Refuser d'attendre : Anarchisme et intersectionnalité
Auteurices : Deric Shannon et Jen Rogue
Traducteurice : MaddyKitty
Présentation des auteurices (extrait de Queering anarchism) :
J. Rogue est une anarcha-communiste intersectionnelle, présente dans des organisations anarchistes, féministes et queer depuis plus de dix ans."Une grande partie de son travail a porté sur le VIH/SIDA, les prisons et le militarisme, et sur l'établissement de liens entre les systèmes d'oppression et d'exploitation, en particulier par le biais de l'analyse des médias. Rogue est membre de la Workers Solidarity Alliance et vit actuellement à Austin, État du Texas.
Deric Shannon est un militant anarchiste qui vit actuellement sur la côte ouest des États-Unis. "Il est le co-auteur de l'essai de Political Sociology: Oppression, Resistance, and the State (Pine Forge Press 2010) et le co-éditeur de The Accumulation of Freedom: Writings on Anarchist Economics (AK Press 2012). Il est également l'auteur de nombreux livres et d'articles portant généralement sur les mouvements sociaux, l'économie politique, la culture, la sexualité et leurs intersections avec la politique radicale. Il croit en des présents et des futurs radicalement différents.
“Sans justice, il n'y a pas d'amour”
— bell hooks
L'anarchisme a des choses à apprendre du mouvement féministe. C'est déjà le cas de bien des façons. Les anarcha-féministes ont développé des analyses du patriarcat qui le lient à l’État. Nous avons appris du slogan “le personnel est politique”, par exemple, que les hommes qui sont en accord avec l'idée d'égalité entre les genres devraient traiter les femmes qu'ils connaissent avec dignité et respect. Nous avons appris qu'aucun projet révolutionnaire ne sera complet tant que les hommes domineront et exploiteront systématiquement les femmes; que le socialisme est un objectif vide, même s'il est “sans État”, si la domination des hommes reste intacte.
Cet essai soutient l'idée que les anarchistes devraient s'inspirer de la théorie de l' “intersectionnalité” qui a émergé dans le mouvement féministe. En effet, la conception de la lutte des classes anarchiste s'est élargie à la suite des mouvements féministes, du mouvement des droits civiques, des mouvements de libération gay et lesbien (et plus récemment les mouvements queer), les mouvements handi, etc. Cependant, comment nous positionnons-nous face à ces luttes? Quelle est leur relation à la lutte des classes qui sous-tend le combat pour le socialisme? Les rejette-t-on comme de “simples politiques identitaires” qui obscurcissent le combat de la classe ouvrière au lieu de clarifier la tâche du prolétariat? Si ce n'est pas le cas, comment les anarchistes peuvent-iels y inclure leurs préoccupations dans notre travail militant et notre théorie politique?
Pourquoi l'intersectionnalité? Comment on y arrive
De nombreuses personnes estiment que le mouvement féministe aux États-Unis d'Amérique commence avec la lutte des femmes pour le droit de vote. Cette concentration politique sur l'électoralisme a été critiquée par de nombreuses femmes radicales à la fin du XIXème (19ème) siècle. Après tout, qu'a apporté le droit de vote aux femmes de la classe ouvrière? Comment un renouvellement des maitres peut-il pourvoir les repas de leur famille? En fait, la plupart des féministes radicales de cette période refusaient de se dire "féministes", car elles voyaient le féminisme comme un mouvement de femmes bourgeoises, non concernées par la lutte des classes (pour une discussion intéressante sur le contexte de l'anarcho-syndicalisme espagnol du début du XXème (20ème) siècle, voir Ackelsberg 2005: 118–119 and 123–124). La plupart des femmes ouvrières voyaient leurs contemporaines “féministes” comme des alliées « des forces qui ont toujours été les ennemis déterminés du mouvement ouvrier, des pauvres et des déshérités » — de fait, elles voyaient le mouvement féministe naissant comme un mouvement de femmes bourgeoises, incapables d'apporter des solutions à la pauvreté, à l'exploitation inhérente à la classe ouvrière dans une société de classes (Parker 2001: 125).
Les anarchistes de cette période, d'autre part, ont anticipé certains des arguments à venir du mouvement féministe sur l'intersectionnalité. Nous avons lutté contre les arguments réductionnistes de classe qui étaient souvent avancés dans le large milieu socialiste. Des anarchistes ont écrit tôt sur le sujet de la prostitution et du trafic sexuel (Goldman 2001), des stérilisations forcées (Kropotkine 2001), et du mariage (De Cleyre 2004 et 2001), élargissant ainsi les critiques anarchistes de la hiérarchie en ce qui concerne les enjeux féminins, tout en articulant une vision socialiste d'une coopération future, une société sans classes. Ces travaux ont montré les connexions entre l'oppression des femmes et l'exploitation de la classe ouvrière. Le refus de nombreuses femmes de la classe ouvrière de rejoindre leurs contemporaines "féministes" démontrait les problèmes d'une identité femme universelle, où l'oppression des femmes pouvait être combattue sans lutter contre le capitalisme.
Cependant, il y a également eu des anarchistes qui ont produit des pensées réductionnistes. Malheureusement, de nombreux hommes anarchistes méprisaient les enjeux de l'oppression féminine. C'est en partie pour ça que les Mujeres Libres ont vu la nécessité de créer une organisation non-mixte pendant la guerre civile espagnole, car « de nombreux anarchistes traitaient les problèmes des femmes comme secondaires, au mieux, venant après l'émancipation des travailleurs, un problème qui serait résolu par la révolution » (Ackelsberg 2005: 38). Malheureusement, dans de nombreux contextes, cette attitude n'est pas une singularité historique, même si elle devrait l'être. Et c'est ce type d'hypothèses qui est devenu une toile de fond théorique importante pour la “deuxième vague” du féminisme.
Théories concurrentes dans la “Deuxième Vague”
De la fin des années 60' jusqu'au début des années 80', de nouvelles formes de féminisme ont commencé à émerger. De nombreuses féministes semblaient graviter autour de quatre théories concurrentes, avec des explications très différentes de l'oppression des femmes. Ces théories avaient des conséquences sur les pratiques féministes d'inclusion et d'exclusion.
Tout comme leurs prédécesseuses historiques de la “Première vague”, principalement concernées par le droit de vote, les féministes libérales ne voyaient aucun besoin d'un moment révolutionnaire dans la société existante. Au contraire, elles se concentraient sur la façon de briser le “plafond de verre”, pour permettre à plus de femmes d'acquérir des positions de pouvoir politique et économique. Les féministes libérales adoptaient l'idée que les institutions de pouvoir n'avaient rien de problématique. Leur tâche consistait à lutter pour l'égalité des femmes dans un cadre capitaliste.
Une autre théorie, parfois associée au féminisme radical, défendait l'idée d'abandonner la “gauche masculine”, considérée comme désespérément réductionniste. Bien sûr, de nombreuses femmes venues des mouvement pour les Droits civiques et pacifistes se plaignaient du sexisme omniprésent à l'intérieur de ces mouvements, reléguées comme elles étaient à des tâches de secrétariat. Elles ont également subi des pressions sexuelles de la part des leaders masculins, tout comme elles ont été généralement repoussées des politiques de gauche. Selon de nombreuses féministes radicales de l'époque, cela était dû à la primauté du système patriarcal – ou à la domination systématique et institutionnalisée des hommes sur les femmes. Pour ces féministes, le combat contre le patriarcat était la lutte principale pour créer une société libre, car le genre était la hiérarchie la plus ancienne et la plus enracinée (voir Firestone 1970).
Les féministes marxistes, d'autre part, estimaient que l'oppression des femmes s'inscrivait dans la sphère économique. Le combat contre le capitalisme était considéré comme la bataille “primordiale”, puisque « l'histoire des sociétés existantes jusqu'à présent est l'histoire de la lutte des classes » — c'est-à-dire que l'histoire humaine peut être réduite en classes (Marx et Engels 1967). En outre, les féministes marxistes en venaient à penser que la “base” économique de la société avait un effet déterminant sur ses “superstructures” culturelles. Ainsi, le seul moyen pour atteindre l'égalité entre les femmes et les hommes serait d'abattre le capitalisme – la nouvelle structure économique égalitaire donnerait donc naissance à de nouvelles superstructures égalitaires. Telle était la nature déterminante de l'économie.
Une autre approche a émergé, venant des conversations entre féminisme marxiste et féminisme radical, appelée “théorie des systèmes dualistes” (voir Hartmann 1981; Young 1981). Le féminisme socialiste est un produit de cette nouvelle approche, cette théorie défendait que les féministes devaient développer « une explication théorique qui accorde autant de poids au système de patriarcat que au système du capitalisme. » (Young 1981: 44). Si cette approche n'a pas vraiment résolu le problème autour de la priorité des luttes (la lutte contre le capitalisme ou la lutte contre le patriarcat), cela laissait encore beaucoup à espérer. Par exemple, les féministes noires ont soutenu que cette perspective laissait de côté une analyse structurelle de la race (Joseph 1981). En outre, où se situaient les oppressions basées sur la sexualité, la capacité, l'âge, etc. dans cette analyse? Toutes ces choses étaient-elles réductibles au patriarcat capitaliste ?
C'est dans cette toile de fond que l'intersectionnalité a émergé. Cette perspective ne s'est cependant pas limitée à l'abstraction et à la théorie. Comme mentionné avant, c'est à cause des expériences des féministes avec la gauche plus large, masculine, qu'il est apparu nécessaire de faire de l'analyse du patriarcat sous la forme d'oppression systémique. Sans analyse du patriarcat, qui met sur le même pied d'égalité patriarcat et capitalisme comme systèmes organisés, il n'y avait aucune réponse adéquate aux leaders masculins qui suggéraient de traiter des questions de l'oppression des femmes après la question “première” or “plus importante” de la lutte des classes.
Ces tensions n'étaient pas limitées à la gauche, elles existaient également à l'intérieur du mouvement féministe. Un des meilleurs exemples sur le terrain est sans doute présent dans le mouvement pro-choix aux États-Unis d'Amérique. Avant Roe contre Wade en 1973, il était considéré que l'avortement était une question non-fédérale, à régler pour chaque État. Les féministes se sont mobilisées autour de cette affaire afin que l'avortement légal soit garanti dans tout le pays. La décision a finalement mené à des garanties légales sur la question de l'avortement jusqu'au deuxième trimestre (NdT: de grossesse), mais les rhétoriques sur le “choix” et la “légalisation” ont laissé beaucoup de choses en suspend pour de nombreuses féministes.
Cette expérience permet de repenser l'idée d'une expérience universelle et monolithique de la “féminité”, comme elle est souvent pensée dans le militantisme identitaire traditionnel. Les féministes noires et les womanistes, par exemple, ont soutenu que se concentrer uniquement sur la question de l'avortement légal masquait les expériences de femmes noires à travers les États-Unis, soumises à une stérilisation forcée ou à qui on refuse souvent le droit de faire des enfants (voir Roberts 1997). De plus, les femmes ouvrières ont défendu l'idée que le choix “légalisé” n'a aucun sens sous le capitalisme, puisque l'avortement légal, mais inabordable, n'est pas vraiment un “choix”. La liberté reproductive voulait dire bien plus que la seule légalisation de l'avortement pour les femmes ouvrières. Nombreuses voulaient des enfants mais ne pouvaient pas se permettre de les élever; d'autres voulaient un changement profond des normes et mœurs culturelles d'une société qui juge ce que les femmes font de leur corps; d'autres encore voulaient un accès facilité aux établissement concernant la santé reproductive — en bref, le cadre de la “liberté reproductive” devrait prendre en compte les intérêts de toutes les femmes, et ne pas se concentrer sur une position blanche, hétérosexuelle et de classe moyenne (la position par défaut du mouvement “pro-choix”).
Intersections
Ces expériences à l'intérieur du mouvement féministe et plus largement de la gauche ont soulevé de nombreuses questions pour les féministes. Comment créer un mouvement qui ne se concentre pas uniquement sur les intérêts de ses éléments les plus privilégies? Comment considérer une position socialiste qui ne relègue pas les enjeux des femmes à une question “secondaire”? A quoi ressemblerait une organisation politique basée sur l'engagement de mettre fin à la domination plutôt que sur une expérience commune supposée basée sur des identités uniques? Ces questions ont reçu de nombreuses réponses de la part des féministes de couleur, des féministes queer, et des féministes pro-sexe avec la théorie de l'intersectionnalité — une théorie critique des traditionnels discours réductionnistes et des politiques identitaires (voir notamment hooks 2000; Collins 2000).
L’intersectionnalité postule que notre position sociale en terme de race, classe, genre, sexualité, origine nationale, capacité, âge, etc. est difficilement réductible à certaines de ses caractéristiques. Parler d'une expérience universelle en tant que “femme”, par exemple, est problématique car la “féminité” est vécue différemment selon la race, la classe, la sexualité — de nombreux facteurs. De fait, un mouvement féministe centré uniquement sur les enjeux des “femmes” tendra à refléter les intérêts des membres les plus privilégiées de cette catégorie sociale (NdT: les plus visibles politiquement).
Nos positions sociales aussi bien que les hiérarchies dans lesquelles elles s'inscrivent ne sont pas facilement séparables. Les individus n'existent pas en tant que “femmes”, “hommes”, “blancs”, “classe ouvrière”, etc. dans une espèce de vide dépourvu de tout autre type de relation sociale. De plus, ces systèmes d'oppression et d'exploitation fonctionnent de manière unique. Prenons par exemple le plus évident, la classe est une relation sociale basée sur l'exploitation du travail. En tant que socialistes, nous voulons abolir les classes, pas mettre fin à l'élitisme en conservant le capitalisme. La classe (NdT: économique) est donc unique. De la même façon, l'idée de “l'orientation sexuelle” a été développée au XVIIIème (18ème) siècle avec l'invention de “l'homosexuel” comme une catégorie de personne. Cette identité sexuelle limite les choix de genre préférés de partenaires sexuels, ignorant plus ou moins la myriade de possibilités pour une organisation de sa propre sexualité (c'est-à-dire le nombre de partenaires, les actes sexuels préférés, etc.). Cela a également limité le nombre d'identités sexuelles à trois catégories: hétéro, homo et bisexuel, effaçant de fait les larges possibilités d'attirance et de variété sexuelle à l'intérieur de l'humanité. La libération basée sur la sexualité se doit de troubler ces catégories afin de mettre en place une existence sexuelle/sociale viable pour chacun. Cela fait également de la sexualité quelque chose d'unique.
Ces inégalités structurelles et ces hiérarchies se façonnent et se soutiennent mutuellement. Par exemple, le travail reproductif et éducatif des femmes permet de produire les ouvriers de demain, afin que le capitalisme puisse continuer. La suprématie blanche et le racisme permettent aux capitalistes de contrôler une partie de la production afin de s'en servir de réserve de main d’œuvre bon marché. L'hétérosexualité comme régime politique permet le maintien de la structure familiale patriarcale, maintenant ensemble patriarcat et domination masculine. Toutes ces formes structurelles inégalitaires en ajoutent à la croyance nihiliste que les hiérarchies institutionnalisées sont inévitables et que les mouvements de libération sont basés sur des rêves utopiques.
Les partisan·es de l'intersectionnalité, de fait, estiment que toutes les luttes contre la domination sont des composantes nécessaires pour créer une société libérée. Il n'est pas nécessaire de créer des hiérarchies d'importance dans les luttes et suggérer que certaines seraient “principales” quand d'autres seraient “secondaires” ou “périphériques”, parce qu'elles se croisent et interagissent ensemble. De plus, l'histoire montre que le fait de classer les luttes par importance est non-nécessaire et porteur de divisions — et pire, cela brise la solidarité. Quand nous organisons et développons des pratiques politiques, nous devons déplacer les discours de la marge au centre de nos analyses afin d'éviter les préjugés qui nous ont conduit historiquement à tant de divisions dans le féminisme et la gauche.
Incite! Women of Color Against Violence est un bon exemple contemporain de l'usage de l'intersectionnalité dans la pratique politique et militante. Incite! “est une organisation militante nationale de féministes radicales de couleur promouvant une politique d'action directe, de dialogue critique et d'organisation horizontale, afin de mettre fin aux violences contre les femmes de couleur et nos communautés” (Incite! 2009). Incite! se distingue d'autres organisations contre la violence par son analyse systémique. Elles voient les expériences des femmes de couleur comme les “dangereuses intersections” du suprémacisme blanc, du patriarcat, du capitalisme et d'autres structures et institutions de domination. Plutôt que réduire les expériences à l'échelle individuelle, elles reconnaissent les systèmes qui oppressent et exploitent les individus, elles structurent leur approche par un appel à “recentrer” les personnes marginalisées, plutôt qu'une politique d' “inclusion” basée sur une seule identité ou une position sociale. Incite! estime que l' “inclusivité” ajoute seulement un composant multiculturel à l'organisation individualiste dominée par les blanc·hes, mode d'organisation courant aux États-Unis. A la place, elles appellent à un cadre de recentrage autour des personnes les plus marginalisées. Cette impulsion assure que leur organisation s'occupe des besoins des personnes négligées par le féminisme, puisque la libération des éléments les plus marginaux bénéficiera à tout le monde — alors qu'un militantisme centré sur les éléments privilégiés à l'intérieur d'une catégorie sociale donnée laisse les autres en retrait (comme dans les exemples que j'ai donnés sur la lutte pour le droit de vote et la légalisation de l'avortement). Incite! se concentre sur les besoins et enjeux de la classe ouvrière, généralement négligés (par exemple, les travailleur·euses du sexe, les personnes incarcérées, les personnes trans et les utilisateurices de drogue). En plaçant ces personnes au centre de leur organisation, elles se concentrent sur les personnes qui se retrouvent aux intersections les plus dangereuses de la domination et de l'exploitation, s'attaquant ainsi à l'ensemble du système et pas seulement aux aspects les plus visibles ou les plus favorisés. Incite! voit également l'Etat comme un perpétuateur majeur de violence contre les femmes de couleur et cherche à construire des organisations horizontales qui en sont indépendantes et contre l'Etat. Les anarchistes pourraient apprendre beaucoup d'Incite!, à propos de l'importance de répondre aux besoins de TOUTES les parties de la classe ouvrière. Iels pourraient également apprendre à enrayer les tentatives de la gauche d'ignorer ou rejeter les préoccupations, besoins, idées et le leadership des personnes vivant dans les intersections du capitalisme, du suprémacisme blanc, du patriarcat, etc.
Que peut apporter la théorie de l'intersectionnalité à l'anarchisme?
Nous pensons fermement que ce processus d'apprentissage est à double-sens. Pendant que nous pouvons synthétiser notre pratique en incluant les préoccupations soulevées par les féministes, le féminisme pourrait également bénéficier des expériences anarchistes. Nous voyons les contributions anarchistes à l'intersectionnalité dans deux domaines principaux. Premièrement, l'anarchisme peut fournir une base radicale pour critiquer les interprétations libérales de l'intersectionnalité. Deuxièmement, les anarchistes peuvent fournir une analyse critique de l’État.
Trop souvent, les personnes utilisant une analyse intersectionnelle ignorent l'unicité des différents systèmes de domination. Nous pouvons par exemple articuler une opposition générale au classisme. Alors que nous croyons que l'élitisme de classe existe, cette opposition au “classisme” souvent ne reconnait pas les propriétés uniques du capitalisme et peut mener à une position qui plaide uniquement pour la fin de l'élitisme de classe sous le capitalisme. En tant qu'anarchistes, nous ne nous opposons pas seulement à l'élitisme de classe, nous nous opposons au système de classe directement. Nous ne voulons pas que la classe dominante nous traite mieux sous un régime basé sur l'inégalité et l'exploitation (le capitalisme). Nous voulons réduire le capitalisme en pièces et construire une nouvelle société dans laquelle les classes n'existeront plus, nous luttons pour l'avènement du socialisme. Les anarchistes, en tant qu'éléments du mouvement socialiste, sont bien placé·es pour critiquer cette interprétation libérale de l'intersectionnalité (voir notamment Schmidt et van der Walt 2009).
De même, en tant qu'anarchistes, nous sommes bien placé·es pour formuler des critiques sur l’État. L’État, en plus d'être un ensemble d'institutions spécifiques (comme les tribunaux, la police, un corps politique composé de sénateurs, présidents, etc.), est une relation sociale. Il a une influence considérable sur nos vies, de bien des façons. Par exemple, les anciens prisonniers n'arrivent souvent pas à retrouver un travail, surtout quand ils ont commis des crimes. Il suffit de jeter un coup d’œil rapide à la composition raciale et sociale des prisons nord-américaines pour voir comment l'intersectionnalité peut être utilisée ici. Les anciens prisonniers, les travailleurs qui sont ciblés pour des actes de violence ou engagés dans des actions directes et/ou de désobéissance civile, etc. ont des besoins spécifiques en tant que sujets d'une société qui suppose qu'il y a des gouvernants et des gouvernés, passifs. L’État tend à cibler un ensemble précis de travailleur·euses, dont l'existence se situe dans les intersections dangereuses que nous avons mentionné plus haut. Les anarchistes peuvent offrir à la théorie de l'intersectionnalité une analyse des moyens par lesquels l’État dirige nos vies tout autant que n'importe quel autre système institutionnel de domination. Et nous pouvons, bien sûr , défendre la destruction d'un tel arrangement social et le remplacer par des formes d'organisations sociales non-hiérarchiques.
Refuser d'attendre
De bien des façons, les anarchistes ont anticipé historiquement certaines des idées de l'intersectionnalité. De plus, l'anarchisme en tant que philosophie politique — et en tant que mouvement contre toute forme de domination structurée, coercitive et de contrôle — semble bien armé pour une pratique intersectionnelle. Malheureusement, les mêmes arguments sur les formes de hiérarchie de lutte perdurent. Comme par le passé, ceux-ci mènent à la division et à un manque de solidarité (imaginez qu'on vous dise d'abandonner une lutte qui VOUS concerne directement pour mener la “bonne” lutte ou la lutte “principale”!). De plus, la destruction de n'importe quelle hiérarchies aura un effet destabilisateur sur le reste, car toutes ces divisions sociales servent à naturaliser l'existence de toutes les autres hiérarchies.
Nous avons essayé ici d'expliquer la montée de la théorie de l'intersectionnalité à l'intérieur du féminisme et d'en décrire les contours. Plus important encore, nous avons tenté de le mettre en relation avec la pratique politique et les mouvements de lutte pour sortir de l'abstraction théorique. Nous espérons que davantage d'anarchistes prennent connaissance de l'intersectionnalité et l'utilisent de façon positive dans nos actions politiques. Enfin, nous espérons que davantage de personnes dans les groupes marginalisés refusent d'attendre, que nous reconnaissions la valeur de tous les combats contre l'injustice et la hiérarchie ici et maintenant — et que nous construisions une pratique réflexive (NdT: Praxis) basée sur la solidarité et l'entraide en lieu et place des divisions de principe pour savoir quelles luttes sont “prioritaires” et quelles autres seraient de fait “secondaires” ou “périphériques”. Elles sont plutôt toutes liées et nous avons de bonnes raisons de refuser d'attendre avant que “la révolution” s'y intéresse!
Bibliographie
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