Qu'est-ce que l'artificialisme de genre ?
Source: https://juliaserano.blogspot.com/2013/11/what-is-gender-artifactualism.html
Autrice: Julia Serano
Traducteurice: MaddyKitty
Publié initialement: 04 novembre 2013
L'article tourne autour d'un concept: “gender artifactualism”. L'artefact, c'est le produit issu de la culture humaine, en opposition à ce qu'on pourrait trouver dans “la nature”, à l'état brut. L'outil est un artefact. En français, on parle davantage d'artificialisation (couple naturel/artificiel, nature/culture). Le concept sera donc traduit par artificialisme de genre.
Dans Excluded, j'introduis le concept “gender artifactualism” (NdT: artificialisme de genre) pour décrire “la tendance à conceptualiser et décrire le genre comme étant d'abord ou entièrement un artéfact culturel”. [p.117]
Les points de vue artificialistes sont omniprésents dans le militantisme féministe et queer, et dans les champs académiques des études de genre/études des femmes, la théorie Queer, la sociologie, certains sous-domaines de la psychologie et dans les parcours humanités en général.
Pourquoi ce concept est-il nécessaire ?
J'ai créé ce concept pour faire une distinction entre l'idée que le genre est “socialement construit” en opposition à l'idée que le genre est “juste une construction” — ces deux propos sont régulièrement tenus dans les champs académiques cités et dans les discours militants, mais ils impliquent des choses très différentes. Comme je le disais dans Excluded:
Avoir un point de vue constructiviste sur le genre (selon la plupart des définitions standard) signifie simplement que l'on croit que le genre ne découle pas d'une manière directe et inaltérée de la biologie, mais qu'il est plutôt façonné dans une certaine mesure par la culture — par exemple, par la socialisation, les normes de genre, et l'idéologie, le langage et les étiquettes liés au genre qui contraignent et influencent notre compréhension de la question. Selon cette définition, je m'y reconnais certainement. Les artificialistes du genre, en revanche, ne se contentent généralement pas de discuter des façons dont le genre peut être socialement construit, mais ils écartent ou ignorent délibérément la possibilité que la biologie et les variations biologiques jouent également un rôle dans la contrainte et le façonnement de nos genres. Parfois, même les suggestions les plus nuancées et les plus soigneusement qualifiées selon lesquelles la biologie pourrait avoir une certaine influence sur les comportements ou les désirs liés au genre suscitent des accusations d'"essentialisme" dans ces cercles... [p.117-8]
Est-ce que l'artificialisme de genre est valide en tant que théorie ?
Absolument pas. Dans le chapitre 13, “Homogénéisation contre conception holistique du genre et de la sexualité,” je décris en détail pourquoi l'artificialisation (tout autant que la conception voisine dans le débat nature/culture, le déterminisme de genre, qui présume qui les comportements liés au genre découlent uniquement de la biologie) est tout à fait incorrecte comme théorie pour expliquer les différences de genre. A la place, je propose une conception holistique qui reconnait que la biologie partagée, les variations biologiques, la culture partagée et les expériences individuelles s'intriquent d'une manière complexe et insondable pour créer les tendances et la diversité de genre et de sexualité qu'on peut constater autour de nous. Cette perspective est parfaitement compatible avec l'idée que le genre est socialement construit (c'est-à-dire, façonné par la socialisation et la culture), mais incompatible avec l'idée que le genre est un artéfact social (ou pour utiliser un vocabulaire militant, “juste une construction”).
Pourquoi prendre la peine de déconstruire cette conception ?
La prédominance de l'artificialisme de genre dans le féminisme et le militantisme queer a mené à deux erreurs majeures qui ont miné ces mouvements. La première, c'est l'idée que les positions artificialistes sont intrinsèquement émancipatrices et anti-sexistes, contrairement au déterminisme de genre (c'est pourquoi ces points de vue sont si souvent vantés dans ces contextes). Cependant, comme je le souligne dans Excluded:
En vérité, l'artificialisme de genre peut être utilisé pour promouvoir des préjugés sexistes tout aussi facilement que le déterminisme de genre. Pendant une grande partie du vingtième siècle (20ème), les théories artificialistes de Sigmund Freud ont été utilisées pour pathologiser les personnes queer et pour dépeindre les filles et les femmes comme inférieures à leurs homologues masculins. De la même façon, les féministes contemporaines et les militant·es queer sont scandalisé·es par les histoires d'enfants intersexe soumis à des chirurgies génitales non-consenties, ou des enfants en non-conformité de genre soumis à des règles comportementales rigides, alors que la justification de ces procédures se trouve dans les théories artificialistes de psychologues comme John Money et Kenneth Zucker, respectivement. [p.145-146]
En effet, je poursuis en affirmant que les déterminisme et artificialisation du genre ont un problème d'exception, en ce sens qu'ils se concentrent sur l'explication des genres et des sexualités typiques (c'est-à-dire la prépondérance de l'hétérosexualité et des personnes en conformité de genre), mais “...ne parviennent pas à proposer une explication raisonnable pour laquelle tant d'entre nous gravitent autour de diverses sortes de genre et de sexualité exceptionnels.” [p.147] Par conséquent, ces deux approches peuvent fournir une justification à la pathologisation des genres et des sexualités marginales, en nous qualifiant d' "erreurs de développement”.
La seconde erreur de la théorie artificialiste de genre est la suivante : si nos identités de genre et sexualités résultent uniquement de la culture, et étant donné que notre culture est hiérarchique et sexiste, alors nous (féministes, militant·es queer, individus plus généralement) devons simplement désapprendre nos comportements oppressifs dans lesquels nous avons été endoctriné·es, et à la place “faire” or “performer” nos genres d'une façon plus émancipatrice, subversive et juste. Si ce raisonnement peut sembler prometteur à première vue, en réalité, il est souvent utilisé pour condamner et contrôler les genres et les sexualités des autres:
Après tout, si le genre et la sexualité sont des artefacts purement sociaux, et que nous n'avons aucun désir intrinsèque ou différences individuelles, cela implique que chaque personne peut (et doit) changer son genre et ses comportements sexuels sur un coup de tête afin de s'adapter à sa propre conception politique (ou peut-être à celle d'autres personnes). Ce postulat nie la diversité humaine et, comme je l'ai montré, conduit souvent à une plus grande marginalisation des groupes minoritaires et marqués. [p.134]
Certes, tous les artificialistes n'adhèrent pas à cette idée. Mais ceux qui le font citent généralement des mantras (“le genre est une performance,” “le genre est une construction”) afin de défendre leur point de vue. Dans Excluded, j'emprunte à Anne Koedt l'expression ‘la déformation de l'argument “le personnel est politique” ’ pour expliquer comment cette prémisse a été utilisée à de nombreuses reprises pour contrôler les expressions de genre et de sexualité dans divers courants du féminisme au fil des ans. En revanche, l'approche holistique que je propose tient compte de la diversité des genres et des sexualités tant au sein de nos mouvements que dans le monde en général.