Quel rapport avec la r(ace) ?: (a)sexualité et privilège blanc
Texte original: What’s R(ace) Got To Do With It?: White Privilege & (A)sexuality
Auteurice: Alok Vaid-Menon
Traducteurice: Al Loustoni
Publié initialement: 2014
Note de traduction: le terme "brown" revient très souvent dans ce texte. Il est difficilement traduisible en français puisqu'il recouvre, en Amérique du Nord, un ensemble d'ethnies (sud asiatiques, natives américaines, latinx) qui seront amalgamées dans une seule catégorie raciale (brown). J'ai fait le choix de laisser ce mot tel quel dans la majorité du texte.
Il y a une absence de dialogue autour de l'asexualité et de toutes les critiques qui y sont associées dans de nombreux espaces queer dont j'ai fait partie.
La première fois que j'ai vu quelqu'un comme moi faire l'amour, c'était via un pop up internet en Inde. "Hairy Mallu Boys." Et j'ai peut-être cliqué sur le lien. Et il se peut que j'aie été bouche bée devant le spectacle : des hommes brown et poilus qui baisent ensemble. J'aurais aimé vous parler de la validation, du réconfort qu'il y avait à voir enfin quelqu'un qui me ressemblait avoir un orgasme, mais ce serait trompeur. J'étais trop choqué-e pour me sentir validé-e. Trop surpris-e de voir un corps comme le mien baiser dans cette ville où mes amis indiens et gays me demandent si j'ai déjà couché avec un blanc parce que "ils sont plus propres que nous", parce qu'ils l'ont "vu dans un porno".
En grandissant aux États-Unis, je n'ai jamais vraiment vu de personnes brown s'engager dans des actes d'intimité en public. Dès mon plus jeune âge, je me souviens avoir été jalouxse des Suzy, des Michael, des Patrick et de leurs parents qui les embrassaient pour leur dire au revoir. Je me souviens avoir été jalouxse des Tom, Dick, Zach et de leurs parents qui s'embrassaient lorsque leur enfant marquait un but lors des matchs de foot. Mes parents ne se sont jamais touchés devant moi. En fait, on ne parlait jamais vraiment de sexe. Je me souviens avoir toujours pensé que le sexe était quelque chose de réservé aux blanc-he-s. Je comprenais que nos parents avaient dû " le faire ", mais je ne pouvais pas les imaginer y prendre plaisir. Le plaisir n'était pas pour nous. C'est pour ça qu'on a déménagé dans ce pays, non ?
Lorsque j'ai cherché des représentations de garçons brown et actifs sexuellement dans les médias, tout ce que j'ai trouvé, ce sont des champions de concours d'orthographe, des propriétaires de stations-service et ce type dans Mean Girls - l'archétype du garçon brown obligé de surcompenser pour attirer l'attention des blanc-he-s. En effet, le corps brown était généralement représenté comme s'engageant dans un travail émotionnel, physique ou mental pour les intérêts des blanc-he-s. Et à mesure que je vieillissais, que les garçons autour de moi avaient des voix plus graves, j'ai été témoin des nombreuses façons dont ils se sentaient obligés de surcompenser - soit en adoptant la finesse du costard taillé patriarcal blanc, soit en adoptant et en exploitant l'esthétique noire pour paraître plus "cool" et "masculin". L'homme américain d'origine sud-asiatique est dans une situation telle qu'il doit pour se débattre dans une culture qui ne reconnaissait et ne reconnaît toujours pas son corps comme beau et digne de recevoir et de transmettre le désir.
Cela revient à dire qu'il a toujours été difficile pour moi de fantasmer avec des scénarios sexuels impliquant mon propre corps, car je n'ai jamais eu de représentations auquel me référer pour mon propre plaisir. Le voyeurisme devient ici moins un choix qu'une position coercitive : j'ai l'impression d'avoir été programmé-e pour assister à des actes sexuels, toujours à distance. La queerness devient ici moins une destination à laquelle on aspire qu'un vêtement apposé sur un corps sans notre consentement – un type d'altérité qui ne consiste pas seulement à ne pas voir son visage reflété sur l'écran, mais à vivre sa différence inscrite sur la peau. La porter mortellement près, comme une arme.
Au fil des ans, j'ai trouvé plusieurs mots pour exprimer cette distance : "non-conforme à mon genre" pour exprimer mon incapacité (et peut-être mon manque de volonté) à me définir par la masculinité qui m'a été assignée à la naissance et "asexualité" pour exprimer mon incapacité à me sentir authentiquement "sexuel-le", capable et digne de vouloir. Mais ces termes ne m'ont jamais paru adéquats pour exprimer cet amas d'angoisses, de pouvoir, d'histoires, de récits et de paradoxes qui me viennent à l'esprit lorsque je pense à mon genre et à ma sexualité. Comme tous les marqueurs identitaires, ce sont des raccourcis que l'on nous a prescrits pour clore la conversation : nous pouvons nous retirer dans nos identités comme nous nous retirons dans nos appartements sans nous demander comment et pourquoi nous sommes arrivés là, quels imaginaires ont été gentrifiés par ce processus, sans être capables d'avoir une conversation sur le fait que cet endroit sera toujours trop restreint pour toustes nous accueillir.
Cette "distance", j'essaie de me réconcilier avec elle depuis des années : comment articuler ce mélange de pouvoir, de honte, de désir et de peur qui me met mal à l'aise lorsque je me considère comme un corps sexuel. Et, dans le même temps, comment remettre en cause le dogme des soi-disant "radicaux" qui prétendent que nous avons simplement intériorisé la "honte de notre sexualité" et que la honte est quelque chose dont nous pouvons nous émanciper.
Ainsi, lorsque je parle d'asexualité, je ne parle pas d'une sorte de modèle aseptisé de politique identitaire préoccupé par la reconnaissance et l'acceptation (par le capitalisme) – je parle de cette distance. Cette absence de désir. Cette condition anxieuse de ne pas être capable de différencier le traumatisme de la vérité - cette position particulière de ne jamais pouvoir se séparer du pouvoir qui continue à façonner chacun de nos désirs, envies et actions.
Pourquoi les discours associés a l'identité asexuelle ne sont pas suffisants.
En tant que queer sud-asiatique, je ne me sens pas à l'aise à l'idée de qualifier mon corps d'"asexuel". Dans le monde occidental, l'oppression qu'ont subie les hommes brown a consisté en partie à les émasculer et les désexualiser (voir le livre de David Eng, Racial Castration). Que signifierait alors pour moi le fait de me définir comme "asexuel" ? À quoi pourrait ressembler cette démarche sous la suprématie blanche ? Puis-je un jour exprimer authentiquement " ma/mon " (a)sexualité ou suis-je toujours en train de répéter les logiques coloniales ?
Le dilemme de ce corps queer racisé tient dans son incapacité à se voir à travers ses propres yeux. Dans le miroir, il voit le reflet de ce que les blanc-he-s ont toujours dit de lui. Indépendamment de ma libido, je ne suis pas sûr-e que je me sentirai un jour à l'aise de me définir asexuel-le, car j'ai l'impression de trahir les miens.
Je m'investis pour que les Sud-Asiatiques et toustes les américain-e-s d'origine asiatique puissent réclamer, réaffirmer et être reconnu-e-s dans leur sexualité. Je m'investis pour que les garçons et les filles brown puissent obtenir ce qu'iels désirent. Je suis investi dans le potentiel radical de l'amour brown (queer) dans une société où tant d'entre nous grandissent en détestant leur corps et en pliant les genoux pour les hommes blancs. Je veux faire partie de cette lutte. Parfois, je m'en veux de ne pas être capable de me défaire de la distance, de ne pas être capable de me joindre à cette solidarité. Baiser et être baisé-e, revendiquer et brandir publiquement ma sexualité. Je comprends qu'il y a quelque chose de radical dans le fait que les masculinités asiatiques américaines soient subordonnées aux masculinités patriarcales synonyme d'hyper-sexualité et d'hyper-masculinité; dans la réappropriation des figures " efféminées " et " asexuelles " de nos corps comme un refus politique des logiques mêmes qui ont rendu ces corps insensibles (comme nous le rappelle Celine Shimizu dans son livre Straightjacket Sexualities).
Mais en même temps, il y a une différence entre la théorie et la pratique. La théorie n'a pas d'importance quand on se retrouve par défaut dans la catégorie des "ami-e-s". La théorie n'a pas d'importance lorsque vous grandissez en fantasmant sur les fantômes de toute votre honte intériorisée. La théorie n'a pas d'importance lorsque vous vous retrouvez à acheter des chemises à boutons, à raser votre barbe et à faire de votre mieux pour paraître plus blanc-he afin qu'iels aient la courtoisie de vous regarder. Pourquoi la théorie fait-elle toujours porter la charge du changement sur les opprimé-e-s et non sur les systèmes qui les oppriment ?
Il y a une partie de moi qui ne sera jamais capable de surmonter le désir d'avoir "plus". Je veux pouvoir être dans un bar et ne pas être seulement l'objet du désir, mais un sujet de désir. Une partie de la suprématie blanche, telle que je la conçois, est le privilège d'être un sujet de désir : quelqu'un qui peut se sentir maître de ses désirs et qui a plus de moyens d'agir sur ces désirs. La "distance" que je vis autour de ma sexualité fait que je me sens souvent incapable d'être un sujet de désir. Cette distance me donne l'impression de ne pas avoir le contrôle, d'être jalouxse et d'être dans un état perpétuel de manque. J'ai l'impression d'avoir intériorisé le contrôle blanc de ma sexualité et de mon corps.
Alors, quand j'ai lu cet article sur la façon dont les personnes impliquées dans la communauté asexuelle se comportent comme si elles avaient déconstruit la race, j'ai été plutôt sidéré-e. L'asexualité imposée a toujours été une stratégie soigneusement élaborée pour soumettre les masculinités asiatiques. L'asexualité a tout à voir avec la race. Ce qui reviendrait à dire que si l'acte même de revendiquer publiquement une identité asexuelle est profondément lié au privilège blanc ? Les notions d'être "né-e asexuel-le" et d'amour de mon "asexualité" n'auront jamais de sens pour moi. Dans un monde qui efface continuellement les sexualités asiatiques masculines, j'ai été contraint-e à l'asexualité. C'est une chose avec laquelle j'ai lutté et je continuerai à le faire. Mon asexualité est le lieu d'un traumatisme racial. Je veux que cette tristesse, cette perte, cette angoisse fassent partie de la charge politique que porte le mot asexualité. Je ne veux pas être fièr-e ou sûr-e de moi - je veux avoir une conversation sérieuse sur la façon dont tous nos désirs sont altérés par le racisme et à quel point c'est violent. Mes plaisirs - ou leur absence - ne sont pas festifs ou transcendants (Ndt: dans le sens, lié à une essence qui prédécèderait le social), ils sont contradictoires, confus et blessés.
Je veux rêver et construire des communautés où nous pourrons discuter et guérir ensemble des traumatismes inscrits dans notre chair. Dans mon cas, je ne pense pas que me définir asexuel-le soit la meilleure façon de guérir. Ce que je demande, c'est que tout le monde – et pas seulement les personnes racisées – reconnaisse la façon dont le colonialisme a marqué et continue de marquer nos corps de différentes manières. Mon histoire de distance n'est qu'un des héritages de la façon dont le racisme a façonné nos désirs. Je ne veux pas suggérer que toutes les personnes d'Asie du Sud assignées hommes sont asexuelles, ni que l'identité asexuelle est nécessairement oppressive pour les Sud-Asiatiques – ce que je partage, c'est l'histoire d'un corps qui a trouvé et continue de trouver des moyens de lutter. Ce qui signifie que mon "asexualité" ne peut jamais être considérée comme extérieure à la violence raciste contre les personnes racisées. Je veux un espace où je puisse revendiquer cela avec ces gens et discuter de la manière dont les conceptions blanches des relations, de l'intimité, de la désirabilité, de la beauté, du progrès et du bonheur nous ont toujours fait ressentir un certain sentiment de manque et comment nous avons construit toute notre vie autour de ce manque. Pour moi, parfois, j'ai l'impression qu'échapper à l'asexualité serait une façon d'échapper au colonialisme – d'avoir enfin la capacité de se comprendre pour savoir vraiment qui "je" suis (peut importe ce que serait ce "je").
L'idée de politiser l'identité asexuelle m'effraie de la même façon que la politisation de n'importe quelle identité (sexuelle) vue comme un enjeu unique. Elle opère dans un contexte raciste, capitaliste et colonial. Elle suppose des corps particuliers avec des histoires particulières et des intérêts politiques particuliers. Ce que j'appelle de mes vœux, c'est que l'on s'éloigne des discours identitaires pour se tourner vers une conversation franche sur les traumatismes et la sexualité. Comment pouvons-nous faire évoluer nos compréhensions des sexualités pour ne plus les ancrer dans des récits qui reproduisent l'essentialisme biologique ("born this way") vers des récits qui nomment des moments spécifiques de traumatismes historiques et personnels qui renseignent sur nos sexualités. Cela veut dire que je ne suis pas aussi intéressé-e que vous par les mots que vous apposez sur votre corps - je suis intéressé-e par le voyage qu'il vous a fallu pour y arriver.