Pour une pédagogie anarcha-féministe

Source: https://theanarchistlibrary.org/library/sonia-munoz-llort-anarcha-feminist-pedagogy-collaborative-and-emancipatory-learning-in-inclusiv

Autrice: Sonia Muñoz Llort

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: 06 décembre 2020

Sonia Muñoz Llort tient également un blog à cette adresse: https://morethanthisandthat.wordpress.com


Les anarchistes savent qu'une longue période éducative doit précéder tout changement fondamental dans la société, c'est pourquoi iels ne croient pas au vote, ni aux campagnes politiques, mais plutôt au développement d'individualités qui pensent par elles-même.

— Lucy Parsons, 1890

L'éducation comme processus de libération, en s'appuyant uniquement sur la rationalité ?

Judith Suissa, dans son livre Anarchism and Education, donne un excellent aperçu des principes importants de l'éducation anarchiste. La plupart de ces principes, comme la liberté, l'approche holistique du processus d'apprentissage et la pratique anti-hiérarchique et anti-autoritaire, indépendamment des institutions étatiques, sont particulièrement nécessaires de nos jours.

Cependant, en tant que pédagogue anarchiste, je me demande s'il n'y a pas un point que nous devons élargir pour rendre ces pédagogies plus inclusives et mieux ancrées dans la pratique et le principe d'entraide. Nous ne devons pas nous contenter d'intégrer des individus dans la salle de classe, mais également dans des processus révolutionnaires quotidiens. Dans son livre, Suissa désigne la rationalité comme un facteur prédominant pour comprendre et analyser les systèmes oppressifs qui nous entourent à un niveau intelligible, mais aussi comme un prérequis pour être capable de participer à de nouvelles structures hors du système capitaliste.

Dans la tradition anarchiste, la rationalité est un facteur potentiel d'exclusion, non seulement des salles de classe mais aussi du processus révolutionnaire permanent lié à l'apprentissage quotidien.

Nombreuxses sont celleux qui pensent toujours que pour apprendre activement, nous devons nous appuyer uniquement sur la rationalité. La rationalité en psychologie est vue comme une fonction cognitive importante, qui nous permet d'analyser et de prendre en charge des informations écrites et vocales, ainsi que de prendre des décisions. C'est en partie correct, mais l'ensemble dans lequel les processus d'apprentissage s'inscrivent inclut aussi les émotions, la communication avec notre environnement et des facteurs biologiques comme une bonne santé mentale ou un niveau stable de sucre dans le sang. Une surcharge des fonctions cognitives laisse de nombreuses personnes hors de la construction de sociétés ouvertes et inclusives. Comment peut-on construire des sociétés justes et libres si certaines personnes en sont exclues ?

Il est impératif d'inclure un savoir moderne sur les processus d'apprentissage, non seulement en tant qu'individus, mais également dans nos collectifs pour adapter et étendre nos principes et nos pratiques à une organisation inclusive. L'émancipation doit concerner tout le monde, et l'émancipation doit aller au-delà de notre confiance en une pure rationalité dans le but de contribuer à de nouvelles structures sociales.

Le discours sur la rationalité a été largement utilisé contre les femmes et les personnes GNC. Notre manque de rationalité serait le signe de notre incapacité à prendre de bonnes décisions pour nous même ou pour le collectif. On peut trouver une large intersection où le capacitisme, le racisme, la misogynie, l'homophobie et la transphobie se rencontrent. Dans cette intersection, les pédagogies anarcha-féministes doivent trouver les outils pour déconstruire les mécanismes oppressifs qui concernent non seulement les rôles genrées, mais également d'autres types de classification qui marginalisent les gens et nous excluent des processus révolutionnaires.

Une pédagogie anarcha-féministe, une action pratique dans les systèmes éducatifs, les organisations et les mouvements anarchistes

Le propos de ce billet n'est pas de donner une réponse finale sur ce que devrait être une pédagogie anarcha-féministe. C'est seulement un concept que je forge dans le but d'étendre et réévaluer les principes de la pédagogie anarchiste. La plupart des théoricien·nes qui ont marqué les pédagogies anarchistes sont des hommes, ce qui en donne une conception très étroite. Nous sommes toustes influencé·es par nos propres perceptions et expériences, et nous pouvons être certain·es que c'est également le cas pour ces théoriciens quand ils ont développé leurs théories. De plus, certain·es n'avaient aucune expérience éducative ou pédagogique, ce qui de mon point de vue rompt avec la conception d'une éducation holistique où la théorie est aussi importante que la pratique.

Il est donc plus que temps d'avoir un regard critique sur nos propres approches et méthodes de pédagogie anarchiste, dans le but de discuter collectivement des voies possibles pour créer des pratiques davantage holistiques et inclusives dans nos organisations et nos mouvements. Encore une fois, il est crucial de travailler activement avec nos propres principes pédagogiques pour les adapter à nos défis actuels.

Il y a de nombreux comportements patriarcaux dans l'enseignement, tant en ce qui concerne les rôles de genre que les attentes sociales envers les enfants et adultes femmes ou en non-conformité de genre. Kropotkine et Bakounine, ainsi que d'autres pédagogues connus, parlent toujours des enfants sans mention de genre. La réalité nous montre que les plupart des individus ne s'identifiant pas comme des hommes cisgenres sont davantage discriminés et exploités que les hommes. De plus, les enfants sont toujours poussés à l'obéissance et nous trouvons des différences entre les genres dans les systèmes binaires, pendant que les enfants en non-conformité de genre sont invisibilisés. Il est dès lors important de s'intéresser à la construction sociale du genre dans les systèmes éducatifs, mais nous devons d'abord aborder la discrimination de genre.

En outre, nous devons travailler explicitement avec des idéaux de respect et d'éthique, ainsi que désapprendre les modèles patriarcaux et capitalistes de nos modèles éducatifs néolibéraux mondialisés.

Dans de nombreux cas, les institutions éducatives transmettent des valeurs religieuses qui renforcent et encouragent l'exploitation des femmes et des personnes en non-conformité de genre. Par ailleurs, il convient de discuter du lien toujours existant entre l’État et les institutions religieuses, notamment dans les cas où la rupture potentielle avec les autres systèmes éducatifs mondiaux est prise en charge par des gouvernements nationalistes-conservateurs. C'est un problème important qu'il nous faut prendre en charge.

La libération pour qui ? La pédagogie anarcha-féministe rencontre la pédagogie du handicap

Les femmes et les personnes en non-conformité de genre handicapées souffrent de discriminations et de violence à un plus haut degré que les personnes valides. On peut le voir de deux façons.

D'un côté, la rationalité nous a fait voir les personnes non-valides comme des monstres que l'on doit apprivoiser et faire disparaitre, comme Sara Ornin le décrit dans son article “Montermekanismer” (NdT: en français les mécanismes des monstres. Malheureusement cet article est rédigé en norvégien, j'ai mis le lien par respect pour l'article original).

De l'autre côté, des auteurices comme Marta Russell soulignent l'idée que le handicap est une conséquence du capitalisme, puisque la force de travail est construite sur certaines conditions sensorielles, physiques et cognitives des travailleur·euses, ce qui le rend structurellement discriminant. Dans son livre Capitalism and Disability, elle explique comment, lorsque le système n'autorise pas certains corps à participer à la force de travail, la discrimination ajoute le stigmate de ne pas être assez productif pour avoir une vie décente, ce qui inscrit de nombreuses personnes pauvres dans des dispositifs de survie et de minimum vital à la charge de l’État.

Comment pouvons-nous développer une pédagogie anarcha-féministe qui puisse à la fois briser les liens qui lient l'éducation à la production capitaliste, et dans le même temps ouvrir à l'apprentissage de pratiques basées sur l'entraide et les soins mutuels plutôt que sur la rationalité, ouvrir nos espaces à la diversité des individus ?

Construire des réponses pratiques pour développer les pédagogies anarchistes. Quelques remarques pour étendre l'entraide et l'émancipation dans l'éducation et la société

Nous voulons que chacun·e participe activement à l'apprentissage, à la création d'environnements libres à l'école dans le but de construire des communautés révolutionnaires. L'entraide, c'est la réponse à apporter aux deux choses suivantes. Premièrement, le fait d'augmenter le choix de l'entraide comme outil éducatif avant la rationalité peut aider à diminuer le stigmate autour des émotions et des sentiments dans l'apprentissage, et à la place les voir comme des facteurs positifs qui nous aident à tisser des liens sociaux. Deuxièmement, l'entraide en tant que pratique éducative ouvre un point de rupture avec les principes ultra-individualistes d'apprentissage comme affaire individuelle. Apprendre, c'est toujours un processus social. Ça ne veut pas dire que nous devons tout faire ensemble, mais nous avons très certainement besoin d'échange d'idées et d'un soutien mutuelle, soit par la communication, soit par l'engagement dans des activités d'auto-apprentissage ou à travers l'action directe. Non seulement à un niveau rationnel, mais à un niveau physique, émotionnel, social et psychologique.

Ces aspects, comme tout ce qui regarde l'apprentissage des processus de libération, ne peuvent se produire qu'en dehors du système éducatif étatique. Cela veut dire que nous, enseignant·es, éducateur·ices et intervenant·es, devons nous assurer que nous développions des systèmes qui mettent en avant l’entraide et la participation de tous les individus, quelle que soit leur fonction, dans le but d'adapter notre façon d'aborder les luttes collectives de libération contre les systèmes oppressifs. C'est aussi cela, l'entraide. Cela consiste à s'adapter et travailler à l'accessibilité à la pleine dynamique sociale, aux outils de communication, aux espaces, à l'information et aux processus qui développent notre conscience politique et dans le même temps rencontre les nécessités de tout le monde.

C'est seulement en incluant tout le monde dans le processus d'apprentissage révolutionnaire que nous pourrons atteindre la liberté. Ensemble.

Sources