Toutes les personnes trans ne se ressemblent pas

Le texte original se trouve dans le magazine Tapestry journal n°68, publié en 1994.

Jamison “James” Green est auteur, éducateur, conférencier, juriste indépendant, et expert en conseil de santé transgenre ainsi qu'en règlement de litiges relatifs à la discrimination à l'embauche. Il est conseiller politique auprès d'entreprises, d'établissements d'enseignement et d'institutions gouvernementales et a été président de l'Association professionnelle mondiale pour la santé des transgenres (WPATH). Il a également été l'éditeur de la revue trimestrielle FTM Newsletter, la publication la plus largement diffusée au monde pour les travestis et les personnes transmasculines.

Vous pourrez trouver des numéros de FTM Newsletter traduits en français ici : https://transfagtrad.fr/category/ftm-news/


J'ai de nombreuses amies Male-to-Female (MtF), et nous avons souvent pu plaisanter sur la façon dont nous nous sentons comme des bateaux qui passent dans la nuit, au cours de nos parcours vers les extrémités opposées du spectre de genre. Et à quel point ce serait merveilleux si nous pouvions associer nos chirurgies et échanger des parties de nos corps (ah ah ah). Mais j'ai récemment pris conscience de l'ampleur du fossé qui nous sépare.

Ce fossé est composé de nos socialisations et de notre propension très humaine à juger l'expérience d'autrui à l'aune de nos propres expériences. Je vais maintenant essayer d'expliquer cette théorie. Je réalise que je vais émettre des généralisations énormes sur vous et moi afin de produire cette explication, et je demande votre indulgence et votre pardon à l'avance. Je vais répéter certaines généralisations que j'ai pu entendre de la bouche de personnes MtF sur des personnes FtM. Souvenez-vous que je parle des personnes MtF et FtM comme des classes, et je ne me réfère pas à des individus spécifiques sur lesquels ces généralisations pourraient s'appliquer. Mon but est d'élargir notre réflexion collective, pas de nous diviser.

Généralisation #1: les personnes FTM ont plus de facilité car il est socialement acceptable pour elles de porter des vêtements (dits) masculins avant et pendant leur transition.

En apparence, c'est vrai. Cependant, ce qui semble être un privilège pour les femmes présente des inconvénients pour les personnes FtM. Comme les femmes non-transsexuelles peuvent en témoigner, il y a autant de pression sociale à maintenir la féminité que pour les hommes “anatomiques” qui doivent maintenir la fierté masculine des hommes qui les entourent. Et chaque femme qui exprime une part de masculinité confirmera qu'il y a toujours un moment où le comportement “tomboy” (garçon manqué) est aussi ridiculisé et interdit. Le fait que les femmes soient autorisées à porter des vêtements dits masculins (à des degrés divers) contribue à invisibiliser les personnes transsexuelles Female-to-Male (ainsi que certaines personnes travesties). En fin de compte, cette invisibilité rend plus difficile pour les personnes FtM la compréhension et l'acceptation de soi, car leur désir de s'exprimer comme hommes est confondu avec des expressions politiques comme le féminisme lesbien ou l'androgynie. Dans un milieu où l'apparence masculine est louée alors que les comportements et sentiments masculins sont ridiculisés, ce message confus contribue à enfouir ces sentiments.

Généralisation #2: les personnes MTF doivent s'adapter à des emplois moins bien rémunérés, alors que les personnes FTM peuvent prétendre à de meilleures opportunités.

J'ai été stupéfait lorsque j'ai entendu ceci. La plupart des personnes FtM ne sont pas prêtes de devenir des capitaines d'industrie. En outre, de nombreuses personnes FtM traversent des périodes de chômage et des changements de carrière pendant et après leur transition. Si leur transsexualité est connue, les personnes FtM sont soumises aux mêmes préjudices que les personnes MtF. Les emplois sont genrés, ça s'applique tout autant aux métiers en cols roses, aux métiers en cols blancs qu'aux métiers en cols bleus.

💡
Les cols roses désignent des métiers considérés comme typiquement féminins (tout ce qui relève du care), là où les cols blancs désignent des métiers considérés comme typiquement masculins (la banque ou la finance), et les cols bleus désignent les métiers physiques, ouvriers, vus comme masculins.

Il existe des types de management, tout comme il existe des types de communication plutôt féminins ou masculins. Prendre des hormones ne change pas immédiatement votre socialisation. La socialisation masculine est souvent plus valorisée dans les entreprises où on attend de l'agressivité et de la compétition. Les personnes qui n'ont pas été éduquées au jeu de la hiérarchie masculine émettent souvent le signal qu'elles sont "n°2" (NdT : autrement dit pas, elles ne se mettent pas en situation de diriger ou de mener). Souvent, les compétences professionnelles qui bénéficiaient à une personne FtM avant sa transition, qualités comme la coopération, l'enthousiasme, une attitude proactive, joueront contre lui quand on commencera à le voir comme un homme, le voyant comme faible et manquant des compétences d'un meneur. L'éducation est également un facteur : des hommes qui ont grandi comme des femmes dans les années 1960 et 1970 n'ont pas été uniformément orientés vers des professions dans lesquelles ils pourraient réussir plus tard en tant qu'hommes.

Généralisation #3: toutes les personnes FTM veulent un gros pénis.

La plupart des hommes, qu'ils soient soldats, psychologues ou chirurgiens, ont appris que l'un des résultats de l'échec de la socialisation masculine, c'est d'être appelé fille ou femme, ou s'entendre dire qu'ils n'ont pas de couilles. Pour les personnes post-opérées (NdT : opération de réassignation génitale), les organes génitaux certifient le genre, mais n'en sont pas le centre ; j'ai donc été surpris d'entendre une personne MtF réduire la motivation de personnes FtM à ce petit dénominateur commun. Bien sûr, la plupart des personnes FtM ont accepté le symbolisme sexuel du pénis et aimeraient que le leur soit d'une bonne taille et d'un fonctionnement parfait, mais nous sommes conscients des limitations de la chirurgie et conscients de notre masculinité d'une manière plus profonde et spirituelle.

Je suis consterné de constater qu'à chaque fois que je lis des articles sur les personnes transsexuelles dans des publications grand public, il semble y avoir une fascination pour la génitalité et un manque d'intérêt pour la construction sociale du genre. Notre transition est largement axée sur les ramifications sociales de nos actions : nos rapports à la famille, à nos partenaires amoureuxses, à nos ami·es, à nos employeurs, les mécaniques de changement d'état civil, les dossiers médicaux, nos antécédents professionnels, la question de savoir à quel moment sortir du placard, la question d'être perçu·e ou “clocked”.

💡
Être “clocked”, c'est le fait d'être perçu·e comme étant d'un autre genre que le sien, la personne qui te “clock” te considère comme étant travesti·e, visiblement d'un genre et te faisant passer pour un autre genre.

Ce sont ces questions permanentes qui se posent dans nos vies. La chirurgie (NdT : de réassignation génitale) n'est qu'une des étapes de notre transition, bien qu'il s'agisse d'un pas de géant ; mais une fois cette étape franchie, il y a un grand monde dehors, et notre défi est d'y vivre. Ce qu'il y a dans mon pantalon ne me préoccupe que très peu de temps. Bien sûr, quand il s'agit de sexualité, mon pénis est le centre de l'univers pendant un bref instant. Mais ça ne gouverne pas ma vie, pas davantage que pour chaque personne FtM n'a accordé à son pénis (ou à son désir d'en avoir un) le crédit de faire d'elle un homme. De nombreuses personnes FtM, en réalité, mènent une vie très heureuse sans chirurgie génitale. Ne pas avoir un gros pénis, ou pas de pénis du tout, ne nous empêche pas d'avoir des relations et de donner du plaisir à nos partenaires.

L'expression “des bateaux qui passent dans la nuit” fait référence au fait d'ignorer que nous ne sommes pas seul·es. Nous sommes toustes des individus engagés dans un voyage similaire de découverte et de création de soi. Nous ne sommes pas de pâles copies d'autrui, et nous ne convoitons pas les organes coupés et les coiffures rejetées d'autrui. Nous avons beaucoup à nous offrir mutuellement, et nous devons apprendre à mieux nous connaitre. Nous devons être capables de nous unir lorsque le monde non-transsexuel nous opprime. Et nous devons être capables de reconnaitre et de respecter les différences authentiques de chacun·e.