Sac à foutre
Petit rappel sur les bullshit qu’on oublie
J’ai beau profondément aimer les images de révoltes, j’ai arrêté de m’identifier comme un monstre depuis quelque temps. Qu’on le veuille ou non, la figure du monstre a perdu un peu de sa substance.
Je crois que Frankenstein a fini par mettre sa créature en laisse et qu’on s’est habitué à cette tension autour de notre cou. Déposséder le monstre de sa laideur et de sa figure repoussoir, c’est une manière pratique d’en conserver le frisson sans en accepter les conséquences. Les monstres deviennent des poupées, des peluches qui ne peuvent ni naître ni mourir, qui n’ont pas d’histoire, qui sont juste à disposition pour t’offrir un look un peu destroy et une allure de révolte. Mais la colère, la frustration, le besoin abyssal de sens seront magiquement effacé de l'équation1. Il n’y aura plus à craindre que le monstre te chope par le col pour te demander des comptes. Il n’y aura plus à avoir peur que l’être que tu as créé demande sa part d’amour et de considération. Non… Tu pourras découper des bouts de son corps pour t’en faire un accessoire un peu chanmé et briller en société. Lui pendant ce temps devra voir d’autre porter sa peau qui le protégeait du froid, raboter ses cornes qui lui permettait de se défendre, dérober même ses larmes qui était sa seule amie dans ses moments de solitudes.
En désespoir de cause, j’ai fini par prendre une autre étiquette. Puisque qu’on ne se définit pas parce ce qu’on est mais par comment les gens nous traitent, j’ai fini par décider que “sac à foutre”2 était ce qui me correspondait le mieux.
La tragique histoire des personnes isolés
Parmi les marginaux beaucoup de gens se trouvent souvent isolés. C'est le syndrome du personnage principal et c'est un réflexe courant. Être la personne qui souffre, c'est s'assurer d'être le héros de l'histoire. C'est ce qui est appris dans les romans et les mythes, les films et les séries télé. il y a cette envie forte d'être regardé par la caméra, qu'elle nous montre, qu'elle nous dise qu'on est digne d'être regardé. Le regard des gens qui nous aiment ne suffit pas, il ne suffit plus, la voracité nous pousse à en vouloir toujours plus.
Mais le plus souvent, de ce que j'ai vu en tout cas, les personnes profondément isolées ont accepté leur état. Elles ont accepté qu'on les traite mal, qu'on ne se batte pas pour elles, qu'au final, peut-être que les gens ont raison, peut-être que tout ça, c'est juste de leur faute. Être mis à l'isolement, c'est une logique carcérale, et sa seule fonction est de te soumettre, de te rendre docile, de te montrer que si tu dévies encore du chemin, il n'y aura plus que souffrance et solitude3.
Sur ces gens, sur ces corps, la caméra ne s'attarde pas. La plupart du temps, ça ne bouge pas, ça ne parle pas, et pour la caméra, ça ne montre pas assez pour être intéressant. On a dépassé la douleur pour atteindre l'immobilité où on se détache du monde. On aide souvent les gens qui crient ou qui pleurent, mais les gens qui ne bougent plus n'intéressent personne. On n'est plus qu'un truc entreposé dans un coin de la pièce. Une pile de choses dont on a oublié l'utilité.
Ce que j’ai entendu le plus dire sur les putes, c'est qu'on éviterait aux gens, principalement aux femmes, d'être violées. Ce qui est en train d'être dit ici, c'est qu'il vaut mieux que le viol soit appliqué à des sous-catégories diverses et variées afin que d'autres personnes plus intéressantes, plus belles, plus productives puissent vaquer à leurs occupations tranquillement.
Une autre idée que l'on ne nomme pas quand on nous voit comme des poupées immobiles, c'est que certaines personnes seraient si lubriques ou si étranges qu'elles seraient imperméables à certaines émotions. Partant de là, ce n'est sûrement pas un hasard si notre imaginaire de la pute se forme à partir de corps racisés, de personnes avec des parcours de migrations, liés à la délinquance ou aux vécus intersexe et/ou trans. On se dit sûrement que ces gens-là sont moins perméables à la douleur, à la tristesse, au regret ou au manque. Les mutilations liées à une assignation à un genre4, à la torture psychologique de devoir quitter un lieu qui nous a vus grandir5, ou être dégagé d'espaces qui nous font nous sentir en sécurité sont perçues comme normales car appliquées à des corps étrangers. Peut-être les voit-on aussi comme des choses qui pourraient être une menace pour un organisme sain qui brandit la mise en quarantaine comme une stratégie de défense. Peut-être aussi que ce qui lie tous ces imaginaires, c'est la thématique du voyage. Peut-être que l'on voit ces personnes comme des corps en transition permanente, sans ancrage, sans refuge…
Il est plus facile de mépriser des corps qui n'ont pas de pied-à-terre, car la sédentarité nous a fait voir les corps avec une destination précise comme des corps respectables quand les autres attirent a minima notre suspicion. Les putes sont ainsi soumises à des contrôles d'identités permanents où nous devons justifier de notre présence dans l'espace public. Car c'est comme ça qu'on construit nos sociétés modernes : un système d'étiquetage qui nous assigne à un lieu. Chaque individu a une quantité limitée de lieux auxquels il a accès, et pour y avoir accès, il faut y avoir une fonction. Sans cette fonction, ta présence devient suspecte, voire dangereuse, et coller sur notre front l'étiquette du danger, c'est un permis social de nous faire du mal sans que personne ne puisse réagir.
Mais combien de gens bien en dehors des putes subissent ces contrôles permanents ? Cette violence qui fait que leurs présence dans l’espace publique est vue comme suspecte ?
Ou pour faire simple combien de gens peuvent être le sujet de notre attirance ou de notre dégoût sans que personne ne trouve rien à y redire ?
Le milieu militant : une langue à part
Un de mes premiers clients dans la puterie qui est devenu un ami par la suite m’expliquait ça. Quand il est arrivé en France il y a plus de trente ans, il parlait déjà un français correct. Il pouvait comprendre des discussions même avec du monde et avoir des conversations sur tout un tas de sujets. Néanmoins, sa maîtrise de la langue a été pour lui un gros facteur d’exclusion, pour le citer je trouve que c’est encore plus parlant :
“Je parlais et comprenais le français mais je ne comprenais pas les français. Maîtriser une langue c’est aussi comprendre tout un tas de code sociaux qui m'était complètement fermé à l’époque. C’est toute la violence de vivre dans un pays qui ne t’as pas vu grandir : chaque peuple a une manière bien particulière de s’approprier une langue et d’y raconter à chaque fois une histoire différente.”
Quand j’ai entendu ces mots, quand j’ai senti sa main frôler la mienne en me racontant des choses d’une voix teinté de sanglots, je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir un écho étrange. C’est une fragilité que j’ai avec beaucoup de clients, je suis sûrement trop émoti ·f ·ve pour ce job. Trop sensuel ·le aussi sûrement, ça pousse à la confidence et mon amour des loseur, des loseuse, des gens qui n’y arrivent pas me pousse à me connecter avec elleux davantage que je ne le voudrais.
Je crois que j’aurais aimé qu’ils me tiennent par la main quand j’ai fait mes premiers pas dans le milieu militant. Ca m’aurait évité de me dissoudre dans quelque chose que je ne suis pas. Car oui perdre sa langue, sa manière de parler et d’agir est une erreur courante. La force du groupe profite toujours de notre manque d’amour.
Dans un monde militant où chacun et chacune se trouve un peu monstrueux, où le rejet des autres nous a poussé à construire une figure du monstre qui nous était confortable, penser que chaque monstruosité est égale est un piège courant. Chez les queer par exemple nous bandissons souvent ces visuels pour se donner du courage. Mais la laideur que nous revendiquons n’a pour objectif que de créer nos propres codes de beauté. Troquer des chandails respectables pour des crops top provocants ou un collier de perles par un bout de chaîne de vélo, la forme change mais la substance est la même. Nous n’acceptons de vivre dans les égouts qu’une fois suffisamment isolée du froid et de la puanteur.
Être désirable dans ses environnements nous a fait croire que c'était lié à notre mérite et que nous tenions là notre revanche. Pire, cela nous fait croire que cette revanche sur la vie qu’on pense mériter nous était due. Notre volonté est sûrement juste de reprendre le pouvoir mais cela se fait toujours au détriment de quelqu’un. Pour cela il faut des gens pour nous hisser plus haut, pour cela il faut des gens à exploiter6.
J’ai pas souvenir d’avoir vu un désir qui ne se construisait pas autour du dégoût. Peut être dans un autre monde oui, dans le monde imaginaire que l’on s’est construit ou les hiérarchies n’existent plus et où nous avons fini par nous convaincre de notre inaptitude au mal mais là bas dehors il y a des gens qui n’ont pas le luxe de croire à ce genre de rêve.
C’est contre intuitif mais les gens que l’on désire, qui sont populaires, qui sont approuvés même au sein de communautés marginalisées se font en vampirisant les gens que l’on ne désire pas. Pour chaque personne à qui on donne du crédit et de la valorisation, il faut tout un tas de personnes à qui on choisit d’enlever de la valeur. On pourrait juste se dire que tout cela n’est qu’une affaire de goût mais pour une personne dont on estime la beauté, les actions, la vision du monde, il y a mille mondes que l’on a choisi de mépriser plus ou moins ouvertement. Pour chaque personne dont on embrasse l'existence en plein jour, il y a un qu’lqu’un qu’on choisira de baiser dans l’obscurité.
Sur ce qui leur arrive, sur ce qu’on ne dit pas
Peut être que là est la solution d’ailleurs, peut être que si on persiste à nous voir comme des machines à désirer l’autre alors choisir le dégoût pourrait être une solution..Si certain ·e ·s d’entre nous ont été cantonné à la violence, à la puanteur, au fait d’être salement baisé dans des coins sombres7 alors nous avons quelque chose à apprendre de cette obscurité.
Si le moindre de nos clients un peu schalgue, un peu violent, un peu abusif nous accorde plus d’amour que nos potes précaire esthétisant le précariat alors oui choisir d’être la personne problématique, envieuse et puante est un avenir souhaitable. Puisque nous ne pouvons décemment pas briller en soirée, choisir d’être haï et méprisé est une destination à même de raconter quelque chose qu’on a oublié de raconter. Une sorte de backroom du glauque ou tout est si honteux que personne n’aura l’audace de nous y suivre.
On a enlevé sa rage au monstre pour en faire une chose inoffensive mais s’habituer à cette odeur de foutre qui imprègne notre peau et jusqu’à nos vêtements poussera peut-être les gens à réfléchir à ce que cette odeur veut dire.
Alors oui nous ne prétendons pas être meilleur. C’est commun de tous les carcans normatifs de se penser meilleur et se dire que nous serons moins mauvais que les gens qui nous ont précédés. Mais si la solution était de choisir d’être pire ? Si nous ne pouvons pas espérer être baisé en plein jour, on pourrait toujours se dire que se réunir est une bonne chose afin que plus personne ne puisse faire comme si cette odeur n'existait pas. Mieux nous pourrions poussez notre environnement à s’interroger sur ce que notre odeur raconte.
Si la manière qu’on a de nous renifler nous angoisse parfois, il y a sûrement quelque chose à apprendre des gens qui ont pu avoir un vécu similaire au nôtre. Les gens qui ont inspiré le dégoût avant nous et le rejet ont sûrement une histoire. Pourquoi les a t-on rejetés et mis sur le côté et quelle force iels ont pu en tirer est une histoire qu’on semble avoir oublié. Le monde autour de nous ne s’est pas forgé avec des âmes qui étaient aimées et appréciées. La rage n’est pas pensée pour être agréable, elle est là pour questionner le monde autour d’elle.
Les icônes que l’on brandit dans le milieu militant ne sont pas arrivées ou elles sont en sentant la rose. Du militant communiste deter, à la drag queen sdf en passant par le mec qui écrit depuis sa prison en hurlant sa colère sur ses conditions de vie, ces personnes ne se sont pas construites en étant parfaitement adapté à leur monde.
Dans chacune de leurs actions, dans chacun de leur geste, il y a quelque chose qui a profondément gêné les gens de leur groupe, voire les a dégouté parfois. Indubitablement dans les figures que l’on célèbre aujourd’hui il y avait quelque chose d’inconfortable. Ne vous en déplaise tout autour d'eux, il y avait cette odeur de sang, il y avait cette odeur de foutre…
1 Dans un de ses textes “My Words to Victor Frankenstein above the Village of Chamounix: Performing Transgender Rage”, susan stryker utilise la figure du monstre pour parler des vécus queer en général et trans en particulier. Selon elle c’est la rage qui caractérise le monstre et en fréquentant des milieux queer de plus en plus normatif au fil des années, liés à des logique d’obeissance ou chacun.e ressort des discours appris par coeur on peut se demander si cette rage existe encore quelque part.
2 J’entend que cela puisse choquer mais c’est l’objectif. Car si les cool kid ont fini par s’approprier le monstre alors peut être qu’il est devenu nécessaire de descendre plus bas, la ou personne n’a l’audace d’aller. Si on nous a volé la monstruosité alors peut être que s’enterrer au fond d’une benne à ordure est la solution.
3 Dans la brochure “Se battre contre l’isolement, c’est se battre contre la prison” qui revient sur des QHS (Quartier de haute sécurité) belges ou des modules d’isolement ont été installés en 2008. Il y a tout un passage qui y parle de comment au bout d’un moment la plupart des gens oublient révolte et revendication et finissent par penser que la souffrance est leur destin et s’enferme dans le silence. L’auteur dit qu’au bout d’un moment ils se mettent à ressembler à des zombies.
4 Récémment un article de amnesty international est revenu sur les violences physique et psychologique qu’on pu subir les personnes intersexe dans l’enfance, on pourrait faire le même lien avec le vécus trés compliqué des personne trans qu’elles soient intersexe ou non même aujourd’hui en 2025. L’assignation à un genre n’étant quelque part qu’un flic parmi d’autres.
5 Il existe un dossier assez complet de l’irdes sur les traumatismes lié aux parcours de migration. Les personnes développant des troubles psy souvent assez importants.
6 Dans plusieurs de ses lives, la streameuse ultia parle de comment dans le milieu du streaming par exemple les groupes se construisent toujours comme des salles de classe ou des personnes sont humilié par le groupe afin de se renforcer.
7 Ici bien sur mon idée va bien au delà de la posture de pénétrant.e ou de pénétré.e, j’utilise plutôt une métaphore pour parler de gens qui sont utilisés voir vu comme utilisable dans les relations intimes.