Anarchisme, féminisme et économie

Source: https://theanarchistlibrary.org/library/peggy-kornegger-anarchism-feminism-and-economics

Autrice: Peggy Kornegger

Traducteurice: MaddyKitty

Cet article est paru dans l'édition de Second Wave Eté/Automne 1976. Le sous-titre de l'article “You can’t have your pie and share it too” pourrait se traduire par “on ne peut prendre sa part dans l'économie capitaliste tout en espérant la partager aux autres”.

J'ai ajouté quelques archives trouvées du collectif d'imprimerie Come!Unity Press à la fin de l'article. J'ai trouvé peu d'informations sur le collectif, notamment il ne semble pas possible de savoir s'il existe toujours, mais il existe un site qui en parle de manière succinte: https://www.wussu.com/various/comeunitypress.htm. Cependant, la revue Second Wave a été archivée sur la plateforme universitaire JSTOR: https://www.jstor.org/site/reveal-digital/independent-voices/thesecondwave-27953941/. Le collectif a publié six volumes, de 1971 à 1983.


Nous voulons faire de l'argent. En cinq ans, nous voudrions obtenir 5 millions de dollars. Les femmes doivent peser dans l'économie et faire du profit pour les autres femmes si nous voulons avoir notre part du gâteau.

— Laura Brown, Feminist Economic Network Detroit

Nous nous opposons à l'entrepreneuriat "féministe" parce qu'il s'agit d'une mauvaise stratégie économique et politique pour obtenir ce que nous voulons, à savoir une révolution féministe.

— Brooke L. Williams and Hannah Darby. Off Our Backs, Mars 1976

Récemment, de nombreux périodiques féminins ont imprimé des éditoriaux ou des articles sur l'enjeu controversé des entrepreneuses “féministes” (voir en particulier le sens des articles et lettres dans les parutions de janvier à juin de Off Our Backs). Même le Boston Globe (NdT: un quotidien à grand tirage de Boston, État du Massachussets) a écrit un article au titre offensif “Le féminisme, une bonne affaire”. Les sujets économiques et politiques deviennent importants au sein de la communauté féministe. Les femmes prennent conscience de la nécessité d'avoir des analyses et des actions économiques et politiques. Notre survie, en tant que femmes individuelles et en tant que mouvement révolutionnaire, est directement liée à la façon dont nous traitons l'argent et l'économie capitaliste. Nous devons parler de travail, de la façon dont nous gagnons de l'argent pour survivre, de comment la race, la classe et les privilèges affectent les choix des femmes en matière de travail. Plus important, nous devons parler de la façon dont nous devons confronter et abolir une économie basée sur la compétition, la hiérarchie et les concepts patriarcaux (autoritaires) d'organisation sociale et politique.

Les mots que nous utilisons pour parler de l'oppression économique subie en tant que femmes sont très importants. Il est crucial que nous définissions clairement des mots tels que féminisme, révolution, pouvoir, contrôle, marché, etc. Dans nos discussions et désaccords sur l'économie, nous devons expliciter ce qui se cache derrière le choix des mots que nous utilisons si nous voulons nous comprendre, si nous voulons parvenir à un consensus de travail, même à petite échelle, sur la manière de faire face à une économie oppressive.

Les articles que j'ai lus récemment sur les “entrepreneuses féministes” (pour ou contre) utilisent beaucoup de mots similaires — pouvoir économique, contrôle, féminisme, révolution, alternative, entreprise — mais de façon différente et souvent sans les définir. Des perspectives politiques différentes derrière un langage identique peuvent conduire à la confusion et à la contradiction. Que veut-on dire par les mots-clés “révolution” et “féminisme” dans le mouvement des femmes ?

Pour beaucoup, le mouvement des femmes n'attend pas la “révolution”. Des femmes comme Karen DeCrow de NOW (« J'aimerais voir des femmes cheffes d'entreprise aller au-delà de ces marchés de niche pour entrer dans les grandes entreprises ») ne voient pas le féminisme comme révolutionnaire. Pour elles, des “marchés féministes” ne sont clairement pas en contradiction et elles vont continuer à se battre (avec les hommes et entre elles) pour une plus grosse part du gâteau états-unien.

Il y a cependant de nombreuses féministes qui se considèrent révolutionnaires et qui pensent que les entrepreneuses “féministes” peuvent être efficaces, [comme des propositions d'] alternatives non-oppressives au modèle capitaliste masculin. C'est là que les désaccords et la confusion commencent. C'est là que les questions épineuses sont soulevées: « Où finit la révolution et où commence la cooptation ? » C'est par là que je voudrais commencer, d'abord par ma propre définition du féminisme et de la révolution. Ensuite, j'aimerais apporter des propositions sur ce que ça signifie par rapport à notre façon de gérer l'économie dans la communauté féministe. Ce ne sont pas des analyses très avancées et définitives. C'est simplement une tentative de définir les termes, éliminer certaines contradictions et explorer nos possibilités dans une perspective anarchiste de l'oppression économique des femmes.

Pour moi, le féminisme implique une perspective révolutionnaire: mon féminisme radical inclut une vision anarchiste de la transformation politique. De fait, ce que je veux en tant que féministe et anarchiste, c'est 1) la fin de tous les pouvoirs (personnel, politique et économique) et des hiérarchies (chef/partisan, employeur/employé, gouvernant/gouverné) et 2) un processus révolutionnaire qui met sur un pied d'égalité les moyens et les fins et qui souligne la nécessité d'un équilibre entre la spontanéité et l'organisation, entre la collectivité et l'individualité. Cette définition est assez succincte mais, je l'espère, permet de poser les termes de la discussion. Ce que je veux dire, c'est que si je crois que tout pouvoir devrait être aboli et que les fins découlent de nos moyens, alors il serait contradictoire et contre-révolutionnaire de parler de l'obtention du pouvoir et du contrôle économique ou politique.

De fait, c'est une contradiction de parler d'entrepreneuriat “féministe”. L'entrepreneuriat est une invention capitaliste basée sur la hiérarchie, le pouvoir et la compétition. Ça ne peut pas être “utilisé” par des féministes pour leur propre but. C'est le même mythe qui nous dit que nous pouvons “changer le système de l'intérieur” (élire une femme sénatrice, voter pour la loi sur l'égalité des droits). Le système politique et économique dans lequel nous vivons n'admet pas de changement : il changera tout et quiconque afin de suivre ses propres desseins. Par conséquent, le  « marché capitaliste, dont le fonctionnement oblige quiconque à survivre quel que soit le prix, tordra et pliera toute théorie politique afin de la rendre compatible avec les lois du marché. » Les lois de ce marche sont les lois du capitalisme, faites pour bénéficier à peu et coûtant cher à beaucoup.

Ça ne signifie pas que toutes les femmes qui se présentent aux élections ou lancent une entreprise “féministe” sont autoritaires et avides de pouvoir. Mais les meilleures intentions et les principes humanitaires peuvent être détruits par un système basé sur l'autorité et le pouvoir. Ce n'est pas le meilleur moyen de s'orienter vers une révolution féministe victorieuse. Le pouvoir n'en est ni le mot d'ordre ni la voie. Pour citer Bakounine, « quiconque parle de pouvoir politique parle de domination. » La même chose vaut pour le pouvoir économique.

J'ai conscience que de nombreuses femmes utilisent le mot “pouvoir” dans le sens d' “autonomie”, “la capacité de se nourrir, se vêtir, et se loger nous-même”, mais je pense qu'il est important pour nous de choisir un autre mot, un qui ne puisse pas se confondre avec “avoir le contrôle sur” (d'autres personnes, l'argent d'autres personnes). Une part de la confusion caractérisant nombre de discussions sur les “marchés féministes” vient de ce manque de distinction entre “autonomie” et “avoir le contrôle sur”. Certaines l'abordent au premier sens de “pouvoir”, d'autres veulent les deux. D'autres pensent quand même qu'elles peuvent acquérir une autonomie sans participer à un mode de contrôle ou à la domination, tout en “utilisant” le capitalisme. C'est cette contradiction sur laquelle j'aimerais attirer l'attention: on ne peut pas contester une structure politique et économique autoritaire en utilisant des méthodes autoritaires (c'est-à-dire le modèle capitaliste). Comme le dit l'adage: les moyens doivent correspondre aux fins. Si on utilise le capitalisme, on aura du capitalisme. Et si nous ne voulons pas le capitalisme, alors nous devons trouver les moyens de parvenir à ce que nous voulons. Que voulons-nous?

Ce que je veux, en tant qu'anarcha-féministe, c'est une société égalitaire, non-autoritaire, et je pense qu'on peut l'obtenir en créant ces structures maintenant. Cela signifie l'invention d'alternatives concrètes, nouvelles, avec des méthodes inventives pour confronter les oppressions économiques et politiques auxquelles nous sommes confronté·es dans notre vie quotidienne. Nous devons dépasser l'idée que nous devons “utiliser” le capitalisme et ses principes pour survivre. Nous devons inventer de nouveaux moyens de survive qui n'impliquent pas les concepts capitalistes de contrôle et de pouvoir. Je suis d'accord avec Brooke et Hannah (NdT: la deuxième citation en introduction de l'article), « la solution au problème économique dans le mouvement des femmes ne se trouvera pas dans un marché économique séparé, mais dans l'organisation politique. »  “L'organisation du travail”, telle que discutée par Brooke et Hannah, est une activité indispensable si elle est initiée par les femmes travailleuses elles-même et non par des théoriciens qui viendraient “organiser les travailleurs”. Mais il y a d'autres moyens et d'autres lieux pour se confronter à l'économie oppressive; il est nécessaire de clarifier nos “fins” et créer nos “moyens” avec cette clarification en tête.

L'organisation politique, où qu'elle se produise, signifie que la révolution est notre principale priorité, que nous ayons un travail pourri pour gagner de l'argent afin de survivre ou que nous essayions de créer des alternatives en dehors du système. Cela soulève deux questions vitales: “Est-ce qu'il y a une alternative?” et “S'il y en une, que faire pour celleux qui n'ont peuvent pas y accéder ?” Nos réponses à ces questions sont cruciales, car elles indiquent comment (ou si) nous voyons le mouvement des femmes comme un outil révolutionnaire. Je fais partie du collectif Second Wave depuis bientôt deux ans. Pour moi, cela a fait partie d'un engagement plus large en faveur d'une transformation révolutionnaire féministe. Je vois Second Wave comme un outil important pour ce changement — à travers les mots, la propagande, et à travers la circulation de réflexions et d'actions. Je suis certaine que chaque membre de la revue a sa définition de celle-ci et sa propre relation politique à cette revue. Nous ne nous sommes jamais pourvues d'une définition politique collective. Cependant, la façon dont la revue fonctionne a des implications économiques et politiques.

A un atelier récent à l'événement de la Women’s Weekend au Mount Holyoke College (NdT: université pour femmes), un autre groupe de femmes nous a demandé si nous étions un groupe “commercial” ou de “service”. Celles d'entre nous qui étaient présentes ont répondu que nous nous pensions comme un groupe politique. Qu'est-ce que ça donne à dire sur l'économie de Second Wave ? Comment survit la revue, ainsi que ses membres ?

Toutes les membres de Second Wave ont des emplois à mi-temps ou à plein temps pour subsister ; la revue ne nous paie pas et sa vente ne paie même pas les coûts de production sans collecte de fonds. Le fait est que Second Wave se concentre davantage sur l'aspect politique que sur la rentabilité, cela se voit à notre situation précaire. La revue a survécu pendant cinq ans et demi, mais elle a survécu grâce à une longue série de membres qui se sont épuisées après un ou deux ans de travail. Le fait que la survie de la revue dépend de la survie de ses membres ne peut pas être évité. Si ses membres sont obligées d'effectuer un travail de longue haleine pour Second Wave après s'être épuisées à la tâche toute la journée, l'existence de la revue sera toujours dépendante d'un nouvel apport de recrues qui à leur tour s'épuiseront et partiront. Comment faire en sorte que Second Wave (et d'autres groupes féministes) perdure comme groupe politique, et non comme entreprise, tout en évitant à ses membres de finir en burn-out et ne plus avoir de vie ?

Il n'y a pas de réponse toute faite à cette question. Second Wave lutte toujours pour en trouver une. Je ne pense pas que la solution se trouve dans un salaire de subsistance à destination de tous les membres de la revue (d'autres membres pourraient être en désaccord). Pour moi, c'est une alternative élitiste qui ne bénéficie qu'à quelques personnes, menace le collectif et changera certainement l'objectif de cette revue, d'une considération politique à une considération monétaire. En outre, cette solution ne tient pas compte du fait que la plupart des femmes n'ont pas la possibilité d'accéder à un “emploi alternatif”; elles doivent travailler à plein temps, pour un emploi accablant et n'ont peut-être même pas assez d'argent pour se payer un seul exemplaire de Second Wave. Pour ces femmes, les produits dits féministes (qu'il s'agisse de produits culturels ou de restaurants) ne rentrent même pas dans le champ de leur possible. Toute théorie économique ou plan d'action féministe doit inclure ces femmes dans sa vision utopique. Les groupes féministes doivent offrir des options concrètes pour les femmes pauvres. Les femmes qui ne peuvent pas acheter un livre ou un repas ne sont pas intéressées par l'ajout du qualificatif “féministe” à “entreprise”; pour elles, l'entreprise reste associée à leur marginalisation (et l'ignorance de leurs besoins fondamentaux). Il n'y a aucune disposition pour les personnes pauvres dans le cadre d'une entreprise capitaliste. La nature basique de toute entreprise est hiérarchique et donc l'oppression économique. Si nous travaillons à la création d'une société totalement égalitaire, quel que soit le groupe de travail ou le groupe politique dans lequel nous nous trouvons, alors nous devons agir à cette réalisation.

Il est peut-être possible de donner à chaque membre du collectif un revenu minimal, lui permettant d'avoir davantage de temps pour travailler dans le groupe. Ça ne lui donnerait cependant pas la possibilité de quitter l'horreur du monde du travail. Le problème (en plus de devoir mettre assez d'argent de côté pour les payer) est que cette solution est à nouveau centrée sur une “solution individuelle”; les femmes travaillant à temps partiel, sans emploi ou dépendant de l'assistance sociale sont souvent isolées, toujours vulnérables et jamais en sécurité financière. Comment répondons-nous à ces femmes pauvres, que nous soyons dans un groupe de travail “alternatif” ou que nous fassions de “l'organisation du travail” ? Cela semble être la question clé de toute tentative de traiter un système économique où la pauvreté est la base de toute richesse.

La sécurité financière est sans doute impossible maintenant, mais il doit être possible de répondre au système économique sans nous mettre en compétition et en tenant compte de ces femmes qui n'ont aucune option économique.

Le groupe Come!Unity Press, un collectif d'imprimerie gay à New York, tente des actions économiques réellement révolutionnaires. Leur logo annonce “la survie par le partage”. Ils fonctionnent selon le principe “[participe] plus si tu peux, moins si tu ne peux pas”. Ils demandent à tous les groupes [qui font appel à eux]: 1. de décider eux-mêmes combien ils peuvent se permettre de payer pour l'utilisation de leur imprimerie. 2. d'imprimer sur leurs tracts, affiches ou brochures “cette publication est gratuite pour vous si vous n'avez pas d'argent, même si des contributions sont nécessaires.” Tous leurs travaux portent également cette mention.

"Survival by sharing"; Come!Unity Press

C'est chez Come!Unity Press, une coopérative, que nous avons appris à faire cette impression. La presse n'exige pas d'argent de notre part ou de celle d'autres personnes du mouvement qui impriment des documents, offrant un accès égal aux pauvres. La presse a besoin d'un large soutien et de nombreux dons. Des promesses mensuelles de 2$, 5$, de l'énergie, de la nourriture, des compétences, des bénéfices communs, etc. pour que le mouvement puisse continuer à avoir accès aux installations d'impression. Ne laissez pas ce mois-ci être le dernier ! VOTRE MOUVEment.

"Cette affiche est gratuite, mais nous avons besoin de contributions."

Une description de Come!Unity Press et leur propre déclaration se trouvent à la page suivante. Je leur ai rendu visite en octobre dernier, et bien que leur précarité financière et leur épuisement soient similaires à ceux de Second Wave, leur dévouement (plusieurs membres du collectif vivent dans le local – un loft bondé dans le centre de New York) et leurs défis persistants à un système économique qui décourage le partage et le souci de ceux qui n'ont pas d'argent étaient inspirants. La “survie par le partage” de Come!Unity Press dure maintenant depuis quatre ans, ce qui démontre certainement, à défaut d'autre chose, qu'il existe des moyens de faire face au capitalisme qui n'impliquent ni pouvoir ni contrôle – et qui fonctionnent ! Ce dont nous avons besoin maintenant, c'est d'un plus grand nombre de femmes qui essaient d'intégrer cette vision dans leur vie, qu'elles travaillent dans un emploi aliénant ou dans un groupe de femmes “alternatif”. Cela pourrait signifier n'importe quoi, des échelles de “paiement” dégressives aux accords d'échange, en passant par l'accès gratuit aux “produits” et aux “services” pour les femmes pauvres. Nos politiques affectent notre perspective de survie économique. Si nous choisissons la révolution féministe comme processus objectif, alors nous devons choisir le PARTAGE plutôt que la compétition dans toutes les phases de notre vie : personnelle, politique et économique.

"les gens sont contraints de vendre leur temps et leur énergie pour faire le travail qu'une machine de guerre trouve rentable."