et relations sociales est le produit centrale de l'économie marchande ».[11] Les individus sont donc aliénés par leur propre vie, et pas seulement par leur travail; consommer les relations sociales fait de soi un spectateur passif de sa vie. Le spectacle, donc, est la culture qui émane de l'économie marchande – le décor est dressé, l'action se déroule, nous applaudissons quand nous pensons que nous sommes heureuxses, nous baillons quand nous pensons que nous nous ennuyons, mais nous ne pouvons pas quitter le spectacle, car il n'y a rien en dehors du théâtre de nos vies.

Récemment, cependant, le décor social a commencé à s'effriter, et la possibilité de construire un autre monde en dehors du théâtre se présente – cette fois, un monde réel, où chacun·e d'entre nous participe en tant que sujet, et non objet. La phrase situationniste qui résume cette possibilité est “la réinvention radicale de la vie quotidienne”.

Comment la vie quotidienne peut-elle être réinvestie? En créant des situations qui perturbent ce qui semble être l'ordre naturel des choses — des situations qui sortent les individus hors de leur train-train quotidien. Ils seront alors capables d'agir, de détruire le spectacle produit et l'économie marchande – c'est-à-dire, le capitalisme sous toutes ses formes. Alors seulement ils pourront créer des vies libres et inaliénables.

L'adéquation entre cette théorie anarchiste sociale et militante et la théorie féministe radicale est frappante. Les concepts de marchandise et de spectacle sont particulièrement applicables aux vies des femmes. En fait, de nombreuses féministes radicales les ont décrit en détail, sans toutefois les placer dans la théorie situationniste.[12] En investissant cette théorie, on élargit notre analyse en montrant que la situation des femmes est une part organique de la société, mais sans tomber dans le jeu socialiste réductionniste. La domination des femmes est un élément parmi d'autres de la domination des individus dans l'économie capitaliste, mais elle ne l'est pas moins que les autres. De même, d'un point de vue situationniste, vous n'avez pas besoin d'être un type de femme particulier pour être dominée ; vous n'avez pas besoin de faire partie du prolétariat, ni littéralement, en tant qu'ouvrier industriel, ni métaphoriquement, en tant que personne qui n'est pas indépendante financièrement. Vous n'avez pas à attendre qu'un manifeste féministe socialiste vous dise que vous remplissez les conditions — en tant que femme au foyer (reproduisant la prochaine génération de travailleurs), en tant qu'employée de bureau, en tant qu'étudiante ou fonctionnaire de niveau intermédiaire employée par l'État (et donc comme faisant partie de la « nouvelle classe ouvrière »). Vous n'avez pas besoin d'être des pays du sud, ou d'être lesbienne, ou d'être âgée, ou assistée. Toutes ces femmes sont des objets dans l'économie marchande; toutes sont des spectatrices passives du spectacle. Il est manifeste que certaines femmes vivent des situations plus dures que d'autres. Mais, dans le même temps, aucune n'est libre dans chacun des domaines de sa vie.

Les femmes et l'économie marchande

Les femmes ont un rapport complexe à l'économie marchande — elles sont à la fois consommatrices et produits. En tant que femmes au foyer, elles sont consommatrices d'articles ménagers achetés avec de l'argent qui n'est pas le leur, car non “gagné” par elles. Cela leur donne une certaine capacité à acquérir du pouvoir, mais très peu de pouvoir sur les différents aspects de leur vie. En tant que jeunes célibataires hétérosexuelles, les femmes achètent des produits destinés à faire augmenter leur prix sur le marché du mariage. Comme pour toute autre chose — les lesbiennes, ou les femmes âgées célibataires, ou les femmes autonomes ayant une “carrière”, la relation de ces femmes avec le marché en tant que consommatrices n'est pas si clairement définie. On attend d'elles qu'elles achètent (et plus elles sont nombreuses, plus elles sont supposées acheter), mais pour certaines catégories de femmes, l'achat n'est pas défini principalement pour remplir certains aspects de leur rôle de femme.

Quoi d'autre? L'idée de la femme-consommatrice passive, manipulée par les médias, sponsorisée par des hommes gominés de Madison Avenue, n'est-elle pas un cliché exagéré ? Eh bien, oui – et non. Une analyse situationniste lie la consommation de biens économiques à la consommation de biens idéologiques, puis nous dit de créer des situations (des actions de guérilla à plusieurs niveaux) qui briseront ce modèle d'acceptation socialisée du monde tel qu'il est. Pas de culpabilisation ; pas de critique des femmes qui ont « acheté » le point de vue des consommateurs. Car elles l'ont bien acheté : il leur a été vendu comme moyen de survie dès les premiers instants de leur vie. Achetez ceci : cela vous rendra belle et adorable. Achetez ceci : cela gardera votre famille en bonne santé. Vous vous sentez déprimée? Offrez-vous une après-midi au salon de beauté ou une nouvelle robe.

La culpabilité mène à l'inaction. Seule l'action, afin de réinventer le quotidien et en faire autre chose, modifiera les relations sociales.

Le cadeau
En pensant qu'elle était le cadeau
ils ont commencé à l'emballer rapidement.
ils ont poli son sourire
ils ont rabattu ses yeux
ils ont ajusté ses oreilles au téléphone
ils ont ondulé ses cheveux
ils ont redressé ses dents
ils lui ont appris à oublier ses rêves
ils lui ont donné une voix mielleuse
ils lui ont fait dire oui oui et oui
ils l'ont brisée.
Ce cadeau porte mon nom,
a dit l'homme.
C'est pour moi.
Et ils n'étaient pas surpris.
Pendant qu'ils s'embrassaient et se faisaient des clins d’œil
Il l'emmena à la maison.
Il l'a mise sur la table
pour que ses amis puissent l'examiner
lui disant de danser, plus vite.
Il a plongé à l'intérieur
il a gravé son nom profondément.
Plus tard, il l'a exposé
sous les projecteurs
lui disant de pousser, plus fort
lui disant c'est ce que je voulais
tu m'as donné un fils.

— Carole Oles, “The Gift”, in 13th Moon, II: 1, 1974, p. 39.

Les femmes ne sont pas seulement consommatrices dans l'économie marchande; elles sont également consommées comme des marchandises. C'est d'ailleurs le sujet du poème de Oles, et c'est ce que Tax a nommé la “schizophrénie féminine”. Tax construit un monologue intérieur pour la femme au foyer-marchandise: « Je ne suis rien quand j'existe par moi-même. En moi, je ne suis rien. Je sais seulement que j'existe car je suis nécessaire à quelqu'un de réel, mon mari et mes enfants. »[13]

Quand les féministes décrivent la socialisation féminine, quand elles montrent ce qu'apprennent les filles (la dépendance émotionnelle, la frivolité, la timidité, le besoin d'être belle, docile, passive, etc.), elles ciblent la production minutieuse d'une marchandise — même si elles ne l'appellent pas comme ça. Quand elles décrivent le caractère oppressif de l'objectification sexuelle, ou de vivre dans la famille nucléaire, ou d'être une super-maman, ou de devoir enchainer les petits boulots sous-payés que la plupart des femmes occupent, elles décrivent également la femme comme marchandise. Les femmes sont des objets de consommation pour les hommes qui les traitent comme des objets sexuels; elles sont consommées par leurs enfants (qu'elles ont produit!) quand elles endossent le rôle de super-maman; elles sont consommées par des maris autoritaires qui attendent d'elles qu'elles se comportent en servantes soumises; et elles sont consommées par des patrons qui les font entrer et sortir de la main d’œuvre, afin d'en tirer un maximum de travail pour un minimum de salaire. Elles sont consommées par un corps médical qui essaie de nouveaux contraceptifs dangereux sur elles. Elles sont consommées par des hommes qui achètent leur corps dans la rue. Elles sont consommées par l’Église et l’État, qui attendent d'elles qu'elles produisent la prochaine génération pour la gloire de Dieu et de la Nation; elles sont consommées par des politiciens et des organisations sociales qui attendent d'elles qu'elles investissent leur temps et leur énergie. Elles ont peu conscience d'elles-même, car leur conscience de soi est vendue à d'autres.

Les femmes et le Spectacle

Il est difficile de consommer des individus qui se battent, qui résistent à la cannibalisation de leur corps, de leur esprit, de leur quotidien. Quelques personnes parviennent à résister, mais la plupart ne résistent pas efficacement, car elles ne le peuvent pas. Il est difficile de localiser notre bourreau, car il est si envahissant, si familier. Nous l'avons connu toute notre vie. C'est notre culture.

Les situationnistes caractérisent notre culture comme un spectacle. Le spectacle nous traite toustes comme des spectateurices passifves de nos propres vies. Et la culture-comme-spectacle couvre tout : nous y sommes né·es, socialisé·es par elle, y allons à l'école, y travaillons, nous nous y détendons et y avons des relations avec d'autres personnes. Même lorsque nous nous révoltons contre elle, la rébellion se définit souvent par le spectacle. Qui pourrait estimer le nombre d'adolescents sensibles et aliénés qui, il y a une génération, ont modelé leur comportement sur James Dean dans Rebel Without a Cause ? Je parle d'un film, dont les producteurs capitalistes et dont la star a fait beaucoup d'argent grâce à ce Spectacle.

Les actes de rébellion tendent alors à être des actes d'opposition au spectacle, mais peu sont si différents qu'ils transcendent le spectacle. Les femmes ont un ensemble de comportements pour montrer leur désapprobation en allant à l'opposé de ce qu'on attend d'elles. Dans le même temps, ces actes sont des clichés de rébellion, et sont surtout des soupapes de sécurité qui n'altèrent pas le spectacle de nos vies. Qu'est-ce qui est attendu d'une femme rebelle? Nous pouvons nommer tous ces comportements – ils sont présents dans tous les journaux, à la télévision pendant les heures de grande écoute, sur la liste des best-sellers, dans les magazines populaires — et, bien entendu, dans notre vie quotidienne. Dans un cadre qui valorise l'entretien ménager perfectionniste, elle peut être désordonnée ; dans une sous-culture qui valorise les familles nombreuses, elle peut refuser d'avoir des enfants. D'autres rebellions prévisibles ? Elle peut défier le double standard sexuel pour les femmes mariées en ayant une liaison (ou plusieurs) ; elle peut boire ; elle peut être grossière ; ou avoir une dépression nerveuse; ou – si elle est adolescente – elle peut « jouer le rôle » (une phrase révélatrice !) en s'enfuyant de chez elle et avoir des relations sexuelles avec beaucoup d'hommes.

Toutes ces choses peuvent rendre la vie d'une femme tolérable (c'est souvent l'inverse); et toutes garantissent que les conservateurs hurlent à la fin de la civilisation. Ces stéréotypes de rébellion pourtant n'ont rien détruit encore, et, par eux même, ils ne le peuvent pas. Tant qu'on ne s'attaque pas directement à nos conditions de vie, ce ne sera pas suffisant.
Lorsque les femmes parlent de changer la socialisation destructrice des rôles sexuels des femmes, elles choisissent l'une de ces trois solutions possibles : (a) les filles devraient être socialisées plus ou moins comme les garçons pour être indépendantes, compétitives, agressives, etc. Bref, c'est un monde d'hommes, donc une femme qui veut s'intégrer doit être “l'un des garçons”. (b) Nous devrions glorifier le rôle féminin et réaliser que ce que nous avons appelé la faiblesse est en réalité une force. Nous devrions être fières d'être maternelles, affectueuses, sensibles, émotives, etc. (c) Le seul modèle sain est une personne androgyne : Nous devons éradiquer la division artificielle de l'humanité en “masculin” et “féminin”, et aider les deux sexes à devenir un mélange des meilleurs traits de chacun.

A l'intérieur de ces trois modèles, les solutions personnelles aux problèmes de la domination sexiste couvrent une large étendue: rester célibataire; vivre en communauté (avec des hommes ou des femmes, ou entre femmes seulement). Ne pas avoir d'enfants; ne pas avoir de garçons; avoir n'importe quel type d'enfant, mais obtenir un service de garde contrôlé par les parents et les travailleurs. Avoir un emploi; avoir un meilleur emploi; prôner des actions positives. Être un consommateur averti; déposer une plainte; apprendre le karaté; suivre une formation d'affirmation de soi. Approfondir la lesbienne qui est en vous. Approfondir votre identité prolétaire. Toute cette gamme de solutions fait sens dans des situations particulières, pour des femmes particulières. Mais ce ne sont que des solutions partielles à de vastes problèmes, et aucun d'eux ne nécessite de voir le monde d'une autre façon.

On passe donc de solutions particulières à des solutions plus générales. Détruire le capitalisme. Mettre fin au patriarcat. Détruire l'hétérosexisme. Toutes ces tâches sont essentielles afin de construire un monde nouveau et humain. Les marxistes, les autres socialistes, les anarchistes sociaux, les féministes — tous seraient d'accord. Mais il y a quelque chose que les socialistes, et même certaines féministes, oublient: Nous devons détruire toute forme de domination. Ce n'est pas qu'un slogan, et c'est la tâche la plus difficile de toutes. Cela signifie que nous devons regarder au-delà du spectacle, détruire le décor, savoir qu'il y a d'autres façons d'agir. Cela signifie que nous devons faire plus que réagir par des stéréotypes de rébellion — nous devons agir. Est-ce que cela semble contradictoire? Ça ne l'est pas — mais ce sera difficile à faire. Les individus ne peuvent pas changer grand chose; pour cette raison, nous devons travailler ensemble. Mais ce travail doit être fait sans leaders tels que nous les connaissons, et sans déléguer aucun contrôle sur ce que nous faisons et ce que nous voulons construire.

Les socialistes peuvent-iels faire ça? Ou les matriarches? Ou les adeptes de la spiritualité? Vous connaissez déjà la réponse. Travaillez avec eux quand cela a du sens, mais n'abandonnez rien. Ne leur concédez rien, ou à aucun autre.

Le passé nous guide si nous l'y forçons.
Autrement il nous enferme
dans son asile sans portes.
Nous faisons l'histoire
ou elle nous fait.

— Marge Piercy, extrait de “Contribution to Our Museum”, dans Living in the Open. N.Y.: Knopf, 1976, pp.74–75.


  1. Les meilleurs arguments que j'ai trouvés sur le sujet sont dans “Socialist Feminism; A Strategy for the Women’s Movement”, by the Hyde Park Chapter, Chicago Women’s Liberation Union, 1972; et Charlotte Bunch, “The Reform Tool Kit”, Quest, 1:1, Summer 1974, pp.37–51. ↩︎

  2. Reportages par Polly Anna, Kana Trueblood, C. Corday et S. Tufts, The Fifth Estate, May, 1976, pp. 13, 16. The “ revolution” failed: FEN and its club shut down. Lien ↩︎

  3. Si vous êtes intéressé·es par la lecture des rapports de la conférence, vous pourrez les trouver dans à peu près toute revue féministe ou socialiste parue sur le mois de juillet ou après le 4. Les discours de Barbara Ehrenreich, Michelle Russell, et de l'union des femmes de Berkeley-Oakland sont repris dans Socialist Revolution, No. 26, October-December 1975; et le discours de Charlotte Bunch, “Not for Lesbians Only”, est présent dans Quest, 2:2, Automne 1975. Un documentaire audio de 30 minutes est disponible à la Great Atlantic Radio Conspiracy, 2743 Maryland Avenue, Baltimore, Maryland 21218. ↩︎

  4. Farrow, “Feminism as Anarchism”, Aurora, 4, 1974, p.9; Kornegger, “Anarchism: The Feminist Connection”, Second Wave, 4: 1, Spring 1975, p.31; Leighton, “Anarcho-Feminism and Louise Michel”, Black Rose, 1, April 1974, p. 14. ↩︎

  5. Numéro du 1er décembre 1970, p.11. ↩︎

  6. La description la plus détaillée des parallèles entre féminisme radical et féminisme anarchiste peut être trouvée dans Kornegger, op cit. ↩︎

  7. Ce discours est maintenant disponible sur KNOW, Inc. ↩︎

  8. The Second Wave, 2:1, 1972. ↩︎

  9. “What Future for Leadership?”, Quest, 2:4, Spring 1976, pp.2–13. ↩︎

  10. Leighton, op cit. ↩︎

  11. Point-Blank!, “The Changing of the Guard”, in Point-Blank, October 1972, p.16. ↩︎

  12. Pour l'une des premières analyses les plus éclairantes, voir Meredith Tax, “Woman and Her Mind: The Story of Everyday Life”, Boston: Bread and Roses Publication, 1970. ↩︎

  13. Tax, op cit., p. 13. ↩︎