Plus de cent ans d'histoire des personnes transgenres

Source: Transgender History

Autrice: Susan Stryker

Traducteurice: MaddyKitty

Publié initialement: 7 novembre 2017


Transgender History, par Susan Stryker

Le passage suivant est un extrait du livre de Susan Stryker, Transgender History, aux éditions Seal Press : Chapitre 2, A Hundred-plus Years of Transgender History.

Transgender History, second edition
Covering American transgender history from the mid-twentieth century to today, Transgender History takes a chronological approach to the subject of transgend...

Imaginez être une jeune femme dans les années 1850, qui ne peut pas faire face à un mariage et au fait d'être mère, qui n'a aucune compétence professionnelle hors de la maison, et qui rêve d'aventure dans l'armée, en mer, ou dans les villes minières de l'Ouest montagneux et désertique. Enfilant les vêtements de votre frère, vous disparaissez dans la nuit et faites face à votre destin. Votre vie pourrait dépendre du fait que vous soyez pris pour ce que vous êtes. Ou imaginez être un jeune homme qui aime la compagnie des femmes, dont la plus grande joie est de prendre soin des enfants. Vous frémissez à la pensée d'être considéré comme une femme. Vous disparaissez dans les rues d'une grande ville, à la recherche d'un mode de vie qui vous convienne, mais vous vous retrouvez soumis à toutes les indignités que la société peut infliger à une personne féminine, sans attaches et peu susceptible de se voir offrir un emploi ou un logement.

Régulation de la sexualité et du genre

Les personnes qui contredisent les attentes sociales de ce qui est considéré typiquement homme ou femme ont existé depuis les premiers jours de la colonisation de ce qui est aujourd'hui les États-Unis. Thomas ou Thomasine Hall était un serviteur sous contrat en Virginie dans les années 1620, qui semble avoir eu une anatomie intersexe, et qui vivait parfois comme un homme et parfois comme une femme.

La colonie du Massachusetts adopte ses premières lois contre le travestissement dans les années 1690. Au dix-huitième siècle, nombre de femmes et de personnes transmasculines, la plus célèbre étant Deborah Sampson, s'enrôlent dans l'armée en tant qu'hommes.

Deborah Sampson, engagée dans l'armée continentale sous le nom de Robert Shurtliff

Joseph Lobdell, anciennement connu sous le nom de Lucy Ann, auteur de The Female Hunter of Delaware and Sullivan Countis, devient célèbre dans le nord de l’État de New York durant les jeunes années de la République, non seulement pour ses talents de tireur au fusil mais comme défenseur féministe de la réforme du mariage, avant d'être considéré comme malade mental et d'être interné pour le reste de sa longue vie.

Portrait de Joseph Lobdell

Un magazine littéraire populaire, The KnickerBocker, publie même une fiction intitulée “L'homme qui se prenait pour une femme”, en 1857. Cette nouvelle offrait le portrait sympathique d'une personne qui se percevait comme transgenre. Et tout au long de la période d'avant la guerre de sécession, l'institution esclavagiste avait souvent pour effet d'ôter toute signification de genre aux personnes réduites en esclavage, non seulement en les séparant des rôles sociaux traditionnels des hommes et des femmes de leurs cultures africaines d'origine, mais aussi en tentant de transformer nombre d'entre eux en corps de travail interchangeables, hommes comme femmes.

Toutefois, ce n'est qu'au milieu du dix-neuvième siècle que les conditions sociales qui favoriseront un mouvement transgenre de masse pour le changement social se mettent en place. À partir des années 1850, un certain nombre de villes états-uniennes mettent en place des ordonnances qui rendent illégales le fait d'apparaitre en public “dans un vêtement qui n'appartient pas à son sexe”. L'histoire de la régulation publique vestimentaire remonte à la période coloniale, avec des règles qui interdisaient de se déguiser en public ou de porter un vêtement associé à un certain rang social ou à une profession qu'on n'occupait pas, et qui criminalisaient les blancs qui se déguisaient en Indiens (ce qui était courant lors de manifestations populistes telles que le Boston Tea Party) ou les personnes noires qui se faisaient passer pour blanches. La vague de législations locales des années 1850 représente toutefois un nouveau développement spécifique à la présentation du genre. Bien que les personnes qui se perçoivent transgenres vivent dans des environnements urbains et ruraux, et dans toutes les régions du pays – en fait, le livre de l'historien Peter Boag, Re-Dressing America's Frontier Past, note que les histoires de travestissement sont “omniprésentes” dans les journaux du XIXe et du début du XXe siècle (facilement accessibles en ligne dans des formats numériques consultables) – ces nouvelles lois peuvent être interprétées, au moins en partie, comme une réponse à l'urbanisation croissante de la culture états-unienne.

L'interdiction du travestissement

Dans ces nombreuses lois anti-travestissement adoptées au milieu du dix-neuvième siècle, l'ordonnance suivante est promulguée en 1863 à San Francisco :

Si une personne apparaît dans un lieu public en état de nudité, ou dans un vêtement n'appartenant pas à son sexe, ou dans un vêtement indécent ou obscène, ou fait une exposition indécente de sa personne, ou se rend coupable d'un acte ou d'un comportement obscène ou indécent, ou présente ou exécute un jeu ou une autre représentation indécente, immorale ou obscène, est coupable d'un délit et, sur condamnation, doit payer une amende n'excédant pas cinq cents dollars.

Lois municipales interdisant le port de vêtements de sexe opposé

Dix-neuvième siècle

Lieu: Columbus, État de l'Ohio
Année: 1848

Lieu: Chicago, État de l'Illinois
Année: 1851

Lieu: Wilmington, État du Delaware
Année: 1856

Lieu: Springfield, Etat de l'Illinois
Année: 1856

Lieu: Newark, Etat du New Jersey
Année: 1858

Lieu: Charleston, Etat de Caroline du Sud
Année: 1858

Lieu: Kansas City, Etat du Missouri
Année: 1860, 1889

Lieu: Houston, Etat du Texas
Année: 1861

Lieu: Toledo, Etat de l'Ohio
Année: 1862

Lieu: Memphis, Etat du Tennessee
Année: 1863

Lieu: San Francisco, Etat de Californie
Année: 1863

Lieu: St. Louis, Etat du Missouri
Année: 1864

Lieu: Minneapolis, Etat du Minnesota
Année: 1877

Lieu: Oakland, Etat de Californie
Année: 1879

Lieu: Dallas, Etat du Texas
Année: 1880

Lieu: Nashville, Tennesee
Année: 1881

Lieu: San Jose, Etat de Californie
Année: 1882

Lieu: Tucson, Etat d'Arizona
Année: 1883

Lieu: Columbia, Etat du Missouri
Année: 1883

Lieu: Peoria, Etat de l'Illinois
Année: 1884

Lieu: Butte, Etat du Montana
Année: 1885

Lieu: Denver, Etat du Colorado
Année: 1886

Lieu: Lincoln, Etat du Nebraska
Année: 1889

Lieu: Santa Barbara, Etat de Californie
Année: 189?

Lieu: Omaha, Etat du Nebraska
Année: 1890

Lieu: Cheyenne, Etat du Wyoming
Année: 1892

Lieu: Cicero, Etat de l'Illinois
Année: 1897

Lieu: Cedar Falls, Etat de l'Iowa
Année: 1899

Vingtième siècle

Lieu: Cedar Rapids, Etat de l'Iowa
Année: 1905

Lieu: Orlando, Etat de Floride
Année: 1907

Lieu: Wilmington, Etat de Caroline du Nord
Année: 1913

Lieu: Charleston, Etat de Virginie-Occidentale
Année: 1913

Lieu: Columbus, Etat de Géorgie
Année: 1914

Lieu: Sarasota, Etat de Floride
Année: 1919

Lieu: Pensacola, Etat de Floride
Année: 1920

Lieu: Cleveland, Etat de l'Ohio
Année: 1924

Lieu: West Palm Beach, Etat de Floride
Année: 1926

Lieu: Detroit, Etat du Michigan
Année: 195?

Lieu: Miami, Etat de Floride
Année: 1952, 1956

Lieu: Cincinnati, Etat de l'Ohio
Année: 1974

ℹ️
Compilé par Clare Sears dans A Dress Not Belonging to His or Her Sex: Cross-Dressing Law in San Francisco, 1860–1900” (PhD diss., département de Sociologie, Université de Californie, Santa Cruz, 2005), basé sur les données de William Eskridge, Gaylaw: Challenging the Apartheid of the Closet (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1997).

Peu de recherches historiques nous aident à expliquer pourquoi le travestissement devient un problème social qui nécessite d'être régulé dans les années 1850, mais un vieil argument sur le capitalisme et l'identité gay offre quelques parallèles suggestifs. Selon l'historien John D'Emilio, les communautés modernes gay et lesbiennes n'ont pas vu le jour avant le milieu du dix-neuvième siècle, avec l'avènement des villes modernes industrielles et leur large population ouvrière. Ce n'est que lorsque les hommes ont pu quitter les communautés rurales soudées, caractérisées par des formes intimes et imbriquées de surveillance familiale et religieuse, qu'ils ont eu l'opportunité de former des formes différentes de lien avec d'autres hommes. Les villes, où l'économie industrielle a créé de nombreux emplois rémunérateurs qui ont permis aux hommes célibataires d'être indépendants de leur famille d'origine et de vivre en relative autonomie parmi les masses d'autres populations, ont fourni les circonstances sociales cruciales pour que les communautés gaies prennent forme.

Parce que les femmes étaient moins capables que les hommes de se libérer des contraintes du mariage, de la garde des enfants et des soins aux personnes âgées, il n'y avait pas de sous-culture lesbienne avant le vingtième siècle, quand davantage de femmes pouvaient subvenir à leurs besoins en tant que salariées indépendantes. Les années 1920 ont été une décennie charnière dans ce changement. Pour la première fois, la population urbaine des États-Unis dépassait la population rurale ; les femmes exerçaient un pouvoir politique sans précédent à travers la récente acquisition du droit de vote, et les sensibilités de l'âge du jazz embrassaient des idées plus extensives d'une sexualité féminine plus acceptable. L'élargissement du champ des possibles pour une féminité indépendante était considéré comme un aspect important de la nouvelle “ère moderne”. Après les bouleversements de la Première Guerre Mondiale, un certain nombre de facteurs caractérisent cette période, comme les nouvelles technologies de divertissement (par exemple, les films et les enregistrements sonores), les styles modernistes de l'art et de la littérature, ainsi que l'éclairage électrique des maisons et des rues qui multiplient les possibilités de rencontres nocturnes.

Il est important de reconnaitre que nous connaissons toujours très peu de choses de l'histoire sociale du travestissement ou de l'expression publique de personnes qui se percevaient comme transgenres à des périodes antérieures. Pourtant, les circonstances favorisant le développement de mondes sociaux gay s'appliquaient également aux personnes qui cherchaient des moyens différents d'exprimer leur expression de genre. Les personnes assignées femmes à la naissance avec une bonne présentation de genre en tant qu'hommes avaient plus de possibilité de voyager et de trouver du travail. Les personnes assignées hommes à la naissance s'identifiant en tant que femmes avaient de meilleures opportunités pour vivre en tant que femmes dans les villes, loin des communautés dans lesquelles elles avaient grandi. En pratique, la distinction entre ce que nous appelons maintenant “transgenre” et “gay” ou “lesbienne” n'était pas toujours aussi significative à l'époque qu'elle l'est aujourd'hui. Depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle jusqu'à la première moitié du vingtième siècle, le désir homosexuel et la variation de genre sont souvent été associées. A l'époque, on considérait souvent l'homosexualité comme une “inversion” de genre : un homme attiré par les hommes est considéré avoir des comportements de femme, et une femme qui désirait les femmes était considérée avoir des agissements d'homme.

Loreta Janeta Velazquez a servi pendant la guerre civile en tant que soldat confédéré, sous le nom d'Harry Buford. (crédit: UNIVERSITY OF WISCONSIN PRESS.)

Le féminisme de la première vague et une population de plus en plus diversifiée sur le plan ethnique sont également des facteurs suscitant probablement de nouveaux efforts pour réglementer les variations de genre en public à partir des années 1850. Le féminisme de la 1ère vague est souvent défini comme la vague de réformes qui s'étend sur l'ensemble du XIXème siècle. Il commence par les appels à l'émancipation féminine de la fin du XVIIIème siècle, comme la Défense des droits des femmes de Mary Wollstonecraft. Il prend de l'ampleur avec la convention de Seneca Falls sur les droits des femmes en 1848, et culmine avec les campagnes de suffrage qui permettent aux femmes états-uniennes d'acquérir le droit de vote en 1919. La question des vêtements et leur réforme était très importante pour les premières féministes. Amelia Bloomer, par exemple, estimait dans les années 1840 que les jupes longues et les sous-vêtements encombrants étaient une forme d'asservissement qui tirait les femmes vers le bas. Elle préconisait le port de vêtements de type pantalon. Les opinions antiféministes du dix-neuvième siècle, qui voyaient le féminisme comme une menace pour la distinction entre hommes et femmes, considéraient que la réforme vestimentaire équivalait à un travestissement.

Le « bloomer », porté par Amelia Bloomer : « ensemble composé d’une jupe courte portée sur un pantalon à la turque »

Sur la côte ouest, où la ruée vers l'or californienne et la découverte de filons d'argent attirent de nombreux migrants transpacifiques depuis l'Asie, la diversité culturelle bouleverse un peu plus les présupposés euro-américains sur le genre. Les journaux de l'époque de la ruée vers l'or regorgent d'histoires sur la difficulté pour les Américains Européens de distinguer les hommes chinois des femmes chinoises, parce qu'iels portent toustes les cheveux longs et sont vêtu·es de costumes en soie qui ressemblent à des pyjamas. Pour comprendre les conditions historiques du militantisme transgenre contemporain, nous devons donc tenir compte de la race, de la classe, de la culture, de la sexualité et du sexisme. Nous devons également développer une compréhension des voies par lesquelles la société états-unienne favorise les conditions d'inégalité et d'injustice pour les personnes qui ne sont ni blanches, ni des hommes, ni hétérosexuelles et qui n'appartiennent pas à la classe moyenne, en plus de comprendre les difficultés particulièrement associées à l'engagement dans des pratiques transgenres.

Le pouvoir social de la médecine

Le développement rapide de la science médicale pendant cette période est un des outils les plus puissants de la régulation sociale. Bien sûr, la médecine moderne sauve de nombreuses vies et améliore la qualité de vie de millions de personnes. Mais à la fin du dix-huitième siècle, la science remplaçait graduellement la religion comme haute autorité sociale, et depuis le milieu du dix-neuvième siècle, la science médicale jouait un rôle central dans la définition de la vie quotidienne. Elle était souvent utilisée à des fins sociales particulièrement réactionnaires : pour “prouver” que les personnes noires étaient inférieures aux personnes blanches, ou que les femmes étaient inférieures aux hommes. Les praticiens et les institutions médicales ont le pouvoir de déterminer qui est considéré comme malade ou comme sain, normal ou pathologique, sain d'esprit ou fou. Et, de ce fait, de transformer des formes de différence humaine à la base neutres en hiérarchies sociales injustes et oppressives. Ce fonctionnement particulier du pouvoir social de la médecine est particulièrement important dans l'histoire transgenre.

Pour les personnes transgenres qui veulent modifier leur corps, la science médicale offre depuis longtemps la perspective d'interventions chirurgicales et hormonales de plus en plus satisfaisantes. Depuis que l'anesthésie existe et que la compréhension de l'importance des antiseptiques a transformé la pratique chirurgicale en autre chose qu'une possible condamnation à mort (à nouveau, au milieu du dix-neuvième siècle), les individus commencent à approcher les médecins afin de demander des modifications chirurgicales des parties de leur corps. Mais la science médicale est toujours une épée à double-tranchant : la volonté d'intervention de ses représentants va de pair avec leur pouvoir de définir et de juger. Bien trop souvent, l'accès aux services médicaux pour les personnes transgenres dépend de la construction des phénomènes transgenres comme des symptômes d'une maladie physique ou mentale, en partie parce que “la maladie” est la condition d'accès à ce type d'intervention médicale, sa légitimation. Il est important de reconnaitre que bon nombre des chirurgies génitales auxquelles ont eu accès plus tard des générations de personnes transgenres étaient développées en pratiquant sur les corps des femmes noires esclaves, soumises à des expérimentations médicales, et que ces procédures étaient utilisées sans consentement sur les corps de jeunes personnes intersexe.

Il est possible de voir les professionnels de la médecine et de la psychiatrie, autant que les personnes qui cherchent à soulager leur détresse liée au genre (ou qui essaient simplement de se comprendre), tâtonner tout au long du dix-neuvième siècle pour trouver de nouveaux mots, étiquettes, catégories d'identité et théories pour décrire et expliquer le phénomène transgenre.

En Autriche, Karl Heinrich Ulrichs publie sous pseudonyme (NdT : sous le pseudonyme de Numa Numantius) une série de brochures, entre 1864 et 1865, sous le titre L'Énigme de l'amour entre hommes ; il y développe une théorie biologique pour rendre compte des personnes comme lui, qu'il appelle “Uraniens”, et qu'il décrit par la locution latine anima muliebris virili corpore inclusa, ce qui signifie “une âme féminine enfermée dans un corps masculin”. C'est dans le cadre d'une correspondance avec Ulrichs que le citoyen hongrois d'origine allemande Karl Maria Kertbeny invente en 1869 le terme homosexuel, qu'il entend également pour signifier l'amour entre personnes du même sexe, mais sans l'élément d'inversion de genre que l'on trouve dans le terme “Uranien”. Les deux hommes considéraient les conditions respectives qu'ils décrivaient comme physiologiques et innées, et donc des objets appropriés de recherche médicale.
Ulrichs et Kertbeny pensaient aussi également que parce que le sentiment transgenre/homosexuel avait une base biologique, les lois contre leur expression devaient être réformées au nom d'un ordre social rationnel qui reflète la vérité scientifique. Leurs efforts représentent des tentatives précoces de militantisme, basées sur l'idée que les personnes que nous identifions actuellement comme gays ou transgenres n'étaient pas par définition des pécheresses ou des criminelles, mais simplement des types différents de personnes ayant le même droit de participer pleinement à la société. La logique de leurs arguments inspire encore de nombreuses initiatives de justice sociale en faveur des personnes homosexuelles et transgenres ; le plus souvent, cependant, les théories biologiques sur la variance de genre et l'homosexualité sont utilisées pour affirmer que les personnes gays et transgenres sont physiologiquement et psychologiquement dégénérées, et donc que leur condition doit être corrigée ou éliminée.

De nombreux autres termes, maintenus désuets, apparaissent pour désigner le phénomène transgenre dans la littérature médicale du dix-neuvième siècle tardif et du début du vingtième siècle, ce qui montre à quel point les questions transgenres commencent à être considérées comme un problème médical. La principale autorité scientifique de l'époque sur la sexualité, Richard von Krafft-Ebing, fournit un grand nombre de termes dans les différentes éditions de son compendium médical, Psychopathia Sexualis, publié pour la première fois en 1886. Il s'agit notamment de la “perversion de l'instinct sexuel” (le fait de ne pas aimer ce qu'on devrait trouver érotique en fonction de son sexe ou de son genre), l' “éviration” (un changement profond de caractère dans lequel les sentiments et inclinations d'un homme deviennent ceux d'une femme), la “défémination” (un changement profond de caractère dans lequel les sentiments et inclinations d'une femme deviennent ceux d'un homme), et la “métamorphose sexuelle paranoïque” (l'illusion psychotique que son corps se transforme dans un autre sexe).

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Par curiosité, vous pouvez consulter certains de ces termes :
- Eviration et défémination : http://psychanalyse-paris.com/1205-Eviration-et-defemination.html
- Métamorphose sexuelle paranoïque : http://psychanalyse-paris.com/1207-Metamorphose-sexuelle.html

Krafft-Ebing écrit également sur “la folie des Scythes” (un ancien peuple nomade des steppes Eurasiennes qui pratiquait parfois des rituels de modification génitale dans le cadre de ses observations religieuses) et les mujerados, des “femmes masculines” remarquées par les conquistadors espagnols lors de la colonisation des Amériques, qui, selon lui, s'étaient féminisées à cause d'une masturbation excessive, ce qui aurait entrainé une atrophie du pénis et des testicules.

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Les mujerados étaient connus sous d'autres noms, comme qo-qoy-mo ou kokwina.
Pour en savoir plus : https://www.nps.gov/articles/gender-and-sexuality-in-native-america-pueblo-of-acoma.htm

Un des premiers psychiatres, Albert Moll, écrit à propos d'un conträre Geschlechtsempfindung  (sentiment sexuel contraire) en 1891 ; un autre, Max Marcuse, décrit un Geschlechtsumwandlungstreib (un mouvement de changement de sexe) en 1913. La même année, le psychologue britannique Havelock Ellis invente l' “inversion esthético-sexuelle” (vouloir ressembler à l'autre sexe), et plus tard, en 1928, l' “Éonisme”, en référence au Chevalier d'Eon, un membre de la cour de Louis XVI qui, à différentes périodes de sa vie, a vécu alternativement comme un homme et comme une femme.

Portrait de la chevalière d'éon, portant la croix d'honneur de saint Louis

C'est dans ce climat de constante évolution du vocabulaire et d'une attention grandissante face au phénomène transgenre que Magnus Hirschfeld invente le terme transvestisme, le seul de ces mots qui survit dans un usage contemporain.

Un militantisme précoce

Hirschfeld est une figure centrale dans l'histoire politique du genre et de la sexualité. Né en Prusse en 1868, il obtient son diplôme de médecine  à l'Université de Berlin en 1892. Sa contribution théorique la plus importante pour les études du genre et de la sexualité est son concept de “types sexuels intermédiaires”, l'idée que chaque humain représente une combinaison unique de caractéristiques sexuelles, de traits secondaires liés au sexe, de préférences érotiques, d'inclinations psychologiques et de pratiques et habitudes culturellement acquises. D'après ses calculs, il existe plus de 43 millions de combinaisons différentes de caractéristiques, et donc plus de 43 millions de types (ou genres) d'humains. En 1897, Hirschfeld cofonde le Comité scientifique humanitaire, souvent vu comme la première organisation au monde à se dévouer à la réforme sociale au nom des minorités sexuelles. Comme Ulrichs et Kertbeny avant lui, Hirschfeld pensait que les variations présentes dans la sexualité humaine et le genre étaient enracinées dans la biologie, et qu'une société juste devait reconnaitre l'ordre naturel des choses. Il édite le premier journal scientifique sur les “variantes sexuelles”, le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen, publié entre 1899 et 1923, et devient un membre fondateur de l'Association psychanalytique de Berlin en 1908 (qu'il quitte en 1911).

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2 ans après la fondation de l'association, Karl Abraham, déjà membre de celle-ci, prend la présidence de la Société allemande de psychanalyse, fondée en 1910. 

En 1919, Hirschfeld fonde l'Institut de Sexologie à Berlin, un lieu composé d'une bibliothèque, d'une archive, d'une salle de lecture et d'une clinique médicale, où il a amassé une collection sans précédent de documents historiques, d'ethnographies, d'études de cas et d'œuvres littéraires détaillant la diversité de la sexualité et du genre dans le monde. En 1928, il devient le président fondateur de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle.

Photo de Magnus Hirschfeld
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Quelques éléments bibliographiques :
- En 1896, il publie la brochure Sappho et Socrate, qui porte sur l'amour homosexuel (sous le pseudonyme de Th. Ramien).
- En 1904, il publie Berlins Drittes Geschlecht
- En 1910, il publie Die Transvestiten

Hirschfeld est un pionnier de la lutte pour les droits des personnes transgenres. Dès 1910, il écrit Die transvestiten, le premier livre qui traite du phénomène transgenre. Il travaille avec le département de police de Berlin pour mettre fin au harcèlement et aux arrestations ciblées des personnes transgenres. Des personnes transgenres faisaient partie du personnel de l'Institut (mais en tant que réceptionnistes et femmes de chambre), mais certaines faisaient également partie du cercle social d'Hirschfeld, notamment Dora Richter (NdT : que tout le monde appelait Dora ou Dörchen, pour “petite Dora”). Richter subit la première chirurgie transformatrice génitale MtF documentée, en 1931, organisée en son nom par Hirschfeld lui-même.

Photo de Dora Richter

Hirschfeld participe aux soins médicaux d'une autre femme transsexuelle, Lili Elbe, sujet du roman et du film The Danish Girl (historiquement inexacts).

Photo de Lili Elbe en 1930

Hirschfeld était la cheville ouvrière, et son institut le centre, d'un réseau international de personnes transgenres et d'experts médicaux progressistes, préparant le terrain pour le mouvement transgenre de l'après-guerre. Parmi ses collègues figuraient Eugen Steinach, l'endocrinologue autrichien ayant le premier réussi à identifier les effets de modification de la morphologie des hormones sexuelles, la testostérone et les œstrogènes, dans les années 1910, ainsi que le jeune Harry Benjamin, médecin d'origine allemande qui s'installe aux États-Unis en 1913 et devient la principale autorité médicale en matière de transsexualité dans les années 1950. Le travail de Hirschfeld connait un arrêt tragique dans les années 1930. La Ligue mondiale pour la réforme sexuelle est divisée entre factions libérales et radicales (certains membres étaient favorables à la politique de réforme du capitalisme démocratique occidental, d'autres à la révolution marxiste de type soviétique) et doit annuler les conférences prévues en raison de la montée du stalinisme et du fascisme en Europe. Adolf Hitler dénonce personnellement Hirschfeld, socialiste et homosexuel, comme “le juif le plus dangereux d'Allemagne”. Craignant pour sa vie s'il reste dans le pays, Hirschfeld transforme une visite planifiée aux États-Unis en une tournée de conférences à travers le monde. Entre 1930 et 1933, il visite New York, Chicago, San Francisco, Honolulu, les Philippines, l'Indonésie, le Japon, la Chine, l’Égypte et la Palestine, où il prêche sa vision d'une science sexuelle politiquement progressiste. En 1933, les nazis mettent à sac et détruisent l'Institut d'Hirschfeld ; la photo la plus connue des autodafés de livres par les nazis montre la bibliothèque d'Hirschfeld contenant des documents sur la diversité sexuelle en train de brûler, un buste d'Hirschfeld lui-même clairement visible dans le bûcher.

Des étudiants allemands et des membres des SA nazis pillent la bibliothèque du Dr Magnus Hirschfeld.

Incapable de retourner en Allemagne, Magnus Hirschfeld s'installe à Nice, sur la Côte d'Azur, où il meurt d'un arrêt cardiaque à son 67ème anniversaire, en 1935.

Au début du vingtième siècle, certaines personnes transgenres cherchent également la légitimation offerte par la science pour plaider en faveur d'un meilleur traitement. Un des “cas d'étude” du livre de Hirschfeld sur les transvestites paru en 1910, un Allemand Américain vivant à San Francisco, attire son attention après avoir écrit à une publication féministe allemande pour suggérer que les mères devraient élever leurs enfants transgenres en fonction de leur “sexe mental” plutôt que de leur “sexe physique”. Earl Lind, vivant à New York, se décrit comme “androgyne” et comme “fée”. Il utilise également les noms de Ralph Werther et Jennie June, et il subit volontairement une castration. Il publie deux ouvrages autobiographiques, Autobiography of an Androgyne (1918) et The Female Impersonators (1922). Les deux étaient destinés à “aider les androgynes qui souffrent”.

L'éditeur des livres, le Dr Alfred Herzog, déclare les avoir mis sous presse parce que “l'androgynisme n'était pas suffisamment compris” et que “par conséquent, les androgynes devaient injustement souffrir”. Selon Lind, un groupe d'androgynes new-yorkais mené par un certain Roland Reeves avait formé “un petit club” appelé le Cercle Hermaphroditos dès 1895, sur la base d'un besoin “de s'unir pour se défendre contre l'amère persécution du monde”.

Les réseaux sociaux des personnes transgenres du milieu du siècle

Le Cercle Hermaphroditos est la première organisation informelle connue aux Etats-Unis à s'intéresser à ce que nous pourrions appeler aujourd'hui les questions de justice sociale relatives aux transgenres, mais il ne semble pas avoir eu d'influence durable ni avoir inspiré de successeurs directs. Ce n'est qu'au milieu du vingtième siècle que des réseaux sociaux de personnes transgenres commencent à se connecter avec des réseaux de personnes de pouvoir, de manière à produire des organisations durables et à fournir la base d'un mouvement social.

Il est frappant de constater qu'une grande partie du réseau naissant qui s'organise sur les questions trans se fait entre des personnes transféminines et des hommes cisgenres, car il y avait à l'évidence beaucoup de personnes transsexuelles et d'hommes trans qui menaient des vies intéressantes et accomplies entre les années 1850 et 1950. La médecienne Mary Walker, une des premières femmes des États-Unis à obtenir un diplôme de médecine, était chirurgienne, féministe et engagée dans la réforme vestimentaire de l'époque de la guerre civile. Elle portait parfois des vêtements masculins et fut arrêtée deux fois pour travestissement.

Photo de la doctoresse Mary Walker

Murray Hall était un membre important du parti démocrate de New York. Il vivait comme un homme, s'est marié et a voté alors même que le suffrage féminin n'existait pas, et ce pendant plus d'un quart de siècle.

Illustration de Murray Hall

Jack Garland, dont la famille californienne était importante politiquement à San Francisco avant la conquête anglophone dans les années 1840, était fréquemment mentionné dans les journaux du nord de la Californie et a servi aux Philippines pendant la guerre hispano-américaine.

Gravure de l'auteur Jack Bee Garland, provenant du Stockton Evening Mail.

Alan Hart, pionnier dans l'usage des rayons X dans le diagnostic de la tuberculose, était également l'auteur de quatre nouvelles : Dr. Mallory, The Undaunted, In the Lives of Men, et Dr. Finlay Sees It Through.

Photo de Alan Hart

Willmer Broadnax, né à Houston, devient chanteur de gospel dans les années 1940.

Photo de Willmer Broadnax

Pauli Murray, assignée femme à la naissance à Baltimore en 1910, a lutté avec son identité de genre pendant sa jeunesse. Elle était parfois confondue avec des garçons pendant son adolescence, et a même poursuivi un traitement hormonal masculinisant dans les années 1940, avant de vivre comme une femme masculine.

Photo de Pauli Murray

Elle passe l'examen du barreau de Californie en 1945, devient la première procureure générale adjointe noire de l'État et, en 1950, rédige l'étude monumentale States' Laws on Race and Color, qui fournira les preuves et les arguments étayant la décision historique de la Cour suprême dans l'affaire Brown v. Board of Education sur la déségrégation scolaire. Les écrits de Murray sur la race et le genre seront reconnus ultérieurement comme fondateurs pour la pensée féministe intersectionnelle, même si sa perspective transgenre n'est pas toujours connue. Dans son livre How Sex Changed: A History of Transsexuality in the United States, Joanne Meyerowitz décrit de quelle façon le personnel et les usagers de la clinique psychiatrique Langley Porter, un département de l'université de Californie à San Francisco (UCSF), ont joué un rôle important dans la construction de réseaux entre les femmes trans qui cherchaient une assistance médicale pour leur transition. Sous la direction de Karl Bowman, ancien président de l'Association Américaine de Psychiatrie, la clinique Langley Porter devient un centre majeur de recherche sur les variations de genre et de sexualité dans les années 1940 et 1950, parfois de manière inquiétante. Pendant la seconde guerre mondiale, Bowman conduit des recherches sur l'homosexualité dans l'armée, et utilise des cobayes dont l'homosexualité est dévoilée alors qu'ils sont en service. Ces cobayes sont détenus dans la prison psychiatrique militaire de la base navale de Treasure Island, dans la baie de San Francisco. Après la guerre, il est le chercheur principal d'un projet financé par la loi californienne de 1950 California Sex Deviates Research Act, afin de découvrir les “causes et les remèdes” à l'homosexualité ; une partie de cette recherche consistait à castrer les délinquants sexuels masculins dans les prisons californiennes et à expérimenter sur eux l'administration de diverses hormones pour voir si cela modifiait leur comportement sexuel.

Cas 13 : l'histoire d'une transvestie du XIXème siècle

Dans le livre de Magnus Hirschfeld, The Transvestites, le “cas 13” consiste en un ensemble de lettres, écrites en 1909, d'une personne connue sous les noms de Jenny, Johanna et John. Celle-ci est née dans l'empire Austro-hongrois et part plus tard aux États-Unis. Hirschfeld considère cette personne comme “une représentation typique du groupe qui nous intéresse”. En voici un aperçu :

Je suis née en 1862. Je refusais de mettre des pantalons, et comme ma sœur avait un an de plus, j'ai pu porter ses vêtements jusqu'à la mort de ma mère en 1868. A ce moment, mes tantes m'ont forcée à porter des vêtements masculins. Je me souviens très clairement avoir toujours voulu être une fille, et que mes proches et connaissances se moquaient de moi.
Je voulais partir au séminaire d'enseignement, parce que plus tard, je pensais pouvoir travailler comme gouvernante ou institutrice. Même à ce moment-là il était clair que je voulais devenir une femme. Quand j'ai vu qu'ils ne m'autoriseraient jamais à étudier pour devenir enseignante, à la première occasion j'ai usurpé l'identité d'une fille qui faisait ma taille. J'ai pris ses affaires, son certificat de domicile et brûlait toutes mes affaires masculines cette nuit-là. J'ai laissé tout ce qu'il y avait de masculin derrière moi et suis partie en Suisse, où mes proches ne me retrouveraient pas.
J'ai d'abord travaillé comme nounou et effectuait des travaux ménagers. Dans le même temps, j'apprenais la broderie. Je suis devenue assez belle pour que les garçons me remarquent. À cette époque, je me sentais pleinement une jeune femme, sauf lorsque les camarades s'amusaient avec moi et qu'il me venait à l'esprit que, malheureusement, je n'en étais pas une.
A 16 ans et demi, un homme a tenté de me violer. Je me suis défendue, mais il a fait courir le bruit que j'étais hermaphrodite, j'ai donc dû partir en France. Je suis devenue amie avec une fille qui, comme moi, refusait son sexe, à savoir masculin, et quand elle est partie à St. Quentin à l'usine de broderie, je l'ai suivie. Là-bas j'ai eu pour la première fois l'opportunité de me réunir avec des femmes qui vivaient avec d'autres femmes, comme les couples mariés.
En 1882, j'ai quitté la France pour New York. Là-bas, j'y trouvais bientôt un emploi en tant que domestique, car j'espérais pouvoir y vivre discrètement, mais un jour, la femme du fermier s'est absentée et il a tenté d'en profiter. J'avais peur d'être découverte et quittait cet emploi pour Jersey City (NdT : une ville qui se trouve en face de New York).
Je me suis rapprochée d'un brodeur, qui a découvert que je n'étais pas une jeune femme. Il a menacé d'appeler la police pour leur dire que je me déguisais. Il m'a forcé à lui faire des fellations et m'a sodomisée, et les quelques mois passés me rendaient chaque jour plus malheureuse. Un jour, j'ai tout pris et, pendant qu'il était absent, j'ai vendu tout ce qui avait de la valeur. Je suis partie dans le Montana, pour travailler comme cuisinière. Là-bas, une nouvelle fois trahie, je suis partie à San Francisco en 1885, et j'y vis encore.
J'ai maintenant 47 ans, et mon plus grand rêve est toujours de porter une robe de princesse, un chapeau fleuri et des jupons en dentelle. Ma chambre est décorée de façon féminine, et les hommes y entrent rarement, car je n'ai aucune amitié pour les hommes. Les conversations avec les femmes me satisfont davantage, et j'envie les femmes instruites, car je les admire. C'est pourquoi j'ai toujours milité pour l'égalité des droits.

Au cours de ce travail, Bowman fait la connaissance de nombreuses personnes vivant à San Francisco, que nous appellerions aujourd'hui des personnes transgenres, comme il l'indique dans son premier rapport à la législature de l’État de Californie :

J'ai les dossiers de deux hommes, qui ont tous deux fait la demande d'une castration complète, y compris l'ablation du pénis, la construction d'un vagin artificiel et l'administration d'hormones sexuelles féminines. J'ai également les dossiers de deux femmes, qui ont fait la demande d'une hystérectomie et l'ablation de la poitrine, en complément d'une cure d'hormones masculines, dans l'espoir de voir le clitoris se développer en pénis. Les hommes homosexuels de ce type sont appelés “Queens” et semblent se distinguer des autres homosexuels qui sont plus proches des hommes normaux. Nous avons là un champ d'investigation extrêmement intéressant. Nous mettons donc en place un plan minutieux pour étudier un groupe de ces “Queens”.

Une des personnes avec qui Bowman entre en contact (mais pas l'une des futures transsexuelles) s'appelle Louise Lawrence, une personne assignée homme à la naissance, qui commence à vivre à plein temps comme femme à partir de 1942. Lawrance, native de la Californie du nord, ayant porté des vêtements féminins une grande partie de sa vie, développe un réseau de correspondance très large avec d'autres personnes trans dans l'ensemble du pays, en plaçant des annonces dans des magazines et en contactant des personnes dont les arrestations pour travestissement public sont couvertes par les journaux. Lawrence donnait fréquemment des conférences sur les sujets transgenres aux collègues de Bowman à l'UCSF.

Ses connexions avec Bowman, et à travers lui à d'autres chercheurs sur les sexualités, comme le célèbre Alfred Kinsey, constituaient un lien crucial entre les chercheurs et les réseaux sociaux transgenres. Sa maison devient un point de passage pour les personnes transgenres de tout le pays qui cherchent un accès aux procédures médicales à San Francisco, et ses nombreux contacts transgenres fournissent des données qu'une nouvelle génération de chercheurs pourront utiliser afin de formuler leurs théories. En 1949, Bowman et Kinsey, ainsi que le pionner de la médecine trans Harry Benjamin et le futur gouverneur de Californie Edmund G. (Pat) Brown (alors procureur général de l'Etat de Californie), sont impliqués dans une affaire judiciaire qui concerne une amie de Lawrence. Celle-ci a des répercussions durables sur l'accès des personnes transgenres aux services médicaux des États-Unis. Sur les conseils de Bowman et Kinsey, et malgré les objections de Benjamin, Brown émet l'avis juridique que les modifications génitales sur les personnes transsexuelles constitueraient une “mutilation” (la destruction complète de tissus sains) et exposeraient tout chirurgien pratiquant une telle opération à des poursuites judiciaires. Cet avis réfrénera pendant des années les efforts déployés par des personnes transgenres états-uniennes pour accéder à des procédures médicales transsexuelles dans leur propre pays. Dans les années 1950, seule quelques douzaines d'opérations de “changement de sexe” sont conduites aux États-Unis, la plupart à Los Angeles par l'urologue Elmer Belt (un ami de Benjamin), dans le plus grand secret.

L'affaire de “mutilation” de 1949 est remarquable à un autre égard : c'est le premier cas de Harry Benjamin impliquant un patient transsexuel. Cette affaire nous aide à faire le lien entre la scène transgenre émergente aux États-Unis et celle, plus ancienne, qui gravitait autour de Magnus Hirschfeld. Benjamin nait à Berlin en 1885 et obtient son diplôme de médecine à l'université de Tübingen en 1912. Il est mis en contact avec Hirschfeld par le biais d'un ami commun en 1907, et il accompagne Hirschfeld pendant ses incursions dans la sous-culture des cabarets travestis berlinois, mais à l'époque, Benjamin s'intéressait surtout à la tuberculose. Dans les années 1920, après son installation à New York, il développe un intérêt dans la science nouvelle de l'endocrinologie. Il devient un fervent admirateur du pionnier australien de la discipline, Eugen Steinach, collègue d'Hirschfeld. Il leur rend visite chaque été à Vienne et Berlin pour en apprendre davantage sur l'usage des hormones comme thérapie de prolongation de la vie et de rajeunissement gériatrique. Benjamin, qui organise la tournée d'Hirschfeld aux États-Unis, refuse d'aller en Allemagne après la prise de pouvoir d'Hitler en 1933. A la place, il organise des séminaires de pratique médicale à San Francisco pendant l'été, où son expertise en endocrinologie le met en contact avec Karl Bowman, ainsi que Louise Lawrence et ses ami·es. La sympathie de Benjamin pour Lawrence et son entourage, et ses divergences d'opinion face à ses collègues formés aux États-Unis dans l'affaire de 1949, était sans doute influencée par les attitudes plus progressistes qu'il avait rencontrées à l'Institut de sexologie d'Hirschfeld à Berlin.

Des nazis brûlent les livres provenant de la bibliothèque de l'Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld, 1933. (PHOTO CREDIT: NATIONAL ARCHIVES.)

Entre-temps, grâce à son investissement à la clinique Langley Porter, Louise Lawrence rencontrait une pharmacologue et chercheuse post-doctorante à l'UCSF qui, en tant que Virginia Prince, allait jouer un rôle important dans l'histoire du transgenre. Née dans le milieu huppé de Los Angeles en 1912, Prince se travestit encore en de rares occasions quand elle entre en contact avec Lawrence en 1942. Cette rencontre amène rapidement Prince à graviter parmi les figures centrales de la recherche médicale sur le transgenre. Formée aux problématiques transgenres dans le cadre de ce réseau émergent, Prince finira par fonder les premières organisations durables des États-Unis, consacrées aux questions trans. Malgré son dédain non-dissimulé pour les personnes gays, ses opinions négatives sur les chirurgies transsexuelles et ses préjugés conservateurs en ce qui concerne la masculinité et la féminité, Prince (qui a commencé à vivre à plein temps en tant que femme à partir de 1968) doit être considérée comme une figure centrale de l'histoire naissante des mouvements politiques transgenres contemporains.

Louise Lawrence, pionnière de l'organisation communautaire transgenre. (PHOTO CREDIT: OVIATT LIBRARY, CALIFORNIA STATE UNIVERSITY-NORTHRIDGE.)

Virginia Prince retourne à Los Angeles à la fin des années 1940, mais elle reste en contact avec Lawrence et son réseau de contacts transgenres, notamment ceux qui vivent en Californie du sud, auxquels elle ajoute son propre cercle grandissant d'amis et connaissances travestis. En 1952, Prince et un groupe de transvesties se rencontrant régulièrement à Long Beach publient une revue sans précédent : Transvestia: The Journal of the American Society for Equality in Dress. Celle-ci est distribuée par le biais d'une liste de diffusion, composée en grande partie des contacts de Lawrence.

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Les archives trans de l'université de Victoria, Canada, contiennent l'ensemble des numéros de Transvestia.
Pour plus d'informations : https://vault.library.uvic.ca/collections/6576cedf-1282-4089-8351-08f73f4199b4

Cette petite publication ronéotypée, qui n'a existé que pendant deux numéros, est sans doute la première publication transgenre ouvertement politique de l'histoire des États-Unis.

Le ronéo, photocopieur à alcool

Même son sous-titre semble délibérément faire référence au militantisme du 19ème siècle pour la réforme vestimentaire. Le périodique plaide pour la tolérance sociale du travestissement, qu'il prend soin de définir comme une pratique d'hommes hétérosexuels, distincte de la pratique homosexuelle du drag.

Prince et son mouvement naissant pour les droits des travestis hétérosexuels doivent également se distinguer d'une autre catégorie identitaire, lorsque Christine Jorgensen fait irruption sur la scène le 1er décembre 1952. Celle-ci, assignée homme à la naissance, née de parents Danois Américains dans le Bronx en 1926, fait les grandes lignes des journaux internationaux qui annoncent la réussite de son opération de changement génital à Copenhague. Jeune femme timide et efféminée, Jorgensen est incorporée dans l'armée pendant un an après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires. Elle poursuit une carrière de photographe et de monteuse de films sans grand succès, lorsqu'elle apprend en 1949 qu'il est possible d'obtenir un “changement de sexe” hormonal et chirurgical en Europe. Étant donné que les procédures qu'elle a subies à Copenhague avaient déjà été pratiquées à de nombreuses reprises sans grand bruit, la célébrité instantanée et mondiale de Mme Jorgensen a été quelque peu surprenante (même s'il semble que ce soit elle qui, malgré ses démentis, a été la première à attirer l'attention de la presse sur son histoire). En 1953, alors que les bombes à hydrogène sont testées dans le Pacifique, que la guerre fait rage en Corée, que l'Angleterre couronne une nouvelle reine et que Jonas Salk travaille sur le vaccin contre la polio, Jorgensen est le sujet le plus abordé dans les médias.

Une part de cette fascination pour Jorgensen est sans aucun doute liée au fait qu'elle peut se présenter au public comme jeune, jolie, gracieuse et digne. Une autre provient certainement de l'émerveillement du vingtième siècle pour les technologies scientfiques, qui peuvent non seulement diviser les atomes mais aussi, apparemment, transformer un homme en femme. Cela tient au fait que Jorgensen est la première personne transgenre à bénéficier d'une attention médiatique significative et qu'elle est originaire des États-Unis, pays qui atteint un nouveau niveau d'importance géopolitique internationale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les médias insistent lourdement sur le fait que Jorgensen est une “ex-GI”, ce qui suggère de profondes angoisses sur sa masculinité et sa sexualité. L'homosexualité masculine dans l'armée faisait l'objet d'une forte attention pendant la Seconde Guerre mondiale et peut-être, pensaient certains, la transformation du genre représentait-elle une solution à ce problème perçu. Mais si l'archétype du macho comme “the soldier” pouvait être transformée en une bombe blonde typiquement féminine, qu'est-ce que cela pouvait signifier pour la virilité de l'homme moyen, et apparemment plus précaire ? L'attention intense portée aux rôles genrés est le dernier facteur. Avec des millions de femmes travaillant à l'extérieur du foyer pendant la guerre et qui sont ramenées à la domesticité féminine, et des millions de militaires démobilisés essayant de se réinsérer dans l'ordre social civil, la question de savoir ce qui fait qu'un homme est un homme et une femme une femme, et ce que devraient être leurs rôles respectifs dans la vie, font l'objet de nombreux débats. Le mouvement féministe des années 1960 prend forme en réaction aux solutions conservatives proposées, et les questions transgenres sont la pierre angulaire de ces mêmes débats depuis que le sort a propulsé Christine Jorgensen sous les projecteurs.

Jorgensen, qui poursuit par la suite une brillante carrière dans le milieu du spectacle, ne s'est jamais considérée comme militante politique, mais elle était bien consciente du rôle historique qu'elle devait jouait comme défenseuse publique des questions qui étaient au cœur de sa propre vie. Des milliers de personnes lui écrivent, et les lettres offrent des variations de ce que lui écrit une femme transgenre française, racontant à Jorgensen que son histoire

m'a profondément touché et m'a redonné espoir dans le futur

ou la personne du nord de l'Etat de New York qui lui écrit

Puisse Dieu vous bénir pour votre courage, afin que d'autres personnes puissent comprendre plus clairement nos difficultés.

Une correspondante dit à Jorgensen :

Vous êtes la championne des minorités opprimées qui s'efforcent de vivre dans le respect des droits que Dieu leur a donnés

Une autre, dans une lettre aux parents de Jorgensen, note qu'il y a

"des centaines de milliers de personnes qui considèrent Chris aujourd'hui comme une sorte de libération".

Jorgensen elle-même, après son retour aux États-Unis en 1953, suscitant une attention énorme de la part des paparazzi, déclare à ses médecins, de retour à Copenhague, qu'elle a besoin

d'autant de bonne publicité que possible pour le bien de tous ceux pour qui je suis une représentation
Christine Jorgensen est devenue la personne transgenre la plus célèbre au monde quand sa chirurgie de "changement de sexe" a fait les gros titres de la presse mondiale. (PHOTO CREDIT: ROYAL DANISH LIBRARY.)

La célébrité de Jorgensen marque un tournant dans l'histoire transgenre. Elle porte à un niveau jamais atteint la connaissance du public pour cette question, et aide à définir les termes qui structureront les politiques identitaires pour les années à venir. Christine Jorgensen est d'abord présentée dans les médias comme “hermaphrodite”, ou personne intersexe, présentant une condition physique rare dans laquelle sa “véritable” féminité est masquée par une masculinité seulement apparente. Mais elle est rapidement rebaptisée “transvestie”, dans le sens plus ancien développé par Hirschfeld, dans lequel le terme faisait référence à un plus large éventail de phénomènes transgenres qu'il ne le fait aujourd'hui. Cette différence résulte en grande partie des efforts de Virginia Prince dans les années 1950 et 1960, en partie en réponse à Jorgensen, pour redéfinir le transvestisme comme un synonyme d'homme hétérosexuel travesti. Harry Benjamin, de son côté, commence à promouvoir le mot transsexuel pour distinguer les personnes comme Jorgenson, qui cherchaient une modification chirurgicale, des personnes comme Prince qui ne le souhaitaient pas.

Le transvestisme et la transsexualité se distinguent dès lors de l'homosexualité et de l'intersexualité. Ces quatre catégories s'efforcent d'articuler les interrelations complexes entre le genre social, l'identité psychologique et le sexe physique. Ce travail intellectuel inspire le concept de “système de sexe/genre”, qui gagne en importance théorique au sein du mouvement féministe de la deuxième vague. A la fin des années 1950, les étiquettes identitaires et les affrontements entre communautés qui façonnent encore le militantisme transgenre aujourd'hui étaient largement mises en place.

Harcèlement étatique

Fin 1959, un événement a lieu à Los Angeles, quand Virginia Prince donne suite à la suggestion d'une amie. Elle commence une correspondance personnelle avec quelqu'un de la côté est. Cet événement aura de grandes implications pour l'histoire politique transgenre. Cette troisième personne, qui s'identifiait comme lesbienne, exprime le désir d'être mise en contact avec Prince, par le biais de leur connaissance mutuelle. Prince reçoit ensuite une photo de celle-ci (que ni Prince ni son amie n'ont jamais rencontré en personne) montrant deux femmes ayant des rapports sexuels et portant la légende “Me and You” (NdT : toi et moi). La correspondante de Prince l'invite à lui demander “ce qu'elle veut” et, à mesure que l'intimité de la correspondance avance, Prince lui envoie une lettre décrivant un fantasme sexuel lesbien, les impliquant toutes deux. Il s'est avéré que la correspondante de Prince était un autre travesti, et qu'elle était surveillée par les autorités postales fédérales pour avoir sollicité et reçu des contenus obscènes, et dont le courrier personnel était examiné subrepticement par le gouvernement dans le cadre d'une enquête criminelle en cours. En 1960, les autorités postales interrogent Prince et décident, sur la base de cet incident, de la poursuivre pour envoi de contenu obscène par la poste.

Les évènements au cœur de cette affaire, sorte de version papier des contenus pornographiques numériques, illustrent certains des problèmes d'identité qui font désormais partie de la routine de la communication à l'ère de l'Internet. Comment savez-vous si la personne rencontrée sur internet est vraiment, par exemple, une jeune femme de 18 ans chanteuse pop de Portland, plutôt qu'un comptable chauve de 40 ans habitant Akron, quand vous ne pouvez pas savoir si l'image que cette personne renvoie est liée à celle qu'il ou elle est dans le monde ? Qu'est-ce que veut réellement dire “réellement”, quand vous pourriez ne jamais rencontrer cette personne ? Et pourquoi le gouvernement devrait-il surveiller ce que deux adultes s'écrivent en privé ? Pourquoi la non-congruence entre différentes présentations de genre, ou une discussion franche mais personnelle à propos de sexe, devrait-elle être considérée comme un problème d’État ou considérée comme obscène ?

Qu'une telle chose puisse devenir la cible d'une investigation criminelle, au milieu du vingtième siècle, en dit beaucoup sur la profondeur des luttes politiques transgenres. Ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement ce qui est conventionnellement considéré comme une activité politique dans la société moderne (comme organiser des rassemblements de protestation, commettre des actes de désobéissance civile, organiser des travailleurs, faire passer des lois, inscrire des électeurs ou essayer de changer l'opinion publique), mais aussi les configurations mêmes du corps, le sens de soi, les pratiques du désir, les modes de comportement et les formes de relations sociales qui font d'une personne un sujet apte à la citoyenneté.

Comme le démontre l'affaire Prince, les actions de l’État régulent souvent les corps, du plus petit acte au plus imposant, en les intégrant dans des normes et des attentes qui déterminent les types de vies jugés utiles et en fermant l'accès aux espaces de possibilité et de transformation qui échappent à ses usages. C'est un problème profond et structurel, interne à la logique des sociétés modernes, qui effectuent essentiellement une analyse coûts-avantages lors de l'allocation des ressources sociales. Les gens sont censés travailler de la manière exigée par l'État : en payant des impôts, en servant dans l'armée, en reproduisant une population qui servira de main-d'œuvre future à la nation et en fournissant des services socialement utiles. Les personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas agir de cette manière, que ce soit en raison d'un handicap physique, d'un déni d'opportunité ou d'un choix personnel, ont plus de mal à se maintenir et à justifier leur existence. Leur situation, être noire ou femme ou non-valide ou queer, n'est pas considérée comme valable en soi. Les vies transgenres sont dévaluées de façon similaire ; elles sont considérées comme inutiles, comme des vies pathétiques, qui n'offriraient aucune sorte de valeur à la société en vertu de leur transidentité.

En dépit de ces complexités théoriques, l'affaire Prince, ancrée dans la surveillance gouvernementale du courrier, aide à situer l'histoire politique transgenre naissante dans le climat anticommuniste qui oriente la politique de sécurité nationale au plus fort de la guerre froide. Elle est particulièrement liée aux épisodes de “peur violette” de cette période, au cours desquelles une véritable chasse aux sorcières chassait les homosexuels de leur poste au gouvernement, dans l'industrie et l'éducation, basée sur la panique morale que de tels “pervers”, en plus de leur caractère moral douteux, faisaient courir des risques à cause de leur mode de vie illégale, puisque vulnérable au chantage ou à l'exploitation par des ennemis de l’État.

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De la même façon que l'anticommunisme et la peur des rouges, la peur violette ou peur lavande est utilisée en plein climat de tension. Etre gay ou lesbienne pourrait être utilisé par des agents de l'URSS à des fins de chantage, ou par retournement des agents des institutions.

En 1950, il est annoncé par le sous-secrétaire John Peurifoy que 91 agents gay et lesbiennes sont renvoyé·es de la fonction publique.
Le sénateur McCarthy (d'où vient le concept de maccarthysme, qui a lancé une croisade anticommuniste aux Etats-unis) poursuit ce travail en n'hésitant pas à faire chanter ses opposants.

Le maccarthysme impose donc également un climat de terreur pour les communautés gay des Etats-Unis.

Le Canada a également procédé, sur le modèle de son voisin, à des purges gouvernementales.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Peur_violette

Par conséquent, les politiques transgenres émergentes de la fin des années 1950 et du début des années 1960 ne peuvent pas être séparées de l'histoire de la persécution publique des personnes homosexuelles. Elles doivent être comprises dans un ensemble plus vaste de luttes sur la vie privée, la censure, la dissidence politique, les droits des minorités, la liberté d'expression et la libération sexuelle. Mais les personnes trans, particulièrement celles qui essayaient, dans leur vie quotidienne, d'exprimer leur genre, faisaient face à des défis supplémentaires. Dans la mesure où iels ne parviennent pas à passer parfaitement pour des personnes cisgenres, leur présence même dans l'espace public est criminalisée et iels sont davantage exposé·es à la violence extralégale de la police et de certaines personnes dans l'espace public (NdT : ainsi que dans les espaces privés). Les personnes sans relations politiques, pauvres et/ou non-blanches sont particulièrement vulnérables.

Littérature et obscénité

Les définitions légales et sociales de l'obscénité évoluent rapidement après la seconde guerre mondiale, de telle sorte que les informations sur les pratiques sexuelles et de genre différentes (dont beaucoup étaient alors jugées obscènes) deviennent plus facilement accessibles pour de nombreuses personnes. Les livres bon marché sont alors très populaires et, tant que les éditeurs peuvent faire valoir la valeur littéraire, artistique ou historique de ces œuvres, ils échappent souvent à la censure, même quand ils traitent de sujets stigmatisés. Nombre de livres sur le thème de la transidentité sont publiés dans les années 1950, notamment dans l'intention de profiter de l'engouement autour de Christine Jorgensen. Ceux-ci incluent la saga Half, écrite par Jordan Park, parue en 1953 sur le thème de l'intersexualité, et une réédition de la biographie de la peintresse danoise Lili Elbe écrite par Niels Hoyer, Man into Woman, parue initialement en 1933.

Une grande partie de la littérature périodique dite homophile de cette période, prônant la tolérance sociale à l'égard des homosexuels, est jugée obscène à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Une affaire notable d'obscénité implique le magazine ONE, publié par l'organisation homophile de Los Angeles ONE, dont la première parution date de 1952 (NdT : le site d'archive mentionne la date de janvier 1953) ; ONE est la première publication gay à être vendue dans les kiosques.

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Un site d'archives est dédié à cette publication : https://one.usc.edu/

Les numéros sont trouvables par le biais de ce site : https://digitallibrary.usc.edu/
La couverture du numéro ONE d'Août 1958

Au milieu des années 1950, un tribunal fédéral de district en Californie la déclare obscène et interdit sa distribution. Le fait que la cour suprême des États-Unis annule cette décision en 1958 montre à quel point le climat juridique sur les questions d'obscénité évolue rapidement, tout comme une autre décision juridique d'ampleur à la même période. H. Lynn Womack, ancien professeur de l'université Georges-Washington reconverti en éditeur de littérature érotique gay, poursuit en justice le United States Postal Service et obtient gain de cause en 1962 (NdT : le livre indiquait 1961 et l'université de Georgetown), après que des copies de ses revues homoérotiques aient été saisies. Cependant, en 1964, Sanford Aday et Wallace de Ortega Maxey, deux éditeurs de publications par correspondance de “livres de poche obscènes” (qui incluaient des titres transgenres comme la parution de 1958, The Lady Was a Man), sont reconnus coupables, sur la base de d'accusations fédérales, d'avoir expédié des “livres débauchés” au niveau fédéral et sont condamnés à 25 000$ d'amende ainsi qu'à une peine de prison (NdT : sources contradictoires quant à la durée de la peine de prison, mais les deux hommes ont finalement été condamnés, après appel, à 10 et 5 ans de prison). Les deux hommes seront relâchés quelques années plus tard, après que la cour suprême ait adopté une définition légale de l'obscénité plus clémente.

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La cour suprême annule la condamnation d'Aday et Maxey en 1967.
(Source : biographie de Wallace de Ortega Maxey sur LGBTQ Religious Archive Network)

L'assouplissement progressif des normes relatives à l'obscénité reflète les changements culturels plus larges de la “révolution sexuelle”, alimentée par les études d'Alfred Kinsey sur la sexualité masculine et féminine (publiées respectivement en 1948 et 1953), l'arrivée de la revue Playboy en 1953, l'introduction de la contraception orale (“la pilule”) en 1960 et l'ouverture d'esprit grandissante de la contre-culture des jeunes qui a pris forme au sein de la génération du Baby-boom post-seconde guerre mondiale. Les premières publications communautaires transgenres apparaissent à ce moment historique précis, alors que les possibilités offertes par la publication de travaux sur le genre et l'expression sexuelle non-normative émergent.

Coïncidence ou pas, probablement pas, entre le temps où Prince écrit la “lettre lesbienne” qui a d'abord attiré l'attention des autorités et le moment où elle est accusée d'un crime grave, elle a alors commencé la publication de la revue Transvestia, qui devient la première revue périodique transgenre durable aux États-Unis. Lancée en 1960 et publiée plusieurs fois par an jusque dans les années 1980, Transvestia fait revivre la publication éphémère du même nom que celle que Prince et son groupe d'amis travestis avaient publié en 1952. Semblable à la littérature homophile, la revue Transvestia de Prince excluait les contenus sexuels explicites et se concentrait sur les analyses sociales, la sensibilisation, les conseils et les vignettes autobiographiques issues de sa propre vie ou de la vie de ses lecteurs. La revue modifie considérablement la signification politique du transvestisme, la faisant passer de l'expression d'une activité sexuelle criminalisée au dénominateur commun d'une nouvelle communauté minoritaire fondée sur l'identité (et potentiellement politique). Ce changement nourrit sans doute la détermination des procureurs fédéraux à faire condamner Prince et arrêter la distribution de Transvestia, tout comme ils avaient tenté d'interrompre la distribution de la revue ONE et d'autres publications homophiles.

Dans un tel climat légal, les choses auraient pu tourner bien plus mal qu'elles ne l'ont fait quand l'affaire de Virginia Prince est jugée à la cour fédérale de Los Angeles en février 1961. Elle plaide coupable pour un chef d'accusation moindre et évite ainsi la prison en acceptant une période de probation de 5 ans, pendant laquelle elle s'engage à s'abstenir de travestissement en public et d'envoyer des courriers à des fins indécentes. Bien que les autorités postales tentent d'interdire la distribution de Transvestia, la cour, qui reflète la tendance à une définition plus clémente de l'obscénité, ne déclare pas celle-ci obscéne. En conséquence de quoi, les inspecteurs du service postal n'engageront jamais engagé de poursuite contre les abonnés de la revue. En 1962, avec l'accord tacite des fonctionnaires fédéraux du service postal auprès desquels Prince avait plaidé sa cause, le juge fédéral déclare la période de probation terminée ; elle n'aura plus jamais affaire à la justice.

Couverture du n°1 de Transvestia, publié en janvier 1960
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L'intégralité des parutions de la revue a été numérisée et est disponible sur le service numérique de l'université canadienne de Victoria, Etat de Colombie britannique :
https://vault.library.uvic.ca/collections/6576cedf-1282-4089-8351-08f73f4199b4

Les premières organisations transgenres modernes

Tandis que son affaire de moeurs était en cours de jugement, Virginia Prince fondait les premières organisations transgenres durables aux Etats-Unis. En 1961, elle organise à Los Angeles la réunion clandestine de plusieurs abonnés locaux de Transvestia. Elle leur donne l'ordre, à leur insu, de se retrouver dans une certaine chambre d'hôtel, chacun portant une paire de bas et des talons hauts dissimulés dans un sac en papier brun. Une fois les hommes réunis, Prince leur indique de mettre les chaussures qu'elle leur avait demandé d'apporter, les impliquant tous dans l'activité stigmatisée du travestissement et formant ainsi un lien communautaire (et d'autoprotection). Ce groupe est devenu connu sous le nom de Hose and Heels Club et commence à se réunir régulièrement.

Une rencontre du Hose & Heels Club

En 1962, alors que les déboires judiciaires de Prince sont derrière elle, son organisation communautaire passe la vitesse supérieure. Elle transforme le Hose and Heels Club en “Chapitre Alpha” d'une nouvelle organisation nationale, la Fondation pour l'expression de la personnalité (FPE/FEP), dont la structure calque le système des sororités étudiantes. Bientôt, de nombreux chapitres sont créés sur l'ensemble du territoire.

Prince utilise la FPE, plus tard connue sous le nom de la Society for the Second Self (NdT : Société du deuxième moi, autrement dit d'une identité alternative), ou Tri-Ess, comme une plateforme pour promouvoir sa propre conception du genre, qu'elle expose dans des livres tels que How to Be a Woman Though Male et The Transvestite and His Wife. Prince était convaincue que le travestissement permettait aux hommes d'exprimer pleinement leur personnalité dans un monde qui opposait une division stricte entre les hommes et les femmes. Les réunions FPE, tenues secrètes dans des maisons de particuliers ou des chambres d'hotel, comprenaient généralement la tenue des affaires de l'organisation, la présentation d'un orateur invité, et un temps pour la socialisation. Prince contrôle personnellement l'accès à ces groupes dans les années 1970, et limite ceux-ci aux hommes hétérosexuels, excluant ainsi les hommes gays, les personnes transsexuelles MtF et les personnes assignées femmes à la naissance.

Les « bals » ou la culture ballroom

Tandis que les personnes blanches transgenres des banlieues (NdT : banlieues américaines, donc classe moyenne blanche) se rencontraient dans des réunions clandestines, de nombreuses personnes transgenres de couleur étaient particulièrement visibles dans les cultures urbaines. “Miss Major” s'identifie comme transgenre à la fin des années 1950 à Chicago. Dans un entretien de 1998, elle décrit la sous-culture africaine-américaine drag ball de sa jeunesse.

Nous avions alors les bals, où nous pouvions sortir et nous habiller. Vous deviez rester vigilant·es, regarder derrière vous, mais vous appreniez comment vivre avec, comment vous détendre et en profiter. C'était plaisant, merveilleux même, malgré la confusion. Nous ne savions pas à l'époque que nous questionnions notre genre. Nous savions simplement que ça nous faisait du bien. Il n'y avait pas toute cette terminologie, ces étiquettes, vous voyez ce que je veux dire ?
Quatre “queens” arrivent au drag ball de San Francisco en 1965. (PHOTO CREDIT: HENRI LELEU, GLBT HISTORICAL SOCIETY, SAN FRANCISCO.)
C'était phénoménal ! C'était comme se rendre à la cérémonie des oscars aujourd'hui. Toustes choisissaient leur tenue avec soin. Les hommes portaient des costumes, les queens arrivaient dans des robes incroyables, des tenues sur lesquelles elles avaient travaillé toute l'année. Une queen du South Side allait au bal de la South City. Une autre du North Side allait au bal Maypole. Il y en avait à différents endroits et différents moments. Et les hétéro qui venaient pour regarder étaient très différents de ceux qui viennent aujourd'hui. Ils venaient juste apprécier ce qui se passait. Ils applaudissaient les filles quand elles sortaient l'une après l'autre d'une Cadillac. L'argent était là, le moment était propice et l'énergie était là pour faire cette chose avec une intensité que les gens ne semblent pas avoir aujourd'hui. Elle semble s'être dissipée. Ensuite, c'était toujours merveilleux : que vous participiez, que vous regardiez, que vous portiez simplement une petite robe de cocktail et un petit manteau de fourrure, c'était un beau moment.
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Les lieux indiqués correspondent à des quartiers/lieux de Chicago : South Side, North Side, etc. 
Quartiers communautaires de la ville de Chicago, Etat de l'Illinois
Miss Major Griffin-Gracy, militante trans, photo de 2014

Les restrictions d'accès à la FPE, la forme et le contenu de ses réunions mettent en avant un motif familier dans les politiques identitaires des minorités de l'histoire des États-Unis : ce sont souvent les éléments les plus privilégiés d'une population affectée par une injustice ou une oppression sociale qui ont l'opportunité de s'organiser en premier. En s'organisant autour de la seule chose qui interfère avec leur privilège ou le complique, ces organisations ont tendance à reproduire ce même privilège. C'était particulièrement vrai pour la FPE, qui visait explicitement à protéger les privilèges d'hommes de la classe moyenne, majoritairement blancs, qui utilisaient leur argent et leur accès à la propriété privée pour créer un espace dans lequel ils pouvaient exprimer un aspect stigmatisé d'eux-mêmes sans mettre en danger leur emploi ou leur statut social. Prince elle-même joue un rôle central dans la mise à distance des communautés transvesties, transexuel·les, gay, lesbiennes et féministes. Elle n'envisageait pas un mouvement transgenre inclusif, expansif, progressiste et diversifié. Et pourtant, elle a joué un rôle incontestable dans la création du mouvement. Après avoir commencé à vivre pleinement comme une femme en 1968, Prince travaille d'arrache-pied à la promotion de diverses causes transgenres, comme la possibilité de changer son genre sur des documents officiels. Ses démêlés avec la justice au début des années 1960 étaient potentiellement assez graves, et rien que pour ça elle devrait être honorée dans l'histoire politique transgenre, pour le courage dont elle a fait preuve en faisant face à une condamnation et une peine de prison fédérale, pour le crime d'avoir “envoyé des courriers en tant que personne transgenre”.