Tankonalasanté - Psychiatrie : La peur change de camp

Cet extrait est paru dans un numéro hors-série de la revue Tankonalasanté : Psychiatrie : La peur change de camp.

L'extrait correspond à l'introduction de ce numéro. D'autres extraits suivront.

Le GIA est un groupe, constitué qui se monte sur le modèle du GIP impulsé par Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Domenach. Il se structure comme un mouvement de "psychiatrisés en lutte", même si sa création est le produit d'internes en psychiatrie (Dimitri Crouchez, Gérard Hof, ou encore Bernard de Fréminville) qui vont progressivement le quitter (et quitter la pratique psychiatrique également).


Depuis mai 68, on assiste à un nouvel essor des luttes qui touchent à différents aspects de la vie quotidienne (logement, santé, condition de la femme ... ) et prennent pour cible les différentes institutions de l'appareil bourgeois (l'école, les prisons, les hôpitaux). C'est dire qu'elles s'inscrivent dans le champ général de la lutte des classes. C'est aussi sur ce champ que se situent les combats qui s'amorcent contre la psychiatrie et l'institution asilaire.

Les discours des psychiatres

« Il y a des maladies mentales qui ont tel ou tel nom - Paranoïa, schizophrénie, hébéphrénie, etc. - : ces différentes maladies que nous constatons peuvent avoir une origine héréditaire ou organique, mais elles s'expliquent aussi par l'histoire individuelle, chacun ayant son papa, sa maman, son enfance ... »

Voilà le discours que tiennent les psychiatres. Les causes de la maladie mentale les préoccupent beaucoup, théoriquement. Côté organique, ils parlent de « révolution psycho-pharmacologique » ; côté origine psychique, ils font des colloques sur la « mère du schizophrène ». Ils s'affairent, ils cherchent, ils publient des centaines d'articles. Certains déplorent que la psychothérapie ne soit pas accessible à tous ; d'autres sont même prêts à remettre en question les étiquettes qu'ils collent sur les malades. Ils croient donc soigner. Mais en fait, ils tapent à côté de la plaque. Quand ils se préoccupent des causes, les psychiatres ne peuvent pas voir qu'elles sont fondamentalement liées à l'ensemble d'un système social et aux valeurs que celui-ci impose à chacun. S'ils se tournaient de ce côté, cela les mèneraient à remettre en cause le pouvoir de leur classe dont ils sont les piliers éminents.

En fait, les discours des psychiatres ont cette vertu principale d'enfermer chacun dans son histoire, biologique ou psychologique : cela leur permet d'étiqueter chaque individu, de le ficher, et quand celui-ci dérange peu ou prou l'ordre établi, de le retrancher de la société en le soumettant à l'exercice arbitraire de leur autorité.

Ceci permet à tout le monde de garder sa bonne conscience en accusant les avatars de chacun, dont personne n'est responsable. Les psychiatres et les firmes de médicaments font leur beurre : les hôpitaux touchent leur prix de journée par malade et la société est protégée de ses fous.

Pourtant une autre conception se fraye aujourd'hui un chemin : c'est une conception qui amorce, à travers un ensemble de luttes prolongées la destruction progressive du pouvoir des psychiatres et des institutions qu'ils dirigent.

Cette conception entend penser les phénomènes liés à ce qui se nomme « folie » non plus sur le terrain de la « maladie mentale », cher aux psychiatres. Il s'agit de sortir la folie de son statut uniquement privé pour la lier aux contradictions sociales dont elle est le produit complexe. Dans le champ général de ces contradictions de classe, la famille n'est qu'un rouage et l'histoire individuelle n'est en rien séparable de l'ensemble du système capitaliste.

Rompre l'isolement où le pouvoir a intérêt à confiner « les fous », c'est ouvrir avec eux la possibilité de combats collectifs contre les armes de la psychiatrie : institutions répressives avec leur cortège idéologique (individualisme, familialisme, paternalisme, système de menace, de culpabilisation, d'infantilisation amenant la peur, la dépendance, autorité du savoir, etc.), médicaments-camisoles, réduction du « fou » au « beau cas », ou au déchet social ; systèmes d'internement ou de « traitements » fonctionnant de manière particulièrement abjecte.

Pourquoi la lutte contre la psychiatrie est-elle si importante ? Il y a à cela plusieurs raisons. Examinons-les successivement.

D'abord, il existe une idée généralement admise sur la psychiatrie, répandue aussi bien dans l'ensemble de la société que parmi les premiers concernés, les malades et les travailleurs de la santé. La nocivité de cette idée doit enfin être dénoncée. Elle consiste à croire que l'existence de la folie entraîne comme son corollaire celle de l'asile et surtout de la psychiatrie qui, seule, saurait la traiter. Par conséquent, il y aurait là une nécessité, une véritable fatalité qui ne saurait être remise en question, et tant qu'il y aura des malades mentaux, l'appareil psychiatrique devrait être maintenu et même défendu.

La fonction politique de la psychiatrie

Cette idée doit être combattue : il n'existe pas de folie indépendamment du système social idéologique dans lequel elle apparaît, il n'existe pas d'asile et de psychiatrie inscrite dans une quelconque rationalité scientifique ou morale. Bien au contraire, la psychiatrie joue un rôle politique et même historique tout à fait précis. Pour s'en apercevoir, il suffit de rappeler que la médecine a été appliquée au problème de la folie au moment de la création des premiers lieux spécialisés dans l'accueil des malades mentaux, c'est-à-dire au début du 19e siècle, avec le développement du système capitaliste en France. Au Moyen Âge, les malades mentaux circulaient librement et n'étaient l'objet d'aucune tracasserie particulière. Ce n'est qu'à partir du 17e et du 18e siècle qu'on a commencé à les enfermer avec tous ceux que la société jugeait dangereux ; inutiles ou parasitaires : les vagabonds, les pauvres, les chômeurs...

L'asile n'a fait que prolonger cette opération d'enfermement. La psychiatrie est apparue comme la réponse scientifique au problème posé par ces malades qui ne cadraient pas avec l'entreprise de la bourgeoisie : contraindre l'ensemble de la main-d'œuvre disponible à travailler dans ses usines et ses manufactures et à se concentrer dans ses villes et ses cités ouvrières.

Depuis, cette « vocation » de la psychiatrie n'a fait que se confirmer. L'apport des théories et surtout des pratiques plus subtiles, plus humaines que les douches froides, les camisoles, les mises au fer ne servant qu'à rendre cette normalisation forcée et cette intégration à l'ordre capitaliste plus efficace, plus subtile et plus admissible. Nous assistons d'ailleurs aujourd'hui à l'une des phases les plus importantes de cette histoire politique de la psychiatrie : celle qui cherche à sortir les malades des murs de l'asile et à leur faire accepter sans violence ouverte les normes du travail, de la morale bourgeoise, de la discipline et de la soumission jusque dans leur vie quotidienne, familiale et sociale.

Cette origine de classe de la psychiatrie, c'est ce qui détermine la nature politique, au sens large, de nos luttes.

Une autre raison de l'importance des luttes en psychiatrie tient à ce qu'elles concernent de manière particulièrement aiguë la question du savoir, lié au pouvoir d'une classe sur l'autre ; au nom d'un savoir qui se fait passer pour compétence scientifique, les psychiatres exercent un pouvoir particulièrement exorbitant sur la vie de ceux qui tombent entre leurs mains. Cette question paraît si importante, qu'elle fera l'objet d'un chapitre particulier.

Enfermer le fou et l'exalter

Le problème des luttes dans le champ de la folie et de la répression dont elle est l'objet touche aussi fondamentalement la question de l'individualisme bourgeois. Être « fou », c'est être radicalement différent des autres. Deux cas, dès lors, se présentent :

  • ou bien la différence est insupportable et ceci conduit à l'enfermement de l'individu, voire de son extermination (le nazisme développait et pratiquait une théorie selon laquelle il fallait exterminer les handicapés physiques et malades mentaux).
  • ou bien la différence singulière est considérée comme le comble de
    la réalisation effective de l'essence humaine : courant qui a une
    longue tradition depuis l'assimilation romantique du fou au génie
    jusqu'à la promotion triomphale du schizophrène.

On le voit, dans les deux cas, la folie apparaît comme une forme exceptionnelle de la singularité de l'individu : on l'enferme toujours, on le réduit souvent à n'être qu'un déchet social, on l'exalte parfois.

Bien entendu, la voie de l'exaltation peut passer pour moins réactionnaire. Mais ces deux conceptions se situent chacune à sa manière à l'intérieur de l'idéologie bourgeoise.

Face à cette théorie qui décrit la folie en terme de singularité de l'individu, le G.I.A. défend une conception de la folie qui met en avant son caractère social et collectif.

Cette conception de la folie ne nie pas la dimension singulière de l'histoire de chacun, mais vise à inscrire cette histoire et cette folie solitaire dans le champ de la lutte des classes ...